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Russie, Europe et Mondialisation : Entretien avec Jean-Michel Vernochet

Francis Ross : La Russie tente de reprendre sa place dans l’échiquier géopolitique indépendamment du contentieux qui l’oppose à Washington à propos du projet américain de bouclier antimissiles. En dépit de cette zone d’ombre qui brouille ses relations avec les États-Unis, le Kremlin semble considérer son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce comme une priorité majeure. Quelles concessions, selon vous, devront accompagner cette admission tant convoitée au sein de la communauté d’échanges internationale ?
• JMV : Toute chose a un prix et chacun sait que si Paris vaut bien une messe (le futur Henri IV abjurant le protestantisme pour voir les portes de Paris s’ouvrir devant lui), Washington détient les clefs qui permettront à la Russie de se voir admettre dans le club ultra libre-échangiste mondial… Dire quel intérêt elle en escompte n’entre pas dans le cadre de votre question, laquelle met cependant le doigt sur l’ambivalence actuelle de la Russie vis-à-vis de ce qu’il convient d’appeler le monde occidental, Japon compris. La Russie est en effet prête à un certain nombre de concessions pour être admise, de façon générale, dans le club occidentaliste… Le terme « occidentaliste » est repris de l’ex ministre socialiste, Hubert Védrine, et désigne l’ensemble des multiples protectorats et des « alliés » des États-Unis et du Royaume-Uni au sein d’une zone d’influence à dimension planétaire.
Zone d’influence qui couvre le bassin Asie-Pacifique et l’Océan indien, de la mer de Chine (avec la Corée du Sud, Taïwan, le Japon), à l’Afrique de l’Est avec les reliquats anglophones de l’Empire britannique, auxquels viendra bientôt certainement s’ajouter le Sud Soudan devenu indépendant… En un mot, le Commonwealth britannique.
Ce pourquoi il nous faut parler d’une sphère d’influence anglo-américaine qui comprend au premier chef l’Atlantique Nord et l’Union européenne dont l’expansion à l’Est progresse presque aussi vite que son intégration économique et commerciale avec le continent Nord-américain… Intégration au sein d’un vaste marché commun transatlantique qui devrait être achevé en 2018.
Aussi quand nous parlons de « club occidentaliste », il ne s’agit pas seulement pour la Russie d’adhérer à l’OMC mais également de devenir membre à part entière de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Adhésion par laquelle la Fédération de Russie pourrait trouver des garanties pour sa propre sécurité : n’oublions pas que l’une des constantes de la politique américaine depuis soixante ans a toujours été l’endiguement de la puissance continentale, hier soviétique, russe à présent. Une politique toujours active aujourd’hui comme le montre le système antimissile supposé devoir contrer une très hypothétique menace transcontinentale iranienne !
Quant aux concessions consenties par la Russie pour se faire admettre au sein d’une Communauté internationale dominée par le monde anglo-américain, ces concessions se trouvent conditionnées par une sorte de double contrainte. D’un côté le Président Medvedev qui apparemment s’est laissé ensorceler par les sirènes occidentalistes est prêt à lâcher plus et autrement que ne le fera le Premier Ministre Poutine, bête noire des euratlantistes, lesquels n’auront de cesse qu’ils ne parviennent à l’éliminer de la scène politique, ceci afin de reconduire dans ses fonctions un Medvedev sans doute plus « docile ».
On voit cet effet de cisaille à l’œuvre sur des dossiers sensibles tels la vente de systèmes de défense antiaérienne S300 PMU-2 à l’Iran avec des annonces totalement contradictoires entre les services relevant de la présidence russe et celle des Affaires étrangères, en l’occurrence du ministre Sergueï Lavrov. Mais les dissonances ne se limitent pas à ce cas…
Bref, parmi les concessions déjà faites ou à venir, il semble que le dossier du nucléaire iranien y occupera, plus que le Caucase, une place déterminante. Déjà, la Russie a voté, le 11 juin 2009, au Conseil de Sécurité des NU des sanctions renforcées à l’encontre de l’Iran ; cependant dans le même temps des pourparlers étaient ouverts avec Téhéran pour la construction de nouvelles centrales nucléaires après la mise en service de la centrale de Bouchehr… centrale dont la montée en puissance est en cours à l’heure actuelle. Ajoutons que la Russie, à la suite du vote de sanctions internationales – lesquelles soit dit en passant ont offert le prétexte aux É-U et à l’UE de resserrer leur propre dispositif d’étranglement de l’économie iranienne – n’a pas suivi les occidentalistes et n’a décrété aucun embargo sur les produits pétroliers raffinés aux contraire de l’UE et des É-U. Précisons que l’Iran, pays exportateur de brut, doit importer en grande partie sa propre consommation d’hydrocarbures car ne disposant pas du parc de raffineries nécessaire à la satisfaction de sa demande intérieure.
Pour nous résumer, l’étendue des concessions accordées à l’Occident sur le dossier iranien en contrepartie d’une admission à l’OMC sera essentiellement fonction de l’avantage pris par le camp présidentiel ou par celui du premier ministre dont les positions apparaissent comme de plus en plus divergentes par rapport à celles des occidentalistes russes. Il est cependant à peu près assuré que la Russie, dans sa continuité historique et politique, ne resterait pas indifférente, voire passive, en cas d’une attaque contre les installations nucléaires iraniennes par une coalition de forces israélo-américaines… Autant dire qu’au-delà des divergences réelles existant en Russie entre occidentalistes et grands russiens, des terrains consensuels existent potentiellement en raison de l’intérêt bien compris de la Fédération russe.
Ainsi, la Russie a ouvert ses voies aériennes (et terrestres) aux frets nécessaires à l’approvisionnement des quelque 150 000 américano-européens combattant en Afghanistan alors que la résistance pachtoune a rendu vulnérables les flux logistiques depuis le Pakistan par la Passe de Kyber… Patriotes et internationalistes russes savent qu’ils doivent marchander, ou imposer, aux occidentaux, leur présence, ou mieux leur participation, dans le règlement de la guerre afghano-pakistanaise. Cela aussi a un prix et chacun avance ses pions, ou en concède à l’adversaire, volontairement ou involontairement, sur le grand échiquier géoplitique.

• Francis Ross : L’élargissement de l’Europe a créé un conglomérat de pays particulièrement hétérogènes. Une association d’États disparate mais soumise à un pouvoir central comparable par bien des côtés, à celui l’ex Union soviétique. Alors que dire de cet « ensemble gazeux » comme l’a désigné Hubert Védrine, sans frontières tangibles et sans limites définies ?
• JMV : « Sans frontières tangibles et sans limites définies » dites-vous. C’est d’autant plus vrai que Bruxelles fait aujourd’hui les gros yeux à la Grèce parce que celle-ci construit une barrière de séparation sur sa frontière avec la Turquie zone par où transitent 90% de l’immigration clandestine (africaine, asiatique entre autres) qui pénètre dans l’Union européenne… Selon l’agence intergouvernementale Frontex 33000 migrants illégaux auraient ainsi franchi la ligne de démarcation depuis le 1er janvier 2011 !
Cette question des frontières passoires – laquelle illustre à bien des égards le mode de fonctionnement totalement divaguant de la Commission de Bruxelles incapable de gérer ses propres contradictions – est représentative d’une construction européenne sans architecture véritable, sans colonne vertébrale pourrait-on presque dire, mais basée sur le consensus mou des « Droits de l’Homme »… Droits parfaitement insuffisants à définir et à mettre en œuvre une politique européenne cohérente et surtout efficace face aux défis de la mondialisation avec ses déplacements massifs de populations des zones pauvres de l’Est ou du Sud vers les zones de relative prospérité du grand Ouest… D’où l’impuissance de nos eurocrates prisonniers de leur dogmatique ultralibérale – les Droits de l’homme n’en étant que le volet, l’aspect humanitarien - à penser ou à gérer l’évaporation des activités manufacturières, d’arrêter l’hémorragie des emplois liée à la migration industrielle vers l’Asie ou l’Europe orientale.
Rappelons que la dogmatique ultralibérale fait un devoir absolu à chaque État – ne parlons pas de cette aberration tragique que constitue le dogme tragique de la concurrence pure, libre et parfaite ! – de vivre jour et nuit portes et fenêtres ouvertes et tant pis si au passage des pillards viennent se servir, le libre marché est à ce prix… Et ceux qui auraient l’audace de se plaindre sont aussitôt désignés comme « ennemis du genre humain » et du droit fondamental pour chacun d’aller et venir, d’acheter, de vendre ou de voler à sa guise.
Ce laisser faire, laisser passer à outrance, évangile des ultralibéraux a déjà ruiné l’Europe. Les crises, les nouvelles formes de pauvreté en témoignent. Comme on juge l’arbre à ses fruits, on doit juger l’Europe de Bruxelles à cette aune… Une eurocrature intrinsèquement liée au Nouvel Ordre International, autrement dit une Europe entièrement dévolue à l’Unification du Marché mondial… Or, cette « globalisation » n’a d’autre vocation que d’instaurer un monothéisme du marché qui ne saurait se développer que sur les cadavres des nations précurseurs de l’agonie des peuples !
Car ne nous y trompons pas la Crise actuelle ne doit pas grand chose au hasard ou à la malchance, cette crise n’est in fine que l’expression visible, immédiatement expérimentale, de la reconfiguration du hypercapitalistique du monde. Il en existe d’autres manifestations, moins directement évidentes mais d’autant plus terribles si l’on songe aux conflits en cours et à venir au Proche Orient (Liban, Iran ?) et en Asie centrale. Des guerres provoquées et criminelles qui sont l’autre versant de la mondialisation et nous en montre la face immonde et nous en révèle l’ultima ratio… L’Europe est à l’image du monde, elle se déconstruit en s’étendant sans limites ni frontières, tout cela pour placer les hommes sous la férule d’une économie dégénérée… Une économie que je qualifie de « dégénérée » parce que sa finalité n’est plus de servir le développement humain, le développement de l’homme en tant qu’Humain. Une économie qui n’est plus au service de la Vie, de son épanouissement, est déjà, au moins en partie, totalitaire.
Pour ceux qui n’auraient pas tout à fait compris où nous conduisent les mauvais bergers de Bruxelles, l’Union européenne ne peut que s’étendre de façon indéfinie vers l’Est puis qu’elle n’est rien d’autre que le marché unifié en marche. Ce pourquoi nos idéocrates et européistes chevronnés l’ont conçue comme une entité abstraite, un contrat passé entre États destinés à dépérir inexorablement avant de périr tout à fait comme le prophétisait Karl Marx. Un contrat social de suicide programmé mais adossé à des « valeurs » dont la noblesse d’intention devait garantir une segmentation et une fluidité maximale des marchés ex-nationaux et justifier par avance toutes les guerres d’ingérence dite humanitaire.
Bref, pour ceux qui donc ne l’auraient pas encore deviné, l’Union européenne n’a rien à voir avec l’Europe. Entendons l’Europe réelle, charnelle… Quand « ils » nous parlent d’Europe c’est pour mieux nous tromper par la confusion des mots. L’Union ne bâtit pas l’Europe mais sa destruction. L’Union européenne n’est pas l’Europe mais un carrefour d’échanges et de commerce, une tâche d’encre qui s’étend peu à peu sur le reste du Continent… Védrine a donc fortement raison lorsqu’il parle d’un « ensemble gazeux, diffus »… L’UE n’est pas une réalité organique, historique et culturelle, c’est un espace ouvert, anonyme, massifié laboratoire d’un Marché mondial en voie d’unification.
Si l’Europe doit exister, ou simplement survivre, ce sera nécessairement contre l’Union européenne. Ce sera l’une ou l’autre. Par conséquent l’Europe pour exister et s’édifier en tant que puissance émergente doit, en premier lieu, tourner le dos à l’Union euratlantique et échapper à la condition de l’homo æconomicus devenu une marchandise comme les autres dans un monde où tout se vend et s’achète, à commencer par les consciences et le respect des lois… L’Europe ayant emboîté le pas aux États-Unis ne sombre-t-elle pas dans la corruption avouée et totale de ses élites dirigeantes ? Inutile de donner des noms ou des exemples au moment où les premières condamnations pleuvent sur les parlementaires anglais coupables de malversations et de détournements de fonds publics et alors que la Chambre des députés vote une loi d’absolution préalable pour tout représentant ayant truqué ses déclarations de patrimoine…

• Francis Ross : Dans le cadre d’un retour à une Europe réelle, nécessaire à relever les défis du XXIe Siècle, doit-on envisager à terme l’entrée de la Russie dans l’Europe ?
• JMV : Certainement, mais ça ne semble pas pour être dans l’immédiat… Encore que, l’histoire s’accélérant, les crises aidant – et parmi les crises je pense aux guerres régionales qui peuvent déferler dans les années à venir – les choses aillent plus vite que nous ne pouvons aujourd’hui le concevoir.
Arrimer la Russie à l’Europe, de Brest à Brest-Litovsk – ou comme de Gaulle « de l’Atlantique à l’Oural » - paraît tout à fait essentiel… Pour des raisons de sécurité d’abord une grande alliance continentale s’impose, même si, comme c’est à prévoir, il sera nécessaire de rétablir peu ou prou des frontières nationales à l’intérieur d’un espace européen qui reste pour le moment à redéfinir. Frontières extérieures à l’Europe, frontières intérieures parce que la liberté de circulation n’est pas une liberté abstraite, une liberté totale et une idole qu’il faudrait adorer les yeux fermés. La « Liberté » ou la permissivité inhérente au laisser faire des libéraux et des mercantis, ne sont pas à confondre avec « les libertés » concrètes, celles que nous devons farouchement défendre et garantir pour tous. Encore faut-il au préalable les définir et les fixer.
La Russie ne saurait enfin rester hors de l’Europe, en prenant ce seul exemple, pour une raison aussi triviale que la pérennisation de nos approvisionnements énergétiques et d’abord gaziers. Notre énergie ne nous est pas fournie par la grande Amérique mais par la Fédération de Russie. La saine politique commence par une vision claire de ce que sont et où se situent les intérêts premiers. Ajoutons que la Russie de Nicolas Gogol, de Dostoïevski, de Konstantin Leontiev, de Soljenitsyne, participe au fonds culturel européen dans toute l’acception du terme… la continuité culturelle est totale, n’en déplaise au sieur Huntington (Cf. « Le choc des civilisations » 1996), entre peuples germanophones, latins et slaves, entre catholicité et orthodoxie. Voir les différences qui existent entre les peuples et les cultures d’Europe ne doit pas nous rendre aveugle quant au formidable socle commun de Culture, de Foi et d’Histoire qui fonde l’Europe des peuples… Celle que l’ex ministre socialiste de l’Intérieur et de la Défense, Jean-Pierre Chevènement appelle de ses vœux dans son dernier livre « La France est-elle finie ? » - et qui, un jour, unira, espérons-le, des peuples certes distincts mais dont le destin est de s’allier pour le meilleur et surtout pas pour le pire comme à l’heure actuelle, à l’heure des crises qui vont précipiter la chute de l’eurocrassie européiste.
Pour Geopolintel, le 11 janvier 2011

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