Misha Defonseca avait publié en 1997 une autobiographie, Survivre avec les loups, qui racontait comment petite fille elle avait survécu à la Shoah. L'ouvrage fut même adapté au cinéma en 2007. Or elle n’était qu’une affabulatrice et a été condamnée par la justice américaine à rembourser 22,5 millions de dollars à son éditeur. Son «autobiographie» n’est, hélas, pas la première imposture éditoriale. Il nous faut désormais compter avec la multiplication des faux récits. Retour sur les plus belles supercheries de l'histoire littéraire, de faussaires en jeux de pseudonymes.
Dieu a écrit un livre. Et, miracle, il est arrivé sur le bureau de Geneviève Perrin, directrice littéraire des éditions Belfond. «Nous recevons beaucoup de textes d’allumés. La plupart du temps, ces manuscrits ne parviennent pas jusqu’à moi. Mais celui-là valait vraiment le coup d’oeil ! Une collègue me l’a montré pour rire. En toute simplicité, l’auteur se prenait pour Dieu réincarné, en somme, le nouveau messie.»
Certes, tous les affabulateurs ne sont pas aussi faciles à confondre. Conséquence de la vogue des témoignages, parmi les foules de personnes estimant que leur souffrance et expériences réelles méritent bien un livre, se cachent aussi de nombreux menteurs. Et certains sont particulièrement convaincants, comme en témoigne Sylvie Delassus, éditrice chez Robert Laffont. Un jour, celle-ci reçoit le synopsis fort attrayant du «récit» d’un homme ayant connu une enfance malheureuse, puis une adolescence très difficile. «C’était le Petit Chose et Cosette réunis ! Il y avait tout pour faire pleurer dans les chaumières...» Assez séduite, l’éditrice rencontre l’auteur, et le découvre sympathique, éloquent et haut en couleur. «Le genre d’homme que l’on enverrait volontiers défendre son livre à la télévision.» Néanmoins, Sylvie Delassus sent que quelque chose cloche. Et certains éléments lui paraissent un peu suspects : «L’auteur affirmait descendre d’un roi africain.» Elle charge donc quelques journalistes de mener une petite enquête auprès des gens qui avaient croisé «son» auteur. «Et il s’est avéré qu’il n’avait pas une réputation de fiabilité extrême...»
Tel est le faussaire moderne, qui se distingue de ses prédécesseurs par ses motivations purement individualistes. Celles-ci sont de deux ordres : psychologiques et/ou financières. Certes, bien des contrefacteurs d’autrefois agissaient aussi pour combler les failles de leurs finances ou de leur personnalité. Mais d’autres falsifiaient à des fins politiques, comme Matvei Golovinski, agent de l’Okhrana, la police secrète du Tsar, qui publia, de 1903 à 1906 le fameux et infâme Protocole des sages de Sion, à l’origine de la thèse antisémite du complot juif mondial. Ou comiques, tel Rénier Chalon, auteur du Catalogue Fortsas, qui, annonçant une vente fictive d’exemplaires uniques, envoya, en 1840, toute l’Europe bibliophile dans le petit village belge de Binche. Ou encore poétiques, tels les comédiens Akakia-Viala et Nicolas Bataille, qui publièrent, en 1949, les vers de La Chasse spirituelle, faux Rimbaud bien connu.
Rien de cela chez les faussaires d’aujourd’hui, dont les mensonges ne servent qu’une seule cause : la leur. Rien d’étonnant, alors, à ce qu’ils ne se retrouvent pas non plus dans la littérature ou les traités d’érudition, mais dans ce genre éminemment dramatique du témoignage-vérité, tendance Jamais sans ma fille. Comme le confirme l’écrivain Philippe Di Folco, auteur des Grandes impostures littéraires, «chaque époque a les faussaires qu’elle mérite».
Le XVe siècle italien avait soif de sagesse hellène et latine ? Il eut Annius de Viterbe, qui lui fournit dix-sept tomes de commentaires et fausses traductions d’oeuvres antiques perdues, ainsi qu’un essai des plus farfelus sur les origines de la langue étrusque. Le XXe siècle s’interrogeait sur le mystère de la personnalité de Hitler ? Il récolta Konrad Kujau, qui fabriqua de façon industrielle de faux carnets intimes du Führer, lesquels furent publiés dans le magazine hebdomadaire Stern. Et notre XXIe siècle, qui se nourrit d’histoires vécues, néanmoins incroyables, et si possible exemplaires, hérite de Misha Defonseca...
Celle-ci a eu dernièrement les honneurs des journaux après avoir été découverte. Dans son livre, Survivre avec les loups, Misha Defonseca Monique De Wael, de son vrai nom se dotait d’une judéité de circonstance et d’un passé d’enfant sauvage : la meute l’aurait sauvée de la barbarie nazie et des terribles hivers de la Seconde Guerre mondiale. Grâce à eux, «Misha» affirmait avoir effectué un aller-retour Anderlecht en Belgique-Varsovie en Pologne, à 8 ans, en s’orientant avec une petite boussole tenant dans un coquillage ! Plus de deux cent mille exemplaires de son livre ont été vendus en France. «C’est facile aujourd’hui, avec le recul de dire que l’histoire n’était pas crédible, tempère Geneviève Perrin. Bernard Fixot, qui l’a publiée chez XO, est un grand professionnel, mais un affabulateur de talent peut prendre n’importe qui au piège.»
N’importe qui ? Peut-être, mais pas tout le monde. En 1996, Henryk M. Broder, journaliste au quotidien allemand Spiegel, discernait déjà des fêlures dans les affirmations et la personnalité de «Misha». «Falsification ou récit authentique, telle est la question. Il n’existe aucune preuve objective. Et tous ceux qui pourraient témoigner sont morts ou disparus.» En 1997, Jane Daniel, éditrice américaine du livre, présente le manuscrit aux professeurs d’université et spécialistes de l’Holocauste, Lawrence L. Langer et Deborah Dwork, qui en pointent les incohérences - le récit de «Misha» ne colle pas du tout avec l’historique des persécutions menées en Belgique. Leurs vives réticences n’empêchent pas Jane Daniel de publier le livre... avant qu’un conflit judiciaire avec l’auteur ne l’amène à retourner lestement sa veste et à porter sur son blog le certificat de baptême de Monique De Wael, et un registre scolaire pour l’année 1943-1944 mentionnant son nom. Plutôt gênant, quand on revendique sa judéité et que l’on prétend avoir passé la guerre dans la nature sauvage ! De même, fin janvier dernier, le chirurgien Serge Aroles, passionné par les cas d’enfants loups et que les dires de Misha avaient laissé sceptique, levait d’autres éléments douteux. Le loup a été finalement levé le 23 février par Marc Metdepenningen, journaliste judiciaire au quotidien belge, Le Soir (lire ci-contre). Bien embarrassé, Bernard Fixot, patron des éditions XO, a décidé, après avoir présenté ses excuses aux lecteurs et libraires, de continuer à commercialiser Survivre avec les loups, mais sous l’appellation «roman» !
Bernard Fixot était-il au courant de la supercherie ? Certains indices, qui ressemblent à un maquillage, pourraient le laisser penser aux esprits mal placés. Comme le changement de nom des grands-parents adoptifs de «Misha», pointé par Marc Metdepenningen. Appelés les «De Wael» dans l’édition américaine du livre - le vrai nom de «Misha», qui aurait donc pu conduire à la divulgation de son identité - ils deviennent «Valle» dans l’édition française... «Elle les décrivait comme des gens qui la recueillent contre de l’argent. On s’est dit que cette famille devait toujours exister, et nous avons donc simplement changé les noms pour éviter un procès, ce qui se fait», répond Bernard Fixot. Le travestissement des noms, procédé commun en fiction, l’est donc devenu en récit. Il est bon de le savoir ! Et Fixot de réaffirmer avoir toujours cru en cette histoire : «Si je m’étais douté qu’elle était fausse, je ne me serais pas battu pour obtenir les droits mondiaux, je ne les aurais pas rachetés quand j’ai quitté Robert Laffont, je n’aurais pas passé deux ans à convaincre Misha de travailler avec Marie-Thérèse Cuny, pour obtenir une version meilleure que le livre original.»
En tout cas, cette affaire a placé ce puissant éditeur grand public dans une position inconfortable, qui l’a contraint à de multiples actes de contrition médiatique. «Je n’en veux pas à Misha. C’est une amie. Derrière la souffrance qu’elle s’est inventée, il y a une autre souffrance, bien réelle. Elle m’a trompé, mais en même temps, je la comprends. Je l’ai eue au téléphone et elle m’a dit, effondrée, qu’elle avait occulté dix ans de sa vie ! J’espère que cela ne va pas se finir mal.» Jane Daniel, l’éditrice américaine qui lui a vendu le livre, n’a pas droit à la même compassion : « Ce n’est pas quelqu’un de bien. Elle m’avait assuré avoir vérifié et honnêtement, je n’ai pas cherché plus loin, pensant qu’aux États-Unis, ils étaient particulièrement vigilants sur ce genre de récit. En fait, elle se doutait de quelque chose et m’a tout de même vendu le livre. » Difficile de dire qui est la dupe de qui dans cet imbroglio. Surtout lorsqu’on sait que Misha Defonseca, alors auréolée de sa gloire de survivante de l’Holocauste, a remporté un procès contre ladite éditrice, condamnée à lui verser 22,5 millions de dollars - somme qui n’a toujours pas été versée. « Nous sommes devant le cas d’une imposture de type "gargantuesque", quelque chose qui naît très tôt, se développe et envahit la vie du faussaire dans ses moindres recoins, jusqu’à effacer sa vraie personnalité, analyse Philippe Di Folco. Dans son enfance, on l’appelait la fille du traître parce que son père, résistant, avait été retourné par la Gestapo... En mentant, elle a substitué cette souffrance honteuse à une autre souffrance, mieux reconnue. » Et regarni ses finances au passage.
Coïncidence étonnante, au moment même où l’affaire Defonseca secouait la France, l’affaire Margaret B. Jones faisait trembler les États-Unis. Son héroïne est une Californienne de 33 ans s’appelant en fait Margaret Seltzer et ayant grandi à Sherman Oaks, banlieue aisée de Los Angeles où elle a étudié dans une école privée épiscopalienne. Cela ne l’a pas empêchée, dans son livre Love and Consequences : A Memoir of Hope and Survival Amour et conséquences, un récit d’espoir et de survie, sorti en février dernier, de se décrire en Indienne métisse et orpheline, de prétendre avoir été adoptée par une famille noire vivant au coeur de South Central, quartier de Los Angeles de sinistre réputation puis travaillé comme livreuse de stupéfiants pour le non moins réputé gang des Bloods. Pour construire son récit, la jeune faussaire s’était habilement basée sur d’authentiques confessions de délinquants. En revanche, elle s’est montrée moins adroite en fondant une association factice d’aide aux jeunes en difficulté, et surtout, en acceptant de se pavaner dans la section « maison et décoration » du New York Times, où sa soeur l’a reconnue avant d’alerter le journal. « J’étais déchirée, vraiment, et j’ai pensé que ce livre était pour moi la chance de donner la parole aux gens que personne n’écoute », a répondu la faussaire au New York Times. Une citation qui mériterait sa place dans une anthologie de l’imposture : comment peut-on prétendre donner la parole aux autres et la leur voler en même temps ? « Peut-être était-ce une question d’ego », a concédé la faussaire.
Son éditeur, Riverhead, a réagi en retirant aussitôt son livre des rayons... Une hâte bien explicable, considérant le nombre de lecteurs qui, sur le site Amazon, réclamaient déjà le remboursement : les particularités du système judiciaire américain font qu’une telle affaire peut coûter des fortunes à un éditeur. Celui de l’Américain James Frey en a fait les frais : il a dû verser près de 1 million d’euros, suite à une plainte de lecteurs furieux d’apprendre que l’auteur de Mille morceaux s’était beaucoup moins drogué que ce qu’il contait par écrit, et qu’il avait transformé, d’un coup de stylo magique, une simple garde à vue en longues années de prison.
Une telle multiplication des faux récits laisse perplexe. Comment des éditeurs peu réputés pour leur ingénuité, tel Bernard Fixot 64 ans, dont quarante-huit dans l’édition, ont pu s’y laisser prendre ? «Nous sommes des pourvoyeurs d’histoires, pas des vérificateurs», explique Pierre Féry, des éditions Michel Lafon. «Nous décidons de faire confiance à celui qui raconte, et dans 99,9 % des cas, nous avons raison.»
Les éditions Michel Lafon, qu’il dirige, ont connu leur 0,1 %. De 2002 à 2004, une jeune sportive promenait le récit de ses «terribles épreuves» du plateau de Jean-Luc Delarue à celui de Mireille Dumas. Son histoire était celle, peu commune, d’une personne ayant réchappé à deux cancers par la force de sa volonté, qui était devenue depuis championne de sa discipline. Flairant ce que l’on appelle, dans le monde ensoleillé de l’édition de témoignages, la « belle leçon de courage universelle », les éditions Michel Lafon ont fait affaire avec elle. «Ils m’ont proposé un "package", affirme-t-elle. Je devais passer deux jours avec une personne et lui raconter ma vie, à charge pour lui d’écrire le livre. Cela me gênait un petit peu : mon histoire était plus compliquée que celle que j’avais racontée jusqu’alors.» Et légèrement divergente...
Peu avant la sortie du «récit», un coup de fil prévient les éditions Lafon que le titre sportif que revendique la jeune femme serait usurpé. Aussitôt, les éditions Lafon vérifient si, comme elle l’affirme, elle a bien doublé une actrice à Hollywood... et ne la trouvent pas au générique. Craignant que le reste, et particulièrement les passages édifiants sur le cancer vaincu sans traitement et à force de volonté, ne soit aussi faisandé, l’éditeur a annulé aussitôt la sortie du livre. Plus tard, par le réseau médical, il apprendra que son auteur avait bien été lourdement opérée... mais pour devenir une femme à part entière ! « Je suis née hermaphrodite, proteste-t-elle. Mais j’ai aussi eu le cancer. Mon seul tort a été de mettre toutes mes opérations sur le dos de cette maladie. » Chez Lafon, on préfère croire en une « très grande détresse psychologique » que l’affaire n’a pas arrangée : dans une récente émission de télévision sur les grands mythomanes, l'auteur de Lafon était placée aux côtés de Jean-Claude Romand, le faux médecin qui avait assassiné sa famille et dont l’histoire a inspiré L’Adversaire, du romancier Emmanuel Carrère !
C’est exagéré. Lorsqu’ils ne se lancent pas dans des falsifications obscènes, comme le Suisse Bruno Grosjean qui en 1995 et sous le nom de Benjamin Wilkomirski, avait publié un faux témoignage sur les camps de la mort, exploité depuis par les négationnistes de tout poil, ces imposteurs modernes ne font « de mal à personne », pour reprendre les mots de Fixot à propos de Misha/Monique. Sauf à l’amour-propre de ceux qui ont cru leurs mensonges ! Pour avoir démasqué Misha Defonseca, Marc Metdepenningen a eu droit à des salves de correspondances injurieuses. Il est parfois douloureux d’être détrompé, quand on a trop rêvé...
Car au fond, si ces faussaires inélégants mais inoffensifs existent, c’est avec notre complicité, au moins inconsciente. La réaction de Véra Belmont, qui a porté au cinéma Survivre avec les loups, qui a perdu ses parents pendant la guerre et s’est identifiée à cette histoire d’orpheline au point de refuser d’abord à admettre sa fausseté, est, à cet égard, révélatrice. En nous projetant dans ces récits prétendument réels parce qu’ils font écho à notre propre expérience, et en attendant d’eux un enseignement, nous abdiquons notre sens critique. Aussi, plutôt que de stigmatiser ces faussaires, mieux vaut s’interroger sur la passion de notre époque pour les récits vécus, passion que les éditeurs ont bien identifiée. Pour preuve, dix-sept maisons avaient refusé le texte de James Frey lorsqu’il l’intitulait roman. Quand il l’a présenté comme un récit, les portes se sont miraculeusement ouvertes...
Alexis Brocas
http://www.voxnr.com/cc/dh_autres/EuppEyZZkEaiTpFJEF.shtml
Source : Le magazine littéraire :: lien