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Le point de vue de « L’Esprit Européen » sur l’entretien d’Aymeric Chauprade par Jacques MARLAUD

Aymeric  Chauprade, en géopolitologue  averti, soupèse comme il se doit l’importance de la nouvelle Russie, celle du second mandat du Président Poutine, dans les affaires internationales. Si celle-ci n’est pas encore, loin s’en faut, au niveau de son grand rival états-unien, elle a récemment démontré, par sa constance militaro-diplomatique, qu’elle pouvait contester efficacement le monopole de la prise de décision à son grand rival états-unien. La Syrie ne sera pas une deuxième Libye, ni l’Iran un second Irak. Du moins tant que la Russie et ses alliés contrebalanceront l’Occident américanocentré au Conseil de sécurité de l’O.N.U., le poussant à rechercher des solutions négociées aux conflits majeurs du monde au lieu de les envenimer et de les écraser sous les bombes.

 

Cependant, cette nouvelle Russie, comme le reconnaît Chauprade, reste fragile et vulnérable. Non seulement sa situation économique, toujours trop dépendante de ses exportations de matières premières, notamment les hydrocarbures, et de ses ventes internationales d’armements, requerra  bon nombre d’années encore, sans obstacles majeurs, pour hausser sensiblement le niveau de vie de la plus grande partie de sa population et redresser une évolution démographique toujours déficiente, malgré quelques faibles progrès, mais, comme l’a constaté notre géopolitologue lors du Forum de Valdaï cet automne, ses élites économiques et technocratiques restent ancrées dans un credo libéral qui les poussent à tenter de dépasser les États-Unis en rivalisant avec eux dans une course à la croissance indéfinie plutôt que de chercher à développer un modèle alternatif fondé sur une décroissance contrôlée et une démondialisation progressive combinées à l’essor et à la protection d’un marché intérieur tout à fait viable à l’échelle eurasienne… Dans ce sens on peut dire que l’imagination n’est pas encore assez au pouvoir en Russie, alors que le temps lui est compté : une persistance, voire une amplification probable de la crise actuelle, annulerait brutalement une partie de son actuelle croissance déjà affaiblie, générant d’incalculables conséquences sociales et politiques. La Russie se prépare-t-elle à y faire face ?

 

C’est le credo libéral qu’il faut attaquer concrètement, mais combien le savent-ils, combien le veulent-ils ? Des ébauches de réponses sont élaborées dans ce sens chez les penseurs traditionalistes de l’école eurasienne autour d’Alexandre Douguine. Chauprade les connaît-il ? Il n’en parle pas ici en tout cas.

 

La renaissance de la religion orthodoxe est sans conteste l’une des meilleures choses qui soit survenue à la Russie post-communiste. Comme le perçoit l’auteur, elle a contribué à redonner une âme et une colonne vertébrale à ce grand pays après la déréliction des années de transition. Néanmoins, elle n’apporte pas la réponse à tout, comme nous venons de le voir à propos du libéralisme triomphant dans la sphère économique. Elle n’a pas empêché non plus la corruption qui ronge encore bon nombre d’institutions et d’entreprises. La réponse à ces défis ne peut être que politique. La grande question reste donc : quelle politique, quel mode de gouvernement à long terme devrait être appliqué en Russie puis, éventuellement, inspirer le reste du monde ? La Russie n’est ni une nation, ni un État théocratique. Elle est un empire pluri-ethnique et pluri-confessionnel. Sa majorité russo-orthodoxe ne l’autorise pas à imposer une vision intégriste et assimilatrice (de type jacobin) qui éraserait les différences entre ses peuples si elle ne veut pas voir surgir de redoutables oppositions centrifuges en son sein. Jusqu’à présent, la nouvelle Russie respecte les différences, notamment grâce à l’autonomie politique et religieuse concédée à ses différentes communautés. Ainsi coexistent pacifiquement chrétiens, juifs, musulmans et athées, Tatars, Russes et Mongoles au sein de la Fédération. L’État y est réellement laïque, non par idéologie comme, souvent, en France où la laïcité, devenue elle-même une croyance, rime avec une attitude hostile envers certaines religions ou, en tout cas, envers leur manifestation publique.

 

On peut percevoir chez Aymeric Chauprade un biais très net en faveur du christianisme qui semble parfois tourner à l’obsession, lorsqu’il réduit les adeptes des traditions à la seule expression religieuse, et en particulier la chrétienne. Je cite : « C’est toujours une minorité qui est consciente, dans la société, et qui se bat et s’oppose. Elle va se battre, par exemple, pour la liberté de l’homme, ce qui, en fin de compte, veut dire la lutte pour le triomphe d’une vérité chrétienne. […] Et la minorité qui vit et travaille tous les jours avec ces questions se partage en deux groupes : le premier, ce sont ceux qui considèrent l’individualisme général comme la norme, et le deuxième, ce sont ceux qui  trouvent indispensable de revenir aux racines chrétiennes. »

 

Comment peut-il lui échapper que nombre d’adversaires de l’individualisme et du libéralisme ne font pas d’équivalence entre « le combat pour la liberté de l’homme » et « la lutte pour le triomphe d’une vérité chrétienne », qu’ils ont peu ou pas d’affinités avec les « racines chrétiennes », que d’autres recours sont possibles ? Ne voit-il pas qu’on ne ramènera pas le christianisme, mort ou moribond, sur les rivages de l’Europe nihiliste, pas plus qu’on n’y ramènera les Grecs dans toute leur splendeur homérique ? Rien n’est indispensable aux tournants de l’Histoire sauf, peut-être, l’imagination qui permet de recourir aux legs encore vivants, encore compréhensibles et saisissables, non pas comme des orthodoxies, mais comme des sources d’inspiration, et aussi le courage qui nous les fera enseigner à nouveau, au-delà de l’actuelle Fatigue du sens (Richard Millet), aux peuples d’Europe, de culture slave, germanique ou latine, d’obédience chrétienne ou autre, ou d’aucune d’elles.

Certes, il reste ça et là certaines valeurs chrétiennes efficientes, notamment celles qui se sont exprimées lors des grandes manifestations de défense de la famille, et il serait « impolitique » de les ignorer ou de les rejeter. Mais de la même manière, il serait impolitique de rejeter tous ceux qui, dans le grand désarroi de notre interrègne, recourent à d’autres racines, d’autres valeurs, grecques par exemple avec Marcel Conche, impériales avec Peter Sloterdijk – qu’il ne faut pas confondre avec « impérialiste » – (Si l’Europe s’éveille : réflexions sur le programme d’une puissance mondiale à la fin de l’ère de son absence politique, Mille et une nuits, 2003) ou autres : l’immense sagesse de la Bhagavad Gita, par exemple, ou encore celle des études dumézilienne sur l’idéologie tripartie des Indo-Européens, etc. pour réinventer un horizon à la mesure de notre héritage poétique, polythéiste et philosophique.

Si l’on peut s’accorder avec le constat que les hommes s’affirment géopolitiquement, non seulement avec leur position géographique et avec les ressources que celle-ci contient, mais aussi avec leur identité religieuse, on peut trouver un peu courte la liste des choix proposés ici. Je cite : « À travers le verbe être, l’homme définit justement son identité, c’est-à-dire qu’il répond à la question : “ que suis-je en cette vie ? ” Cela concerne les questions de religion; “ je suis chrétien ”, “ je suis musulman ”, “ je suis juif ”. »

Or, ce questionnement de l’être concerne aussi les millions d’Européens qui ne sont ni l’un ni l’autre, de même que les millions de non-Européens qui sont venus s’installer, à notre corps défendant, sur notre vaste continent, je cite : « Ce que nous voulons, c’est que les étrangers s’assimilent, c’est-à-dire deviennent proprement des Français. Cela peut naturellement être lié à l’adoption du   christianisme. »

L’assimilation ne se décrète pas. Elle s’effectue à petite échelle lorsque le contexte est favorable, plus facilement entre peuples apparentés et surtout lorsque les assimilateurs sont sûrs d’eux-mêmes. Elle échoue lorsque les disparités sont trop importantes et les impétrants trop nombreux. L’Histoire est pleine de rejets et de reconquistas, mais elle contient aussi quelques illustres métissages réussis, comme ceux qui ont donné naissance à Alexandre Dumas ou à Alexandre Pouchkine, de « bons Européens », s’il en est !

On ne peut que tomber d’accord avec Aymeric Chauprade, Alain de Benoist, Jean Raspail, Richard Millet et Renaud Camus que l’immigration massive est une catastrophe pour l’Europe, que la perspective d’un « grand remplacement » est inacceptable même à longue échéance, tout en divergeant sur la solution à y apporter. Christianisme et nationalisme de type jacobin s’accordent généralement sur une réponse qui combine le rejet absolu (de la masse des arrivants) et l’assimilation totale (de tous ceux qui sont passés et passeront à travers le filtre). Ils ne peuvent admettre de tierce voie qui, outre une politique dynamique d’inversion des flux migratoires, reconnaîtrait les communautarismes existants — pourquoi pas celui des musulmans, puisque nous reconnaissons celui des juifs et des chrétiens — au sein d’une fédération qui veillerait toujours au respect des valeurs collectives, souveraines et sacrées de l’Europe, bien au-delà des misérables « droits de l’homme », et au-dessus de tous les sectarismes, comme référent suprême de notre politeia.

Dans le même ordre d’idées, on peut douter que le Front national, resté essentiellement une affaire de famille, à moins d’un changement radical de son attitude paternaliste, jacobine, anti-européenne, pro-sioniste, etc., devienne le premier parti de France, même si ses adversaires U.M.P.S. font, bon gré mal gré, tout pour y contribuer (voir à ce sujet l’excellente analyse d’Anne Kling, F.N… tout ça pour ça ! Éditions Mithra, 2012). On peut aussi penser, d’un point de vue sincèrement européen, que ce ne serait peut-être pas la meilleure solution pour notre continent — ne serait-ce que parce qu’elle nous empêche d’envisager les alternatives — même si ce parti et ses homologues populistes semblent prendre en compte bien des préoccupations du petit peuple négligées par la classe « bobo » qui nous gouverne…

Que ces interrogations critiques n’empêchent pas, toutefois, de reconnaître le bien fondé de la position grand-européenne d’Aymeric Chauprade et la justesse de son plaidoyer pour un rapprochement sincère et stratégique avec la Russie, seule posture susceptible de détacher notre « petit cap » du Grand Continent (Valéry) de l’emprise du Big Brother atlantiste qui espionne nos communications, colonise nos esprits, en plus de notre économie, et nous enrégimente dans ses désastreuses guerres de conquête coloniale.

 

Jacques Marlaud http://www.europemaxima.com/

 

• D’abord mis en ligne sur L’Esprit européen, le 15 décembre 2013.

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