La France, cimetière d’usines : 900 fermées en trois ans. Le spectre d’une désindustrialisation dramatique quitte les chiffres froids, secs et désincarnés de la macro-économie pour miner le paysage du réel. Vertige d’une grande puissance industrielle au tapis, impuissante à invoquer la crise comme seule responsable de ces maux puisqu’au cours de ces dernières années, elle a fait beaucoup moins bien que ses classiques concurrents européens, l’Allemagne, le Royaume-uni, l’Italie.
Ainsi, dans la zone euro, entre 2000 et 2010, le poids de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière dans le PIB accuse un recul de 3,7 points contre 5,2 points en France (plus de 100 milliards d’euros). La part de l’industrie dans la valeur ajoutée totale de l’économie a régressé brutalement en une décennie de 30 %, passant de 18 % en 2000 à 12,5 % en 2011. Alors que ce ratio est de plus du double en Allemagne, de 18,6 % en Italie.
Du côté des exportations dont la balance commerciale accuse 70 milliards de déficit, les performances son calamiteuses : la France a perdu de 1998 à 2012, 41 % de ses parts de marché, le double de l’OCDE, le triple de l’Allemagne. Du côté des emplois, les chiffres sont encore plus accusateurs puisqu’en 30 ans la France a perdu 2 millions d’emplois industriels. A part l’agroalimentaire, le luxe et l’aéronautique, qui ont réussi à tirer leur épingle du jeu, toutes les filières sont plus ou moins touchées.
Sans industrie, point de R&D
Or à elle seule, l’industrie réalise plus des trois quarts des exportations, 85 % des investissements en R&D. A contrario, sans industrie, point d’export ni de R&D. Ses effets d’entraînement sont donc majeurs. Alors que le solde extérieur de la branche manufacturière s’est dégradé rapidement, passant de + 10,5 milliards d’euros€ en 2000 à -10,7 en 2007.
En Grande-Bretagne, qui produit aujourd’hui davantage d’automobiles que la France alors que son industrie était moribonde il y a une demi-douzaine d’années, le poids de l’industrie manufacturière dans le PIB remonte pour atteindre 12,6 % avec un objectif de 15 % dans 5 ans. Bref, les capacités productives de l’industrie française sont proches de celles de 1998, alors que celles de l’Allemagne ont progressé de 30 %. CQFD. L’effondrement industriel français n’est pas la conséquence de la crise.
Le mal vient de beaucoup plus loin et l’on voit bien que l’appareil de production des pays concurrents est, comparé à celui des usines françaises, dans un bien meilleur état si l’on en croit ces quelques données : 150 000 robots en Allemagne, 70 000 en Italie mais 35 000 en France où l’on trouve un parc de machines- outils accusant 17 ans de moyenne d’âge contre 10 en Italie, 9 en Allemagne. Et à l’heure de l’export, si dans les pays les plus développés d’Europe, 80 % des PME de plus de 10 salariés ont un site Internet, dans l’Hexagone, elles ne sont qu’une sur deux à proposer cette essentielle vitrine commerciale. Le taux de patrons d’Eti parlant l’anglais est ridicule. Bref, l’Etat n’est pas totalement responsable de ce déclin.
Le “fabless”
Etrange défaite, curieuse déroute dont les causes réelles remontent en fait à trois décennies, ces “trente piteuses” pilotées par trois dogmes successifs responsables de cette lente désindustrialisation : “la société post-industrielle”, “la nouvelle économie”, “l’entreprise sans usine”… Adieu ateliers et usines, rapidement troqués contre des bureaux, la fabrication contre des prestations, le secondaire contre le tertiaire, si noble et peu salissant. C’était un peu vite oublier que les activités de services se nourrissent, en support, de celles de l’industrie, pour une large part. Qu’elles ne sont point rivales mais complémentaires jusqu’à être indissociables. Et que le plus souvent, les industriels avaient externalisé un certain nombre de tâches et missions, ne serait-ce qu’en faisant appel à des sociétés d’intérim. Bref, que du passé industriel il était franchement impossible de faire table rase.
Puis débarquèrent ces nouvelles technologies qui devaient brutalement tout détrôner, la révolution numérique, elle aussi, si noble et vertueuse avec ses charmes immatériels, démodait les modes de production classiques salissants, bruyants. Les nouveaux petits machins, si fins, avaient autrement plus de séductions que ces grosses machines.
Enfin, un beau jour de 2001, Serge Tchuruk, patron d’Alcatel, se fit le chantre du “Fabless”, “l’entreprise sans usines”; les cerveaux européens sous-traiteraient aux milliers de petits bras asiatiques le travail industriel à faible valeur ajoutée. Cette illusion dura juste le temps pour les Chinois de mettre leur recherche à niveau, de proposer des innovations rudement concurrentielles afin de livrer de sévères batailles sur les marchés mondiaux. Tout faux. Alors que la mondialisation érode les marges, provoquant un véritable cercle vicieux. Laminées, ces dernières ne permettent plus les investissements, surtout en R&D, impossible de monter en gamme, les produits devenant moins innovants perdent leur avantage concurrentiel. Alors il faut réduire les prix…
Pente fatale. Pour Max Blanchet, senior partner de Roland Berger, “ce modèle “fabless” – Alcatel, Thomson qui a vendu ses usines – s’est révélé totalement erroné. Car si on ne produit plus en France, on perd les capacités de recherche, les compétences”. Fermez le ban sur cette “colossale erreur stratégique”. Nous avons atteint un niveau d’obsolescence historique faute d’avoir suffisamment investi dans l’appareil de production. Et nous ne pourrons nous imposer que dans les domaines industriels où le coût de main-d’oeuvre tient pour une faible part dans les coûts de production.
La commande publique
Durant les Trente Glorieuses, l’industrie française figurait parmi les champions mondiaux, grâce il est vrai à l’importance des commandes relevant du budget national. La puissance de feu de cette industrie triomphante – le nucléaire, le téléphone, le Minitel, le Concorde – devait l’essentiel de ses réussites à un Etat régalien autant que colbertiste pratiquant la stratégie de l’arsenal : l’essentiel de la production était drivé par des commandes publiques. Selon une politique industrielle des plus dirigistes.
D’ailleurs les polytechniciens, centraliens et autres ingénieurs des Mines formaient les bataillons de l’élite à la tête de la haute administration comme des grands groupes. L’aristocratie du tout-Etat. Tout a changé. La montée en puissance des gestionnaires et financiers au sommet des grandes entreprises correspond au déclin d’une industrie confrontée à une concurrence mondialisée. S’il y a relativement peu d’ingénieurs à la tête des groupes du CAC 40 – on y compte un seul “docteur” -, il n’y a pas un seul ingénieur dans le gouvernement Hollande.
On le voit bien, d’anciennes causes de nature culturelle plombent notre dynamique industrielle. Alors qu’en Allemagne, la culture dominante est largement plus versée vers les techniques, les technologies, selon un long chemin très ouvert pouvant transformer des apprentis en patrons. Le rite initiatique des ateliers et usines laisse des traces. En France, les jeunes ont une opinion négative des usines, se détournent des formations scientifiques, ensuite va s’ajouter le principe de précaution et la peur maladive du risque or l’industrie est par essence une activité à risque.
D’où un climat défavorable du côté des élites qui s’est traduit très concrètement par une certaine prise de distance avec ces activités industrielles qui ont forgé des générations de pionniers. Ajoutons-y le télescopage des temps, longs pour les industriels mais courts pour les financiers, et l’anti politique industrielle de Bruxelles qui, privilégiant la concurrence et le consommateur, s’est opposée aux regroupements de grands groupes industriels de taille à affronter les marchés mondiaux.
5 faiblesses et 7 leviers pour tout changer
Les experts de Roland Berger ont fait le diagnostic de l’industrie française et délivré l’ordonnance
Les 5 faiblesses coupables:
Coût du travail supérieur à celui de l’Allemagne de 10 %, difficulté à reconfigurer les activités industrielles, insuffisance de la recherche sur les technologies, faibles performances des PME industrielles, manque de culture entrepreneuriale et d’innovation industrielle. Inverser la tendance nécessite de changer nos dogmes du passé afin de prendre en compte une nouvelle donne.Les 7 leviers d’action :
Réduire les charges, faciliter la reconfiguration de l’industrie, aider les entreprises à produire en France et à exporter, dynamiser l’investissement dans les secteurs d’avenir, soutenir et développer les PME industrielles, orienter l’enseignement et la recherche vers l’innovation technologique et industrielle, revaloriser notre culture industrielle.
Il n’y a pas si longtemps, les négociations sociales chez EADS ont provoqué deux résultats contrastés : face à un choix, les syndicats allemands ont opté pour la garantie de l’emploi quand de ce côté-ci du Rhin, les syndicats ont préféré la garantie de salaire. Symptôme d’une attitude vis-à- vis de l’entreprise. Quand se désole Frédéric Sanchez, président du directoire de l’entreprise Fives qui, ne trouvant pas de soudeurs sur le marché du travail, a été obligé d’ouvrir une école dédiée. L’industrie a aussi mal à son image. Il suffit d’observer la proportion de filles dans les écoles d’ingénieurs – 13 % aux Arts et Métiers – pour s’apercevoir que même à haut niveau dans la société française, sa cote est au plus bas.
Trois décennies d’errements autant que d’erreurs stratégiques collectives qui se payent aujourd’hui au prix fort. Faut-il donc désespérer de l’industrie française ? Sinon, comment peut-elle se reconstruire ? L’Histoire à cet égard nous donne une bonne leçon.
En 1890, l’industrie française était dans un état lamentable tandis que sa concurrente allemande était florissante. Il a fallu seulement dix ans pour que la situation s’inverse grâce à la perspective mobilisatrice de l’Exposition universelle, le travail de la constituante, etc. Pourquoi ne pas imager un tel retournement d’ici à l’horizon 2022 ? La crise peut être une chance de mettre un terme à cette lente érosion qui n’a rien d’inéluctable.
L’i-conomie
Actuellement l’industrie est à la croisée de chemins antagonistes : le premier poursuit la lente dégringolade provoquant la destruction de 600 000 emplois à échéance 2022, tandis que le rebond enraye non seulement cette hémorragie mais initie une dynamique permettant de créer 700 000 emplois à cette même échéance. Au prix certainement d’un électrochoc du côté des investissements dans les technologies d’avenir. Coprésident de l’Institut Xerfi, Michel Vitolle est partisan d’une troisième révolution industrielle qui a d’ailleurs un nom, “l’iconomie”. Cette transformation est aussi importante que celles provoquées par les autres révolutions industrielles avec la mécanisation au XVIIIe siècle, puis la maîtrise de l’énergie à la fin du XIXe.
“Le système productif fait émerger une “iconomie” en transformant la nature des produits, la façon de produire et de commercialiser, les compétences, les organisations, la structure du marché, la forme de la concurrence et l’attitude des consommateurs. Nous n’avons pas assez tiré profit du système technique à base de logiciels et de réseaux qui permet de supplanter l’économie mécanisée. Les tâches répétitives physiques et mentales sont automatisées, chaque produit est un assemblage de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires et la cohésion de cet assemblage est assurée par un système d’information.”
Ce chamboulement radical du modèle productif sera gourmand en capitaux, réclamera une organisation différente de la chaîne de valeur et un cadre réglementaire et fiscal sensiblement plus favorable. Aujourd’hui, notre portefeuille d’activités industrielles affiche une grande vulnérabilité à la concurrence mondiale. “Mais nous pouvons jouer le coup d’après afin de doubler les Allemands dans dix ans”, plaide Michel Vitolle. Bref, le big bang d’un nouveau modèle industriel qui fait voler en éclats les schémas classiques.
Quels sont alors les leviers de manœuvre de ce fameux “Etat stratège” qui voudrait bien donner de la consistance au concept de “politique industrielle” ? Il n’en a déjà pas au niveau européen, fiasco sur toute la ligne. Mais au niveau national ?
La stratègie de quelques “filières privilégiées” est-elle la bonne ? Trouver des innovations de rupture oblige à des coopérations entre différentes filières, en créant des “hub” favorisant ces partenariats. Cela n’existe pas vraiment. Les filières ne sont donc pas adaptées car les innovations sont toujours induites par des coopérations trans-sectoriels selon ce postulat si connu de la fertilisation croisée. Il faut donc faciliter la coordination de plusieurs secteurs.
La vallée de la mort
Le politique – Arnaud Montebourg en l’occurence –, aux prises avec l’angoissante détresse des canards boiteux, arbitre dans l’urgence. Mais dans des contraintes de ressources si chiches, faut-il préférer la perfusion d’industries condamnées ou concentrer les maigres moyens sur le développement des activités d’avenir ? Certitude, les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle dans le franchissement de la “vallée de la mort” (equity gap). Ce concept a permis d’identifier et de nommer la transition si délicate entre l’invention issue de la recherche jusqu’à sa commercialisation. Vallée jonchée d’échecs, faute de phase d’industrialisation satisfaisante. Zone de risques de haut niveau, cette rencontre entre la recherche et le marché passe par la conception d’une maquette, d’un prototype que ne veulent financer les concours bancaires. Alors, si la BPI s’en occupe…
“Une vision radicalement nouvelle du modèle de production pour la France, plaide de son côté Jean-Louis Levet, expert de la fondation Jean-Jaurès. Il s’agit d’en faire le levier majeur d’une stratégie de développement pour notre pays et l’Union européenne. En mettant en œuvre un ensemble d’orientations nouvelles et puissantes. En construisant un nouveau mode de gouvernement mettant fin aux pathologies du système politico-administratif. En mobilisant l’ensemble des acteurs territoriaux, de l’entreprise, des partenaires sociaux.” Il reste à provoquer, par quelques signaux forts, cette renaissance.