André Murawski, conseiller régional Hauts de France, essayiste
Le 28 octobre 2003, Philippe de Villiers, en visite à l’Elysée à l’occasion des consultations du chef de l’Etat sur l’avenir de l’Europe, a entendu Jacques Chirac affirmer que « les racines de l’Europe [seraient] autant musulmanes que chrétiennes ».
Cette déclaration a suscité la polémique dans la mesure où, si la plupart de nos contemporains admettent le caractère gréco-romain, judéo-chrétien, voire celtico-germanique, scandinave et slave de notre héritage, bien peu imaginent que les racines de l’Europe pourraient être aussi musulmanes.
De toute évidence, l’ancien président de la République a souhaité légitimer un discours politique partisan en se fondant sur une interprétation tendancieuse de l’histoire. Une histoire pourtant tragique comme le montre celle, récente, de la Hongrie qui, située au cœur de l’Europe, n’a jamais cessé d’en cultiver le souvenir dans sa réalité charnelle. Une histoire qui devrait amener les Européens à affirmer la réalité de leurs racines charnelles.
Des racines prétendument multiconfessionnelles et clamées dans l’intention d’influencer l’opinion.
La fin du XXe siècle et le début du XXIe ont vu l’émergence d’un discours politique tendant à imposer une nouvelle vision de l’histoire en rupture avec la tradition républicaine. Ainsi, là où la République commémorait autrefois nos gloires politiques et militaires, mais aussi littéraires, scientifiques ou artistiques, les représentants des partis dits « de gouvernement » ont donné un poids disproportionné et quasi exclusif à certains épisodes d’un passé parfois douloureux. A l’étude de toute notre histoire, ciment de la cohésion nationale, on a substitué le devoir de « mémoire ». A la célébration de la « mission civilisatrice de la France » a succédé le devoir de « repentance ». A « une certaine idée de la France » du général De Gaulle ses successeurs ont peu à peu opposé l’image d’une puissance « moyenne » à laquelle il fallait se résigner.
Cette évolution ne relève pas d’une prise de conscience tardive mais procède d’une volonté clairement exprimée. Le peuple français, jadis chanté par Renan et considéré comme un ensemble transcendant les origines, les religions ou les particularismes locaux, devrait aujourd’hui refléter l’image de la « diversité ». Et le passé, donc entre autres l’histoire, de justifier ce passage de la République et de la nation « une et indivisible » à une France multiculturelle et pluriconfessionnelle, fruit d’immigrations, elles aussi, diverses et mal maîtrisées.
Les propos de Jacques Chirac sur les racines de l’Europe prétendument « autant musulmanes que chrétiennes » ont été précédés par son éloge du métissage de décembre 2002. Au congrès du Parti socialiste à Dijon en 2003, Laurent Fabius a affirmé que « Quand la Marianne de nos mairies prendra le beau visage d’une jeune rançaise issue de l’immigration, ce jour-là la France aura franchi un pas en faisant vivre pleinement les valeurs de la République ». Dominique de Villepin ne fut pas en reste quand il déclara que « La dimension islamique fait partie intégrante de l’Europe ». Sans surprise, Tarik Ramadan exprima que « L’Europe doit se réconcilier avec la diversité de son passé afin de maîtriser le pluralisme impératif de son avenir ».
On constate donc l’incontestable unité de discours d’une certaine classe politique qui, pour justifier devant l’opinion publique le choix politique d’une France, mais également d’une Europe multiculturelles, tend à faire accroire l’idée que les racines de l’Europe seraient autant musulmanes que chrétiennes. L’exemple de la Hongrie infirme cependant cette conception inexacte de la réalité historique.
L’histoire distingue entre les racines et les simples apports
Située au cœur de l’Europe, la Hongrie a connu, au cours de son histoire, un âge sombre désigné par le nom de « Hongrie ottomane ». Cette période, qui s’est étendue de 1541 à 1699 (et même 1718 pour la région du Banat), a vu le tiers du territoire hongrois occupé par l’Empire ottoman musulman.
Sur le plan administratif, le territoire hongrois fut divisé en provinces, les Sandjaks, gouvernés par des Sandjaks-Beys placés sous l’autorité du Pacha de la ville de Buda. Les infrastructures de la Hongrie médiévale disparurent. L’absence de la plupart des seigneurs plaça les paysans sous l’autorité directe du sultan. Exception faite de la corvée, les paysans restèrent soumis aux mêmes redevances et obligations avec en plus le kharadj, capitation payée par les non-musulmans. La dureté de l’occupation turque déclencha la fuite des populations qui s’organisèrent en bandes appelées les troupes de Hajdu.
L’occupation qui devait durer plus de 150 ans prit possession des villes. Ici, les Turcs commençaient par installer une garnison permanente et une administration, bientôt suivies par la construction de mosquées avec minaret, symbole de l’islam victorieux, puis de hammams et de souks. Avec le temps on compta dans 39 grandes villes 165 mekteb, écoles primaires où l’on enseignait l’écriture, l’arithmétique de base, la lecture du Coran et les prières musulmanes. 77 madrassas, écoles secondaires théologiques, enseignaient les sciences religieuses.
Le principal souci de l’administration ottomane était la collecte des impôts, montrant une volonté d’exploiter le pays. Peu à peu, les villes se désertifièrent, notamment en raison des prises d’esclaves. L’agriculture fut délaissée au profit de l’élevage à destination de l’Empire ottoman. Considérant la plaine hongroise comme une base avancée pour la conquête de l’Europe, les Turcs ne purent cependant islamiser le pays en raison de leur situation peu assurée. Ils s’efforcèrent donc de s’appuyer sur ce qui restait des corps constitués tels que la noblesse, le clergé ou les villes, mais tentèrent aussi d’implanter jusqu’à 80.000 colons musulmans chargés de surveiller la population chrétienne et dont la vie religieuse fut assurée par les mosquées rapidement construites ou par la transformation d’églises en mosquées.
Le territoire hongrois occupé par les Turcs connut pendant 150 ans une période de pillage, de rapts d’enfant et de dépeuplement de milliers de villages et de hameaux. Le peuple entier fut martyrisé pendant plus d’un siècle. On estime à 3 millions le nombre de Hongrois qui furent réduits en esclavage et dispersés dans l’Empire ottoman. Cette ponction démographique, qui s’exerça pratiquement chaque jour sans interruption, empêcha la Hongrie de connaître la vitalité démographique des autres Etats européens à cette époque. Cette période fit naître chez les Hongrois un esprit de famille et un esprit national presque obsessionnels, dont la mémoire persiste à travers la littérature, l’histoire, mais aussi à travers les contes comme le souvenir d’une catastrophe quasi biblique. Si le souvenir de l’occupation turque musulmane reste présent dans la Hongrie contemporaine, il ne saurait être question de racines communes, mais simplement d’un apport subi et contraint.
Les racines de la Hongrie déterminent la politique de ce pays d’Europe
L’exemple hongrois montre combien la question des racines de l’Europe mérite d’être considérée à l’aulne non seulement de l’histoire, mais aussi de la mythologie, de la spiritualité, de l’esprit qui fait les peuples et les nations. Littré définit la racine comme « le principe, l’origine de certaines choses ». Le Larousse du XX siècle complète cette définition en évoquant un « lien », une « attache ». Abordant le domaine de la linguistique, le même dictionnaire mentionne le « mot primitif d’une langue, qui a donné naissance à d’autres ». Les racines seraient donc ce qui se trouve être à l’origine, à la source des choses. Que dire alors des racines de la Hongrie en tant que nation européenne ?
Promulguée le 25 avril 2011, la Loi fondamentale de la Hongrie, dans son préambule, exprime clairement l’attachement des Hongrois à leurs racines chrétiennes. La référence à Dieu apparaît en exergue en les termes « Bénis les Hongrois, ô Seigneur ! ». La profession de foi « nationale » trouve ses sources dans l’histoire et la religion : « Nous sommes fiers que notre roi saint Etienne ait placé l’Etat hongrois sur des fondations solides en faisant entrer notre patrie dans l’Europe chrétienne. » L’indépendance nationale est ainsi évoquée : « Nous sommes fiers de nos ancêtres qui se sont battus pour la survie, la liberté et la souveraineté de notre nation ». Enfin, l’histoire tragique des XVIe et XVIIe siècles est nettement perceptible : « Nous sommes fiers que notre peuple se soit battu pendant des siècles pour défendre l’Europe, contribuant aux valeurs communes de celle-ci par son talent et son assiduité ».
La Hongrie est entrée dans l’Union européenne le 1er mai 2004. Jusqu’à l’été 2015, elle a été le principal point d’entrée en Europe de populations non européennes empruntant la route des Balkans occidentaux. La gravité de la situation dans ce pays comptant moins de 10 millions d’habitants a amené le gouvernement issu de l’Alliance des jeunes démocrates (Fiddesz), de centre-droit, à fermer sa frontière et à refuser d’accueillir des immigrés désignés sous le nom de « migrants ». Suivant la même politique, la Hongrie a refusé la « relocalisation » de 120.000 migrants adoptée le 22 septembre 2015 par le Conseil de l’Union européenne. Elle a également durci sa législation sur le droit d’asile.
Cette situation a conduit la Hongrie à introduire un recours en annulation contre la « relocalisation » devant la Cour de justice de l’Union européenne, tandis que la Commission européenne initiait des procédures d’infraction contre la Hongrie suite à la politique de ce pays en matière d’asile. On constate donc l’apparition d’un différend entre les institutions de l’Union européenne et un Etat membre, dont l’origine provient de politiques résolument contraires où la conception des racines de l’Europe, soit chrétiennes, soit multiples et diverses, détermine les discours et les décisions.
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Son pontificat a été l’occasion pour Jean-Paul II de revendiquer pour l’Europe des racines chrétiennes communes. Cette conception fut également portée par le pape Benoît XVI. A l’inverse, le Traité européen de Lisbonne a choisi de n’admettre que l’inspiration de multiples héritages « culturels, religieux et humanistes » volontairement flous afin, probablement, de ne pas hypothéquer une extension de l’Union européenne vers la Turquie musulmane. Cette idée a été évoquée par ailleurs les 17 et 18 juin 2011 à la Sorbonne à l’occasion d’un colloque sur « l’Europe et l’islam, d’Al Andalous aux négociations d’adhésion de la Turquie ». Il importe à ce sujet de garder en mémoire qu’à Ankara, en 1963, l’accord d’association avec l’Europe précisait dans son préambule que « l’appui apporté par la CEE aux efforts du peuple turc pour améliorer son niveau de vie facilitera ultérieurement l’adhésion de la Turquie à la Communauté ». On voit que la question de l’extension des racines de l’Europe dans le discours politique contemporain n’est sans doute pas le fruit du hasard.
Pourtant, la réalité commanderait de distinguer entre l’héritage, qui se rapporte aux racines, et l’apport, qui relève des contacts inter-civilisationnels, comme l’indique fort justement Guillaume Dye dans la Revue belge de philologie et d’histoire : « On peut, et on doit même, reconnaître l’impact décisif de l’héritage grec et du christianisme sur l’Europe, mais cela n’oblige pas pour autant à nier l’importance de l’apport arabe ». Et le même d’indiquer plus loin que « Les sociétés européennes, de manière générale (on laissera présentement de côté les cas plus complexes de la Péninsule ibérique, de la Sicile et des Balkans), n’ont été que très marginalement, pour ne pas dire aucunement, façonnées par la religion musulmane ».
S’exprimant sur le même sujet dans les colonnes du Point le 5 janvier 2006, l’historien israélien Elie Barnavi se disait « consterné par cette négation de l’histoire. L’Europe est le fruit d’un double souvenir : celui de l’Empire romain et celui de la chrétienté », tandis que, moins nuancé, l’historien Thierry Camous définissait l’identité européenne comme une réaction à l’expansionnisme turc : « Il n’est pas exagéré d’affirmer que les Turcs ont joué à l’époque moderne un rôle déterminant dans la naissance d’une identité européenne. L’Europe se dessine, de Vienne à Venise, de Gênes, Rome ou Madrid à Paris, voire à Londres, à travers l’effort collectif de lutte contre l’ennemi ottoman, infidèle, despotique, impérialiste et “barbare” ».
L’archéologie nous montre de nombreux vestiges des civilisations protohistoriques et antiques, celte, grecque, romaine, germanique, scandinave ou slave, et des monuments plus nombreux encore de la foi chrétienne catholique, orthodoxe ou réformée. Dans le domaine de la pensée, l’Europe est l’héritière de la philosophie grecque qui lui a donné la démocratie, mais qui lui a aussi enseigné la distinction entre philosophie et théologie, principe de la séparation entre le spirituel et le temporel. L’organisation des sociétés européennes reste largement inspirée par la lex romana et, jusqu’à une époque récente, l’étude des « humanités » gréco-latines et des classiques était le fondement de la formation de « l’honnête homme » européen. Sans doute un nouvel humanisme pourrait-il voir le jour s’il trouvait son inspiration et sa source dans les vraies racines de l’Europe.
André Murawski
Conseiller régional Hauts-de-France
16/08/2017
https://www.polemia.com/sur-les-pretendues-racines-musulmanes-de-leurope-lexemple-de-la-hongrie/