Loin d'être financière, la crise de la dette souveraine a des causes écosystémiques. C’est un symptôme. Son origine est que de plus en plus de gens s'accaparent des rentes capitalistiques, salariales ou sociales sans contrepartie écosystémique. Par analogie avec la terminologie des économistes dits classiques, leurs contributions sont stériles. En France, les prélèvements obligatoires étant à des niveaux très élevés, ce modèle ne peut fonctionner qu'en recourant à la dette pour financer les rentes des protagonistes aux activités stériles. Il en résulte une fuite en avant dont la dynamique est la conséquence de notre modèle social. Hier la civilisation des loisirs et le mythe de la croissance aujourd’hui en sont deux des plus importantes composantes. Une approche écologique de nos sociétés permet d'éclairer ces enjeux.
La crise
– Un jour de novembre 2011, près de Notre-Dame de Paris, une rue était fermée pour travaux : sept Africains étalaient consciencieusement du bitume sur la chaussée ; le seul Européen du groupe informait les passants de ne pas passer là…
– Dans la livraison d’octobre-novembre 2011 (n° 37) Ile-de-France Le journal du Conseil régional, un article exposait le travail d'un conservateur à l’Agence des espaces verts, émerveillé par un agrion de Mercure, spécimen rare de libellule…
Depuis l'automne 2008, chaque jour apporte son lot de désolations sur la crise que nous connaîtrions. Avant de développer ce thème, notons que celle-ci est très supportable : l'immense majorité perçoit des revenus et consomme ; les magasins sont pleins. Rien à voir avec une crise comme celle associée à la Perestroïka en URSS dont la manifestation la plus brutale fut que, du jour au lendemain, il n'y eut plus rien à acheter. La population survécut grâce à l'autoproduction, au troc et à la solidarité. A l’Ouest, nous disposons encore de marges de manœuvre importantes.
Aujourd'hui, cette crise est assimilée à la crise de la dette souveraine, c’est-à-dire celle portée par la puissance publique. Celle-ci réunit toutes les composantes (Etat, régimes sociaux, collectivités locales, etc.) dont les revenus ne sont pas issus de la décision individuelle de chacun, mais de décisions collectives s'imposant à tous, par la force éventuellement. Notons aussi que la crise de la dette n'a pas pour objet de la rembourser, mais simplement de continuer à emprunter. Or, plus personne ne veut faire crédit.
Deux niveaux d'analyse sont à distinguer pour éclairer ce que nous vivons aujourd'hui. Le premier relève de l'Economie politique ; le second de l'Ecologie.
L’économie politique
Pour les économistes, cette crise est purement financière. A son commencement, en automne 2008, le président de la Banque centrale européenne, interrogé sur son origine, reconnaissait, sûr de lui, que le monde que lui et ses semblables cherchaient à édifier souffrait encore de quelques imperfections. Cette crise allait contribuer à les révéler et à les résoudre. A l'opposé, sur Internet, fleurit, depuis, une pléthore d'analyses. Beaucoup voient dans cette crise la main de la Banque cherchant à installer une tyrannie pour réaliser un destin biblique. Entre les deux, des économistes interviennent quotidiennement pour fournir des analyses et des solutions. Emettre des obligations européennes pour racheter les créances douteuses en est une. D'autres, enfin, avouent, penauds, qu'ils ne comprennent pas ce qui se passe. Qui a tort, qui a raison ? Le débat dans cet espace est suffisamment riche pour ne pas nécessiter une contribution supplémentaire.
Aussi, le cœur de cet article repose sur une approche écologique de nos sociétés contemporaines.
L'écologie : la science des écosystèmes
Pourquoi l'écologie interviendrait-elle dans le champ de l'économie politique ? Plusieurs raisons motivent cette démarche.
Parmi elles, le constat que l’écologie est la science des écosystèmes. Alors que l'économie s'intéresse à la gestion de la maison (eco nomos), l'écologie construit des discours sur la maison (eco logos). Initialement, l'écologie s'est intéressée à la nature, mais très vite elle a étendu son espace d'intervention aux écosystèmes artificiels, c’est-à-dire ceux créés par des humains. Paul Duvigneaud (1913-1991) fut un des premiers à le faire en étudiant des écosystèmes artificiels comme la région bruxelloise ou une ferme ardennaise.
C'est en 1935 que le Britannique Arthur Tansley définit l'écosystème comme étant l'ensemble des populations existant dans un même milieu et présentant entre elles des interactions multiples. Puis, les frères Odum, écologues américains, publient en 1953 Fundamentals of Ecology. Leur apport repose sur une analyse de la circulation de l'énergie et de la matière dont la conclusion est que les écosystèmes les plus stables sont ceux qui utilisent le mieux les flux d'énergie. Une multitude de travaux aboutissent à une conception de l'écosystème envisagé comme l'espace où chacun de ses constituants optimise ses chances de survie à court terme et à long terme, soit comme individu, soit comme population. Cette optimisation est à l’origine et la conséquence de l’efficience énergétique de l'écosystème. Les transferts d'énergie au sein des écosystèmes naturels se font par la prédation.
La conception écosystémique du vivant établit que chaque élément de la faune ou de la flore assure des fonctions essentielles au fonctionnement de l'écosystème dont il est parti, ce dernier permettant rétroactivement à chacune de ces espèces de prospérer. Chaque composante d'un écosystème naturel apporte donc une contribution à l'ensemble. Quand un élément allogène est inadapté aux cycles et aux rapports trophiques constitutifs de l'écosystème, celui-ci est rapidement éliminé. S'il est plus adapté que les composantes originelles de l'écosystème, il élimine l'espèce avec laquelle il est en concurrence écologique. Le fameux équilibre écologique n'est par conséquent qu'une illusion due à son observation sur des échelles de temps humaines, donc très courtes. Tout change en permanence. Les formes et comportements les plus adaptés – individu, population, écosystème – triomphent des contraintes qu’ils rencontrent. Les contraintes les plus décisives sont issues de la géosphère, ensuite de la biosphère, puis de l’artisphère : l’ensemble des écosystèmes créés par les humains.
Les réponses adaptatives aux changements irrépressibles comme le climat sont donc le moteur de l'évolution. L'optimisation des contraintes énergétiques est la clé de ce succès adaptatif. Voici en résumé, un résumé très concis, la vision de l'écosphère engendrée par l'écologie conçue comme la science des écosystèmes : une somme d’individus, de populations, d’écosystèmes enchâssés les uns aux autres à des niveaux d'intégration différents allant du gène jusqu'aux composantes caractérisant les écosystèmes artificiels, à savoir l'artisphère, la sociosphère, la noosphère.
Sous cet angle, le développement économique correspond au processus d'artificialisation des écosystèmes. Selon les lieux et les climats, l'exigence d'artificialisation est plus ou moins forte. Ainsi, aux latitudes septentrionales, il est indispensable d'atteindre un niveau d'artificialisation élevé pour survivre. L’hiver oblige à prévoir, à se chauffer, à stocker, etc. Les humains vivant aux latitudes équatoriales ne sont pas soumis aux mêmes contraintes. En chaque lieu du globe, les données géoclimatiques sont différentes, obligeant à des processus d'artificialisation adaptés à ces contraintes.
Que ce soit pour les écosystèmes naturels, c’est-à-dire ceux fonctionnant sans la présence d'êtres humains, jusqu'aux écosystèmes artificiels les plus complexes, l'utilité écosystémique est la justification de la présence des populations et des individus qui les composent. Chaque élément capte dans l'écosystème les ressources dont il a besoin pour vivre et se reproduire. Ce faisant, il permet à d’autres de vivre. Cette attitude fondamentalement égoïste, mais vitale, permet à l'écosystème de fonctionner et ainsi d'optimiser les chances de survie de chacun, individus et populations.
Cette vision étant la clé de l'approche écosystémique, sa transposition aux rapports sociaux aboutit à une conception très utilitaire de ces derniers. A l'instar des écosystèmes naturels, la justification de l'existence d'un individu ou d'une catégorie sociale au sein d'un écosystème artificiel n'est validée que par sa contribution écosystémique, que celle-ci soit actuelle et certaine ou potentielle et donc incertaine. C'est la condition pour participer au jeu du transfert des ressources disponibles.
Dans d'autres écrits, cette approche avait été développée à partir des notions de valeur-ajoutée écosystémique (Coût du travail et exclusion/ Les 35 heures en question, Editions de l'Aube, 1999) et, plus récemment, de valeur écosystémique. Elle permet de comprendre pourquoi nous recourons à la dette pour entretenir les écosystèmes dans lesquels nous vivons. Schématiquement, de plus en plus de gens s'accaparent des rentes capitalistiques, salariales ou sociales, sans contrepartie écosystémique. Ils prélèvent des ressources pour vivre, sans participer à l'entretien de l'écosystème. Par analogie avec la terminologie des économistes dits classiques, leurs contributions écosystémiques sont stériles. Les prélèvements obligatoires sur ceux fournissant une véritable valeur-ajoutée écosystémique étant très élevés, ce modèle ne peut fonctionner qu'en recourant à la dette pour financer les rentes des protagonistes aux activités stériles. Celle-ci permet, en effet, de mobiliser des ressources sans les prélever sur les contributeurs écosystémiques. Il en résulte une fuite en avant dont la dynamique est la conséquence de notre modèle social.
Sur la stérilité écosystémique
Comment qualifier la stérilité écosystémique ? Traiter ce sujet est délicat, car cela revient à stigmatiser certaines catégories sociales. Or, cette dimension n'appartient pas à l'analyste quel qu'il soit, mais à la classe politique. Donner quelques pistes est cependant nécessaire pour éclairer le modèle exposé dans ces lignes, sachant que, d'un point de vue d'écologue, si les évolutions nécessaires ne sont pas faites par des voies pacifiques, elles s'imposeront par des crises majeures affectant aussi ceux qui auraient été préservés par une transition douce.
Il y a lieu, au préalable, de préciser que la notion de stérilité issue des économistes est différente de la stérilité écosystémique. Leurs réflexions sur une métaphysique de la valeur en sont à l'origine. Parmi eux, les physiocrates français postulèrent que la valeur naît de la terre. Pour les libéraux anglais, la valeur naît du travail. Les socialistes, avec comme figure de proue Karl Marx, adhéraient à l'approche développée par les libéraux. Selon eux, l'essence de la valeur est bien le travail, mais seul le prolétariat crée de la valeur car les autres classes sociales ne travaillent pas. Avant eux, libéraux et physiocrates avaient déjà qualifié de stériles les classes sociales qui ne créent pas de valeur.
Or, selon une conception écosystémique de nos sociétés, ces classes sociales qualifiées de stériles ne le sont pas. Un dirigeant ou un commerçant, par exemple, ont une fonction écosystémique déterminante. En URSS, la crise des années 1980 n'était pas due à l'absence de production, mais à l'absence d'échanges. Ainsi apparut la nouvelle classe sociale des oligarques, affairistes opportunistes dont le rôle déterminant, à la faveur de la transition de l'économie russe vers l'économie de marché et notamment des privatisations lors des deux mandats du président Boris Eltsine, fut de réorganiser ces échanges et d’en tirer de substantiels profits.
Dans cet esprit, il faut aussi écarter les classifications traditionnelles. La première oppose les fonctionnaires aux salariés et entrepreneurs relevant de l'économie marchande. Dans l'une et l'autre catégories, des composantes sont indispensables à l'entretien de l'écosystème.
Une autre opposerait les actifs et les inactifs. Là aussi, c'est compliqué. Il y a des inactifs très entreprenants mais leur action n’est pas reconnue socialement. Hier, la noblesse était qualifiée de oisive par la société bourgeoise. Pourtant, quand elle n'était pas à la guerre, c'est en son sein que sont apparues les innovations devenues des composantes majeures de notre monde moderne. Il faut aussi des gens qui pensent l'avenir. On citera comme illustration le parcours du comte de Buffon dont les contributions comme naturaliste, mathématicien, biologiste, cosmologiste et écrivain ont irrigué la pensée moderne. S’il n'avait pas été un inactif au sens bourgeois du terme, ses inventions seraient-elles apparues ?
La stérilité écosystémique n'est donc pas réductible aux catégories actuellement en cours. Un salarié du public ou du privé peut n'avoir aucune justification écosystémique alors qu'un bénévole, un retraité, un rentier, voire un valétudinaire, en aurait.
Comment apprécier alors la frontière entre les deux catégories structurant ce texte ? D'un côté, ceux qui apportent une valeur-ajoutée écosystémique ; de l'autre, ceux qui n'en apportent pas, indépendamment des revenus qu'ils en tirent ou pas.
La première piste que nous voudrions proposer s'appuie sur les critères retenus pour devenir pilotes-kamikazes en 1945. Les Japonais savaient alors que la guerre était perdue. Ils ne vaincraient pas les Américains dont les porte-avions dominaient la mer. Incapables de les détruire par des armes traditionnelles, ils recoururent à des pilotes-kamikazes pour augmenter les chances d'atteindre ces cibles. Dans un entretien donné au magazine Info-pilote, un rescapé japonais affirmait que les pilotes autodésignés étaient majoritairement des étudiants en lettres. Les futurs scientifiques et ingénieurs étaient d'emblée exemptés d'avoir à se désigner volontaires. Entre un futur poète et un futur technicien, la société japonaise avait fait son choix : les seconds étaient considérés, a priori, plus utiles pour un futur compliqué que les premiers. C’était il y a plus de 65 ans.
Plus près de nous : il est loisible de s'interroger sur l'énormité des frais de propagande engagés par de grandes firmes pour vendre leurs produits.
Ainsi, le patron d'un groupe de téléphonie mobile avouait, il y a peu, le pourcentage des revenus qu’il consacrait à la publicité. Enorme. Et pour quel retour écosystémique ? Comme Danny Boom le raille dans un de ses sketches, pourquoi EDF fait-elle de la publicité ? « Ils ont dépensé tout leur argent dans la pub, alors qu'ils ont le monopole. »
Idem pour le Paysage audiovisuel français. Grâce à la TNT, il existe de nombreuses chaînes de télévision généralistes. Or, elles diffusent à peu près les mêmes programmes. Le contenu des journaux télévisés est strictement identique : mêmes thèmes, mêmes images, mêmes commentaires, etc. Les feuilletons américains passent de l'une à l'autre. Quant aux émissions politiques, les mêmes invités donnent les mêmes réponses aux mêmes questions des mêmes journalistes. Tous ces protagonistes, dont les qualités pourraient s'épanouir dans d'autres fonctions, captent des ressources dont la justification écosystémique semble douteuse.
Le recours massif à l'immigration est une des conséquences de cette réalité. Précisons d'emblée que d'un point de vue écologique un immigré est un individu installé durablement en dehors de son écosystème d'origine, au même titre qu'un éléphant dans la plaine de la Beauce ou qu'un ours brun dans la jungle congolaise. Un Européen installé durablement en Afrique équatoriale est un immigré.
En France, la situation est très contrastée. Plus de 10 millions vivraient dans la partie européenne de la France. Dans les sous-sols du quartier d'affaires de La Défense en périphérie de Paris, il n'y a pas beaucoup d'Européens : ils sont dans les tours, propres et au chaud, ou au frais l'été, à faire du marketing, de la finance ou de l'administratif… Le problème est que les enfants d’immigrés les plus intégrés ne veulent pas aller dans les sous-sols et préfèrent travailler, eux-aussi, dans les tours. Cela oblige à faire appel à de nouveaux immigrés, arrachés de leur sol pour accomplir ce qu'il y a à faire dans les sous-sols ; souvent les tâches les plus ingrates mais incontournables écosystémiquement comme, par exemple, le ramassage des ordures.
En France, le consensus sur l’immigration est total. Depuis 50 ans, les partis de gouvernement encouragent cette immigration car, entre autres, elle permet à leurs électeurs de bénéficier de statuts sociaux confortables qu’ils n’auraient pas autrement. La société française est extraordinairement stable et consensuelle sur ce sujet, car tout va très bien.
Nous pourrions multiplier à l'infini les situations où une approche écosystémique éclaire des composantes et pratiques sociales dont la viabilité est douteuse. La composante noosphérique de nos écosystèmes artificiels est à l'origine de ces déviances qui, dans un processus naturel, seraient aussitôt sanctionnées, donc cesseraient. En s'affranchissant momentanément de ces contraintes, ils retardent l'échéance régulatrice.
La conséquence est qu’une activité stérile écosystémiquement capte des ressources qui pourraient être économisées ou alors utilisées ailleurs. Or, par un processus que les écologues ont depuis longtemps identifié mais qu'il n'est pas possible de décrire dans cet article réducteur, le « trop » chez les uns est dû au « pas assez » chez les autres. A l'instar du bruissement de l'aile d'un papillon en Europe qui déclenche une tornade aux Philippines, l'orgie organisée à Paris pour fêter le lancement d'une campagne de pub sur le Développement durable crée une famine en Afrique.
Comme il est difficile d’admettre que la crise est écosystémique, que chacun de nous en est à l’origine, des boucs émissaires ont été désignés à la population. Financiers, Agences de notation et Marché sont quotidiennement dénoncés comme les responsables de la situation. Or, les uns comme les autres répondent aux demandes que la société dans son ensemble leur adresse.
A suivre…
Frédéric Malaval 15/12/2011 Polemia