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Né il y a quatre cent vingt ans : Corneille ou l'âme de la France éternelle

Le 6 juin 1606 -il y a quatre cent vingt ans - naissait à Rouen Pierre Corneille. Ce grand nom de la littérature française est superbement ignoré aujourd'hui des prétendues élites qui font l'opinion. L'auteur du Cid, de Cinna, d’Horace et de Polyeucte passe pour un martien dans la société qu'ils veulent nous bâtir.

Aux hommes qui érigent leurs passions en droits de l'Homme, que peut dire un Corneille qui campe des hommes sachant dompter leurs passions par la volonté ? Aux foules enivrées de toutes sortes de fiertés provocatrices, n'est-il pas indécent de parler de héros mettant leur fierté à s'élever jusqu'à la cime de leur être pour défendre l'honneur, la patrie, la religion ? Le duc de Levis-Mirepoix disait des héros cornéliens : « C'est l'individu fier de lui-même qui tantôt s'offre à la société, tantôt la repousse ou la veut dominer, soit par une affirmation de sacrifice, soit par une affirmation de révolte. »1 En somme un individualisme, mais celui d'âmes bien trempées, tout à l'opposé de celui qu'exalte la démocratie et qui repose sur la vanité et le caprice...

Digne héritier d'une famille de bourgeois rouennais, Corneille n'était pas l'auteur solennel, coincé et vaniteux dont de vagues souvenirs des manuels scolaires peuvent avoir laissé l'impression. Il fut jeune, léger, amoureux... Et, enfermé dans son bureau, il s'identifiait à Rodrigue de Bivar, à Curiace, à Sévère, à Polyeucte, sans que jamais nul n'eût pu soupçonner, sous les oripeaux du bourgeois provincial, l'âme des héros de son théâtre. Les premières années du jeune Corneille furent sans éclat particulier.

Au collège des jésuites, il fut un très bon élève, premier prix de grec et de latin. L'Antiquité le passionnait et il appréciait particulièrement les adaptations du répertoire classique, à buts édifiants, dont les bons pères faisaient la base de l'éducation donnée dans leurs maisons. Mais lorsque Pierre quitta le collège, il songea surtout à se divertir avec d'autres étudiants, à courir les filles et ne put réussir à décrocher qu'un diplôme de droit. Sa première plaidoirie fut, dit-on, un tel désastre que ses parents lui conseillèrent, pour le renom de sa famille, de renoncer au barreau, car il bafouillait lamentablement chaque fois qu'il devait parler en public. Son père lui acheta une charge de magistrat : ainsi, conscient de son manque d'aisance, pouvait-il se taire en société, même et surtout avec les filles. Il en aima une à la folie ; il en épousa une autre...

Le triomphe de l’honneur

Sa vie semblait ratée, mais il se consolait de ses illusions en écrivant. En 1629, il acheva une comédie Mélite ou les fausses lettres, où ii jetait toutes ses passions et ses amours contrariées. Le résultat était fin, spirituel, amoureux : tout ce que Corneille n'arrivait pas à être en public. Or justement, cette année-là, se produisit à Rouen la troupe du célèbre comédien Mondory. Notre Pierre alla timidement soumettre son manuscrit à cette star de la scène parisienne qui lut et s'enthousiasma et surtout accepta de monter la pièce à Paris : quelques mois plus tard, le triomphe était tel que Corneille dut gagner la capitale pour cueillir la gloire naissante. Mélite fut suivie de Clitandre, La Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place royale et même d'une tragédie, Médée, et d'une tragédie bouffonne, L'Illusion comique : le jeune auteur cherchait sa voie...

Voici qu'il la trouva en 1636 - il y a trois cent quatre-vingts ans - en écrivant Le Cid : dans cette tragi-comédie, Corneille offrait à son public une œuvre qui incarnait les aspirations de toute une génération, qui témoignait d'un moment particulier, d'une époque, et qui exprimait le génie éternel d'un peuple. Il avait pris beaucoup de risques en plaçant l'action de sa pièce en Espagne, car la France était alors en guerre contre ce pays et la reine Anne d'Autriche, infante d'Espagne, surveillée étroitement, n'avait pas encore donné d'héritier à la couronne de France... Or Rodrigue avait l'âme française. La lutte du sentiment de l'honneur familial et de l'amour, et le triomphe de l'honneur, cela enthousiasmait alors les Français. En Rodrigue, se reconnaissaient tous les jeunes gens de la Cour. Sa bravoure, son panache, ses dialogues amoureux, sa courtoisie, sa galanterie étaient l'apanage de la noblesse française guerrière, qui ovationna Corneille.

Le triomphe du patriotisme

En 1640, ce fut Horace, la tragédie de la patrie menacée, où, derrière les rodomontades du Romain, Corneille dissimulait à peine sa compassion envers Camille et Sabine. Ici, c'était la lutte du patriotisme devenu passion contre l'amour et contre tous les sentiments humains, et la victoire du patriotisme. Il peignait avec Curiace - le véritable héros de la pièce -, le défenseur de la terre ancestrale, celui qui, comme devait le dire Robert Brasillach2, « mourra parce qu'un homme ne refuse pas de mourir et ne se désolidarise pas d'avec sa nation », mais qui refusait de haïr au nom d'une nation devenue en quelque sorte idéologie.

Le triomphe de la clémence et de la générosité héroïque

1641 fut l'année de Cinna ou La clémence d'Auguste, mais aussi l'année de la révolte des Va-nus-pieds à Rouen, impitoyablement écrasée par Richelieu. Cette pièce doit donc être comprise comme un appel à la clémence du moderne Auguste pour la Normandie ravagée. Retenons ce bel éloge de la monarchie par Cinna s'adressant à Maxime :

« Si l'amour du pays doit ici prévaloir, /C'est son bien seulement que vous devez vouloir ;/ Et cette liberté, qui lui semble si chère, /N'est pour Rome, seigneur, qu'un bien imaginaire, /Plus nuisible au * utile, et qui n'approche pas /De celui qu'un bon prince apporte à ses États. /Avec ordre et raison, les honneurs il dispense, /Avec discernement punit et récompense, /Et dis-pose de tout en juste possesseur, /Sans rien précipiter, de peur d'un successeur. /Mais quand le peuple est maître, on n 'agit au 'en tumulte : /La voix de la raison jamais ne se consulte ; /Les honneurs sont vendus aux plus ambitieux, /L'autorité livrée aux plus séditieux. /Ces petits souverains qu'il fait pour une année, /Voyant d'un temps si court leur puissance bornée, /Des plus heureux desseins font avorter le fruit, /De peur de le laisser à celui qui les suit ; /Comme ils ont peu de part au bien dont ils ordonnent, /Dans le champ du public, largement ils moissonnent, /Assurés que chacun leur pardonne aisément, /Espérant à son tour un pareil traitement : / Le pire des États, c'est l'État populaire. » (Acte II, scène 1).

Belle page politique, montrant un roi tel que la France le méritait : soucieux du seul bien commun, ne considérant pas la liberté comme fin du politique, assez fort pour conserver son indépendance et sa capacité d'arbitrage, et surtout s'inscrivant dans la durée et la continuité, alors que la démocratie n'est que déraison, ambitions, rivalités, irresponsabilité, dégradation des mœurs... Cinna était la lutte de la clémence contre la passion de la vengeance et le triomphe de la clémence, de la générosité héroïque, vertus devenues bien rares dans nos sociétés post-modernes...

Le triomphe de la grâce

1643 : Polyeucte, la grande tragédie chrétienne, celle de la lutte de l'amour de Dieu, allumé et alimenté par la grâce, contre l'amour humain et rattachement aux biens de ce monde, lutte qui finissait par le triomphe éclatant de la grâce, même dans l'âme de Pauline, car l'amour chez Corneille était partie intégrante de l'action : il était l'obstacle principal aux victoires de la volonté qu'il rendait douloureuses et magnifiquement émouvantes- Car les héros cornéliens n'étaient pas des âmes simples, tout d'une pièce, sans aucun attachement, sans aucune compassion ; la force de la volonté mise au service d'une passion noble, l'honneur, la gloire ou l'amour de Dieu, n'en était que plus déchirante et sublime.

De grands exemples

Dans notre monde vulgaire et superficiel, il faut relire Corneille qui se propose de soulever l'admiration par l'étalage de la force morale de l'homme supérieur qui s'affirme dans les victoires répétées de la volonté sur les passions. Ses personnages, surhumains par leur volonté, sont cependant très humains par leurs luttes ; et c'est ce qui les rend si touchants : ils souffrent et triomphent de leur douleur. Corneille nous élève et nous maintient à travers toute son œuvre dans une atmosphère spéciale où seuls les sentiments nobles ont leur place, il nous montre la force et le triomphe de la faculté qui nous fait être vraiment hommes : la volonté. Il nous entraîne très loin des prêches de François Hollande ou de Manuel Valls qui voudraient nous inculquer la philosophie de pacotille des droits de l'homme pour nous rendre forts face au terrorisme...

Corneille fut l'apologiste de la vertu au sens latin du terme, du courage, de l'honneur, mais il le fut aussi de la tendresse, de la pitié et de l'amour, quand, après avoir aligné ses superbes et cinglants alexandrins, il révèle soudain ses véritables sentiments dans un vers tout de douceur et de sensibilité : « un je ne sais quel charme encore vers vous m'emporte... »

Nous emprunterons notre conclusion à Mgr Calvet (1874-1965), professeur à l'Institut catholique de Paris dans les années 1940 : « Les œuvres de Corneille expriment la vigueur encore insoumise du XVIIe siècle. La France cherchait son équilibre ; mais, dans son ardeur indisciplinée, elle n'acceptait pas le joug de Richelieu. Richelieu mort, elle déchaîna la Fronde. Corneille nous fait sentir ces frémissements des âmes libres et, en même temps, il indique toutes les raisons qu'elles ont de se soumettre et il justifie d'avance l'ordre qui va venir [sous Louis XIV]. Poète de l'individualisme, il est aussi le poète de la discipline, parce qu'il est le poète de l'héroïsme, et l'héroïsme n'est en somme que l'individualisme discipliné pour le bien, par la volonté libre »3 Il est grave que, dans les écoles publiques comme privées, l'on ne propose plus ces exemples d'hommes pleinement hommes, de ceux dont manque cruellement notre société chloroformée, et qui seraient de nature à exalter une jeunesse qui se cherche, aujourd'hui encore... N'oublions jamais qu'une société n'a que la jeunesse qu'elle mérite.

Michel Fromentoux. Rivarol du 9 juin 2016

1. Servitudes et grandeurs de l'individualisme français.

2. Robert Brasillach : Pierre Corneille. Ed. Fayard, 1938.

3. Histoire de la littérature française. Ed de Gigord, 1935

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