Dans le livre VIII de La République, Socrate dialogue avec les frères de Platon, Glaucon et Adimante, à qui il expose sa théorie de la dégradation des régimes politiques. Au régime parfait à ses yeux, l’aristocratie, succède d’abord la timarchie, constitution fondée sur l’honneur guerrier qui apparaît lorsque les aristocrates délaissent la sagesse. Puis oligarchie, démocratie et tyrannie s’enchaînent en vertu d’un mécanisme implacable.
Dans l’oligarchie, les aristocrates délaissent cette fois l’honneur au profit d’une quête de la richesse. Cette domination de l’or accroît les inégalités et les injustices, entraînant la révolte du peuple contre la noblesse et l’établissement de la démocratie. Dans cette dernière, le peuple s’enivre de liberté et refuse progressivement toute forme d’autorité. Il porte au pouvoir les flatteurs qui lui promettent n’importe quoi et refuse d’obéir à ceux qui lui prêchent l’effort et la recherche du Bien commun. Finalement, la ruine générale qui résulte de la mauvaise gestion démocratique conduit le peuple à s’abandonner à un sauveur qu’il choisit parmi les pires démagogues. Celui-ci va alors accaparer tous les pouvoirs et toutes les richesses… La tyrannie est établie.
L’extrait que nous avons choisi décrit la décadence démocratique puis le passage de la démocratie à la tyrannie. Son actualité, sensible à chaque ligne, nous convainc de la permanence des lois de la physique sociale. Maurras, auteur de textes comme L’Amitié de Platon ou De Demos à César, saura se souvenir de la leçon platonicienne. Quant à l’histoire des derniers siècles, elle nous fournit avec les deux Bonaparte succédant l’un à la Révolution de 1789, l’autre à celle de 1848, ou avec Adolf Hitler succédant à la République de Weimar, un nombre suffisant d’exemples concrets de ce lien nécessaire entre démocratie et tyrannie.
Stéphane Blanchonnet
« Lorsqu’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s’enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d’être des criminels et des oligarques.
- C’est assurément ce qu’elle fait, dit-il.
- Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite dhommes serviles et sans caractère ; par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont lair de gouvernés et les gouvernés qui prennent lair de gouvernants. N’est-il pas inévitable que dans une pareille cité l’esprit de liberté s’étende à tout ?
- Comment non, en effet ?
- Qu’il pénètre, mon cher, dans l’intérieur des familles, et qu’à la fin l’anarchie gagne jusqu’aux animaux ?
- Qu’entendons-nous par là ? demanda-t-il.
- Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient légal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement.
- Oui, il en est ainsi, dit-il.
- Voilà ce qui se produit, repris-je, et aussi d’autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.
- C’est tout à fait cela.
- Mais, mon ami, le terme extrême de l’abondance de liberté qu’offre un pareil État est atteint lorsque les personnes des deux sexes qu’on achète comme esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetées. Et nous allions presque oublier de dire jusque’où vont légalité et la liberté dans les rapports mutuels des hommes et des femmes.
- Mais pourquoi ne dirions-nous pas, observa-t-il, selon l’expression d’Eschyle, ce qui tantôt nous venait à la bouche ?
- Fort bien, répondis-je, et c’est aussi ce que je fais. À quel point les animaux domestiqués par l’homme sont ici plus libres qu’ailleurs est chose qu’on ne saurait croire quand on ne l’a point vue. En vérité, selon le proverbe, les chiennes y sont bien telles que leurs maîtresses ; les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher d’une allure libre et fière, y heurtent tous ceux qu’ils rencontrent en chemin, si ces derniers ne leur cèdent point le pas. Et il en est ainsi du reste : tout déborde de liberté.
- Tu me racontes mon propre songe, dit-il, car je ne vais presque jamais à la campagne que cela ne m’arrive.
- Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien quils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse quà la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus sinquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître.
- Je ne le sais que trop, répondit-il.
- Eh bien ! mon ami, repris-je, c’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense.
- Juvénile, en vérité ! dit-il ; mais qu’arrive-t-il ensuite ?
- Le même mal, répondis-je, qui, s’étant développé dans l’oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d’ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l’esclavage ; car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu’ailleurs.
- Cest naturel.
- Ainsi, l’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l’individu et dans l’État.
- Il le semble, dit-il.
- Vraisemblablement, la tyrannie n’est donc issue d’aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d’une extrême et cruelle servitude. »
PLATON
La République, Livre VIII, 562-564
Traduction de E. Chambry (Librairie Garnier Frères)
L’Action Française 2000 du 31 août au 6 septembre 2006