Dans sa forme primitive, le panthéon grec avait pour divinité sacrée le dieu taureau, issu de la fusion des croyances aryennes et crétoises. Ainsi, à l’époque des invasions des Ioniens, des Achéens et des Doriens, le culte du taureau était déjà bien établi. Il ne se limitait pas à des courses sacrées, mais comportait de nombreuses autres manifestations rituelles. Ainsi, par exemple, au temple de Delphes, des sacrifices avaient lieu, visant à attirer des bénédictions sur la terre et les hommes par l’intermédiaire du divin animal qui n’était pas seulement hosios (saint, non souillé moralement) mais hosioter (celui qui sanctifie).
À Rome, le culte du taureau fut maintenu, avec quelques transformations, par le culte de Mithra. Vraisemblablement introduit en Europe par les légionnaires romains stationnés en Orient, Mithra est un dieu indo-européen adoré chez les Hourrites du Mitanni, les Aryas en Inde et par le mazdéisme en Perse. Mithra, à Rome, garda bien des traits de sa nature originelle : celle du dieu de la lumière solaire, intermédiaire entre les hommes et les grands dieux inabordables, plus proche du héros que du dieu tout puissant.
Né mystérieusement d’un rocher, Mithra dut tout d’abord s’imposer au soleil. Puis, plus tard, Ormazd, dieu suprême du ciel, lui ordonna de s’emparer d’un terrible aurochs. Après des peines nombreuses, Mithra parvint à dompter le taureau. Le Soleil donna alors l’ordre à Mithra de le tuer. Mithra qui s’était attaché à l’animal s’exécuta contre son gré et tua le taureau en lui plongeant son couteau dans le corps. Du corps de la victime surgirent toutes les plantes utiles à l’homme : le blé naquit de sa moelle épinière, la vigne de son sang. Ahriman, dieu des ténèbres, envoya ses démons (sous la forme d’un scorpion, d’une fourmi et d’un serpent — trois animaux chtoniens) pour empoisonner ces forces vitales. Ils échouèrent grâce à l’intervention du chien de Mithra, et du sperme du taureau naquirent tous les animaux utiles à l’homme. Mithra devint le grand bienfaiteur de l’humanité.
Dans tout l’Empire Romain se multiplièrent alors les courses de taureaux, touchant tous les peuples européens, des Volsques, prédécesseurs des Romains, aux Celtes et aux Germains. En pleine civilisation gallo-romaine, la mise à mort d’un taureau après une chasse mouvementée est déjà devenue une corrida formelle comme en témoignent de nombreux fragments de poteries retrouvés à Rome et en Provence.
En Europe orientale et occidentale, en Scandinavie, en Écosse et en Irlande, se répandit une religion taurine, introduite initialement par les Celtes. Toutefois, chez ceux-ci, le taureau n’a pas une valeur symbolique exclusive de virilité. Il est surtout, comme en Irlande, l’objet de métaphores guerrières. Ainsi un héros ou un roi de grande valeur militaire est appelé le “taureau du combat”. De même, dans le récit de La razzia des vaches de Cooley [Táin Bó Cúailnge], un taureau brun et un taureau blanc s’affrontent. Les posséder signifie posséder la souveraineté guerrière, l’un représentant l’Uster et l’autre le Connaught.
En Gaule, l’iconographie comporte un taureau à trois cornes, probablement un ancien symbole guerrier : la troisième corne devant représenter ce qui, en Irlande, est appelé Lon laith (lune du héros), espèce d’aura sanglante apparaissant au sommet du crâne du héros en état d’excitation guerrière. De plus, les Celtes, vivant dans les grandes forêts de chênes d’Europe, associèrent le dieu taureau au ciel et au chêne, symbole de de la reproduction. Des liens étroits unissaient donc le symbole de fertilité du taureau au chêne phallique porteur de glands.
Le culte celtique du taureau s’implante aussi profondément en Scandinavie, les coiffes à cornes étaient déjà un trait de la culture scandinave deux mille ans avant notre ère, et ces symboles de puissance étaient encore en usage chez les Vikings aux VIIIe et IXe siècles de notre ère, lorsqu’ils envahirent les côtes de l’Europe. Un mythe ancien explique la naissance du monde par la libération d’une vache prisonnière des glaces et qui aurait engendré toute la vie terrestre. L’épopée scandinave des Eddas est d’ailleurs significative. La légende fait souvent allusion à des héros faisant rôtir des taureaux afin d’accroître leur vigueur. Ainsi le dieu Thor, après l’absorption de trois barriques d’hydromel, mange un taureau avant de partir à la reconquête de son marteau magique. Ainsi Brunhilde est évoquée buvant de l’hydromel dans une corne offerte par Siegfried et qui deviendra plus tard la corne de guerre du Dieu Odin.
En Angleterre, enfin, la corne était liée au culte de la fertilité. De vieilles légendes évoquent des combats entre les hommes et les taureaux, ceux-ci étant peints aux couleurs des groupes guerriers.
En 392, l’interdiction des cultes païens par Théodose visait particulièrement le culte de Mithra, alors très répandu. En 427, le Concile de Tolède a donné une description officielle du diable : un être gigantesque, cornu, au corps velu et aux oreilles d’âne, et pourvu d’un phallus énorme. Avec la montée du christianisme, les cultes taurins reculèrent en Europe et c’est principalement en Espagne que la tradition a perduré, En effet, dans cette région, les combats de taureaux étaient trop bien enracinés et l’Église dut transiger. Fidèle à sa politique, elle “christianisa” cet usage sacré pré-chrétien, qu’il lui était impossible d’extirper en plaçant la tauromachie sous son patronage et en limitant ses manifestations. Au Ve siècle, l’Espagne était déjà devenue le sanctuaire des cultes taurins.
► Alban Ergoyen, Combat païen n°33, mai 1993.