Qu'aurait pensé Claude Lévi-Strauss de Nuit Debout ?
Pour l'imaginer, voici un extrait du livre De Près et de loin, un long entretien du grand ethnologue avec Didier Éribon.
Claude Lévi-Strauss évoquait dans ce passage mai 68 mais ses propos s'appliquent parfaitement à ce mouvement créé et encadré par l'extrême-gauche qu'est Nuit Debout.
Didier Éribon : Comment avez-vous vécu mai 68 ?
Claude Lévi-Strauss : Je me suis promené dans la Sorbonne occupée. Avec un regard ethnographique. J'ai également participé avec des amis à quelques séances de réflexion. Il y a eu chez moi une ou deux réunions.
D.E. : Mais vous n'avez pas pris position dans le courant des événements ?
C.L.-S. : Non. Une fois passé le premier moment de curiosité, une fois lassé de quelques drôleries, mai 68 m'a répugné.
D.E. : Pourquoi ?
C.L.-S. : Parce que je n'admets pas qu'on coupe des arbres pour faire des barricades (des arbres, c'est de la vie, ça se respecte), qu'on transforme en poubelles des lieux publics qui sont le bien et la responsabilité de tous, qu'on couvre des bâtiments universitaires ou autres de graffiti. Ni que le travail intellectuel et la gestion des établissements soient paralysés par la logomachie.
D.E. : C'était quand même un moment de bouillonnement, d'innovation, d'imagination... Cet aspect-là aurait dû vous séduire.
C.L.-S. : Je suis désolé de vous décevoir, mais pas du tout. Pour moi, mai 68 a représenté la descente d'une marche supplémentaire dans l'escalier d'une dégradation universitaire commencée depuis longtemps. Déjà au lycée, je me disais que ma génération, y compris moi-même, ne supportait pas la comparaison avec celle de Bergson, Proust, Durkheim au même âge. Je ne crois pas que mai 68 a détruit l'université mais, plutôt, que mai 68 a eu lieu parce que l'université se détruisait.
D.E. : Cette hostilité à mai 68 n’était-elle pas une rupture totale avec vos engagements de jeunesse ? [Durant l'adolescence et au début de sa vie d'adulte, Claude Lévi-Strauss a été un fervent socialiste, passionné par Marx.]
C.L.-S. : Si je veux rechercher les traces de cette rupture, je les trouve beaucoup plus tôt, dans les dernières pages de Tristes Tropiques. Je me souviens m'être évertué à maintenir un lien avec mon passé idéologique et politique. Quand je relis ces pages, il me semble qu'elles sonnent faux. La rupture était consommée depuis longtemps.
Didier Éribon, De Près et de loin, Odile Jacob, 1998 ; rééd. 2001, pages 115-117.
http://www.ventscontraires.fr/2016/04/claude-levi-strauss-et-nuit-debout.html