Tout le monde se souvient du livre « 1984 » de Georges Orwell dans lequel l’auteur introduisait le personnage de « Big Brother », le dictateur qui n’était que le nom que le pouvoir politique se donnait à lui-même en « Oceania ». Ce pouvoir, bienveillant par nature (d’où son nom), avait pour mission de contrôler chaque individu pour le protéger contre lui-même et par là assurer le bien de tous.
A cet effet et au nom de cette protection, chacun devait bien sûr être surveillé de près, mais surtout les mots devaient changer de sens et dire en général l’inverse de ce qu’ils signifiaient autrefois. Une « novlangue » avait donc été inventée et quiconque utilisait les mots d’hier dans leur sens originel se retrouvait rapidement en camisole de force dans un asile. Le fondement de cette novlangue était bien sur une « novmorale » à géométrie variable que les équipes de Big Brother (mes oints du Seigneur) définissaient au fur et à mesure de leurs besoins.
Et bien sûr la meilleure façon de repérer ceux qui ne pensaient pas convenablement était d’identifier ceux qui utilisaient les mots dans leur sens ancien. Tant il est vrai que tout changement politique passe avant tout par la parole. Changer le sens des mots, c’est empêcher les citoyens de se rassembler pour lutter contre la dictature. Par exemple « tolérance » en « novlangue » veut dire que tous ceux qui ne sont pas d’accord avec la nouvelle morale n’ont simplement pas droit à la parole, ce qui est bien normal puisqu’ils sont « intolérants ».
Nous y sommes en plein et quiconque refuse de parler la « novlangue » est immédiatement traîné devant les tribunaux de la conscience universelle et interdit de parole (cf. les récents déboires de Finkielkraut par exemple). Rappelons un autre juste du royaume de la philosophie, Confucius, qui disait déjà en son temps que quand les mots changent de sens, les royaumes deviennent ingouvernables.
Nous en avons eu un autre exemple quasiment parfait cette semaine, dans une actualité politique et sociale qui reste décidément bien riche. Les équipes de Big Brother (en France) utilisent depuis toujours et à tort et à travers la « reductio ad Hitlerum », accusant quiconque n’est pas d’accord avec eux d’être un farouche partisan d’Hitler. Un ancien président de la République s’est cru autorisé à utiliser un nouveau concept, la « reductio ad Stasi (um) », pour décrire le traitement indigne dont il était l’objet. Que n’avait-il fait !
Rappeler aux thuriféraires de la novclasse qu’ils avaient toujours et partout soutenu tous ces criminels contre l’humanité connus sous le nom de communistes était faire surgir une parole non pas neuve mais vraie, dans le silence assourdissant qui entoure les crimes communistes depuis longtemps (cf. J.F Revel, ou « Le livre noir du communisme »), et donc montrer que leur morale n’en était pas une. Quiconque a soutenu les communistes ou a été soutenu par eux est ou a été objectivement soit une ordure soit un idiot et il n’y a pas d’alternative (les deux ne s’excluant certes pas). D’où cette immense fureur et ce débordement de colère.
Mais il y a plus grave encore que le changement de sens de la parole. Pour assurer son emprise sur la population dans son ensemble, Big Brother a besoin de savoir aussi ce que tout un chacun fait à tout moment et non pas simplement ce que chacun dit, et donc les libertés individuelles doivent aussi être soigneusement « contrôlées ».
Et je ne peux pas m’empêcher d’être terrifié quand j’analyse les évolutions de nos sociétés depuis la chute des tours jumelles à New York en septembre 2001. Cette chute a en effet donné à tous les pouvoirs politiques l’occasion de renforcer l’espionnage sur chacun d’entre nous en partant du principe cher à Benoit Hamon que si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez aucune raison de craindre cette surveillance. On retrouve ici le principe de Saint Just qui permit les avancées immenses de la Terreur telles que les premiers génocides de l’histoire : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
Or la réalité est que la technologie moderne permet et cette surveillance et de bien étranges manipulations de nos démocraties. Il n’était donc pas question de laisser passer une si belle occasion. Car toutes nos actions économiques ou culturelles aujourd’hui se traduisent par l’inscription dans un ordinateur de zéros et de uns, et donc rien n’est plus facile que de remonter ces zéros et ces uns pour savoir où j’étais, ce que je faisais, comment j’ai dépensé mon argent et avec qui.
Et donc le pouvoir peut, en regardant mes dépenses ou mes parcours sur le Net, se faire une opinion exacte de mes opinions : à quelle revue je souscris, quelles sont les œuvres charitables à qui je donne de l’argent, quels sont les partis politiques que je finance, est-ce que je souscris au denier du culte, où je vais passer mes vacances…ce qui est bien pratique, chacun en conviendra.
Que le lecteur me permette quelques exemples.
D’abord dans le domaine électoral. J’étais aux USA pendant la dernière campagne présidentielle. Messieurs Romney et Obama se présentaient, et quelque chose pendant cette campagne m’avait laissé complètement perplexe. Romney, le candidat républicain, faisait une campagne classique, parlant aux citoyens de leur pays, de ses problèmes et des solutions qu’il comptait apporter. De son côté, le président sortant, Obama, ne développait aucun thème et aucune idée, ce qui me rendit songeur. Du coup je m’étais dit que Romney allait l’emporter tant le silence obamesque apparaissait assourdissant.
Erreur funeste.
L’explication de cette différence de comportement me fut fournie après coup.
Une énorme équipe de spécialistes de l’informatique, souvent issus des équipes de Google, (le propriétaire de Google étant l’un des plus chauds partisans du président sortant), travaillait pour le compte d’Obama pour identifier les électeurs qui risquaient de souffrir des réformes proposées par M. Romney. Une fois ce travail fait, des messages publicitaires parfaitement ciblés étaient diffusés au travers des radios et des télévisions locales pour effrayer ces électeurs ou ces électrices. Dans un cas, il pouvait s’agir de mères célibataires, dans l’autre de la communauté hispanique, dans un troisième de la communauté des gens âgés, ou des Afro-Américains… Pour cela, il fallait comprendre quelles étaient les préférences de chacun, ce qui n’était pas bien difficile si l’on avait accès aux sites que chacun d’entre eux avait visités ou aux paiements qu’ils avaient effectués ou reçus. Etaient vérifiés aussi les profils sociaux et fiscaux de ces populations, cela va sans dire. Et cela se passait dans chacune des circonscriptions clefs.
Le but n’était pas de rassembler la nation autour d’un projet, mais bien au contraire de la diviser autant que possible en de multiples groupes tous centrés sur leurs « avantages acquis », pour faire appel à chaque fois aux sentiments les plus bas comme la jalousie, la peur, la haine raciale.
La fin n’était pas de montrer que l’on avait un projet, mais d’empêcher que le projet de l’autre soit entendu et donc d’empêcher tout débat contradictoire ou toute discussion sur les résultats du président sortant. Les messages se concentraient donc non sur la réalité, le possible et le rationnel, mais sur le subjectif, l’émotionnel et les sentiments. Le vrai objectif n’était donc plus de débattre de façon claire des deux projets en présence mais de montrer que l’autre personne/projet était moralement condamnable et de soulever des émotions et des craintes, et certainement pas de faire appel à la raison ou à l’intérêt général. Mon opposant, disaient ces messages, veut faire mourir de faim les enfants des mères célibataires. Mon opposant veut rétablir l’esclavage. Mon opposant veut faire raccompagner à la frontière tous les immigrants illégaux.
C’est bien pour cela que M. Obama ne s’était même pas donné la peine de se préparer pour le premier débat, tant ce débat dans le fond était une survivance du passé. A ces messages, il est impossible de répondre puisque l’on n’a pas accès aux mêmes informations. Un scénario similaire se produisit en France où tous les medias « de gauche » et tous les oints du Seigneur tirèrent à boulets rouges sur M. Sarkozy en utilisant des critères « moraux » (bling bling, bouclier fiscal, Fouquets, ami des riches…) sans jamais parler du projet - ou de l’absence de projet - de son concurrent, qui fut élu par défaut, un peu comme M. Obama, par simple diabolisation de l’opposant.
Et bien sûr, cela marcha parfaitement bien.
Question : un président ainsi élu est légal, bien sûr. Est-il « légitime »?
Second exemple :
Le lecteur sait que je suis un financier qui de temps en temps met les mains dans le cambouis de la réalité. Eh bien, depuis le 9/11, cette réalité s’est terriblement détériorée, au détriment des épargnants (c’est-à-dire le rentier). La lutte contre le terrorisme a permis une montée incroyable des contrôles sur le patrimoine de tout un chacun ainsi que sur les mouvements de ce patrimoine au travers du temps. Le nombre de papiers qu’il faut fournir et de justificatifs qu’il faut apporter avant que d’effectuer un simple virement est devenu tout simplement incroyable. Et cela coûte très cher.
Qui plus est tous ces virements passent par deux ordinateurs (qui servent de chambres de compensation à toutes les banques mondiales), l’un en Europe, l’autre aux USA, ce qui veut dire que tous les Etats importants sont parfaitement au courant de ce que chacun fait en temps réel.
Ce qui donne bien sûr à ces Etats de multiples moyens de chantage.
L’affaire de la NSA aux USA n’est en fait que la partie visible de l’iceberg. Sans être paranoïaque, je crois pouvoir affirmer que tous nos gouvernements n’ont qu’une idée en tête : comment mieux nous espionner pour mieux nous manipuler. Par exemple, chercher en utilisant un moteur de recherche dans l’un de ces deux ordinateurs toutes les transactions que Charles Gave a faites depuis 10 ans doit être un jeu d’enfant, ce qui m’ennuie beaucoup. Non pas que j’aie fait quoi que ce soit d’illégal, mais enfin je ne tiens pas à ce que les Etats français ou américain, ou qui que ce soit d’ailleurs, aient la possibilité de savoir qui je finance ou qui je ne finance pas. On imagine les possibilités de chantage si j’ai envoyé de l’argent à une vieille maîtresse dans le besoin ou pour entretenir une tripotée d’enfants illégitimes. Ma vie de famille en serait quelque peu compliquée.
Il y a pire.
Au départ, « on » nous expliquait que cette surveillance était nécessaire pour lutter contre Al Qaïda. Les masques sont tombés : maintenant, « on » nous dit que cela est nécessaire pour lutter contre la fraude fiscale, qui est rapidement en train de devenir un crime contre l’humanité. Mais ici je voudrais dire une simple vérité. La fraude fiscale doit être poursuivie et condamnée (à ce propos, à ma connaissance, M. Cahuzac n’est toujours pas en prison), et chacun en est d’accord. Mais la fraude fiscale me semble un bien petit crime par rapport aux massacres et aux spoliations effectués par des Etats contre tout ou partie de leur population pendant tout le XXème siècle.
Renforcer le pouvoir des Etats pour leur permettre de commettre encore plus de crimes au XXIème siècle qu’au XXème ne me semble pas être une grande priorité. Et c’est ici que l’on retrouve Saint Thomas d’Aquin. A quel moment un Etat, un Big Brother, devient-il tyrannique ? A partir de quelle pression fiscale ne lui doit-on plus obéissance, et quand se révolter devient-il un devoir ? La réponse à cette question pour de nombreux Français passe par l’exil, qui constitue le seul moyen permettant à leur révolte de rester légale (jusqu’à quand ?).
Cependant, et comme chacun le sait, tous les Français n’ont pas accès à cette solution, pour des raisons évidentes, mais tous doivent répondre à cette simple question à la fois pratique et morale : à quel moment deviennent-ils complices des abominations qui sont commises avec leur argent ?
Qu’est-ce qui est le plus grave : aider à la consolidation du pouvoir de Big Brother ou agir pour préserver la liberté individuelle en général et la sienne en particulier ? Je n’ai pas de réponse simple à cette question. Mais une réponse va devoir être apportée par les peuples, les vrais souverains, faute de quoi nous serons vraiment mal partis. Le peuple anglais, le plus attaché à la liberté individuelle depuis toujours, a commencé à répondre et c’est un très bon signe.
Je reste optimiste. Comme le disait Jean Paul II, la vérité l’emportera toujours sur le mensonge.
Charles Gave
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