Par Mathieu Bock-Côté
Après qu'Emmanuel Macron a annoncé qu'il comptait reconnaître le drapeau et l'hymne européen, Mathieu Bock-Côté démontre ici que les aspirations européennes du chef de l'Etat sont à contre-courant de celles du peuple français [Figarovox 12.10]. Il a raison !
De bien des manières, et à plusieurs reprises, Emmanuel Macron l'a fait comprendre, la construction européenne est pour lui l'horizon indépassable de la France. Toujours, elle doit aller de l'avant.
La France ne peut qu'y participer avec enthousiasme ou déchoir dans un souverainisme que l'on décrète inévitablement étroit et poussant la nation au repli identitaire.
L'imaginaire macronien reprend les catégories fondamentales du progressisme contemporain.
Il y a l'ouverture et la fermeture, et conséquemment, les ouverts et les fermés.
Il y a l'élan vers le monde et le repli sur soi. Il y a les citoyens du monde et les nationalistes tribaux.
Il y a les forces de l'avenir et celles du passé.
Il y a l'avant-garde d'un monde nouveau et le bois mort de la vieille humanité enracinée.
Il y a les gens bien et ceux qui ne le sont pas ou le sont moins.
Emmanuel Macron a l'ardeur conquérante des nouvelles élites mondialisées qui ne veulent plus s'encombrer de la ringardise patriotique.
C'est assurément dans cet esprit qu'il s'est engagé à reconnaître le drapeau et l'hymne européens, pour marquer une fois pour toutes l'adhésion de la France à un projet devant lequel les Français ont pourtant témoigné de grandes réserves.
C'est sa manière de répondre à ceux qui croyaient pour congédier ce symbole qu'ils jugent inapproprié au cœur des institutions nationales. C'est une nouvelle étape dans l'européanisation mentale et culturelle des élites françaises, pour qui la construction européenne relève du sens de l'histoire.
On ne doit plus voir l'Union européenne comme un cadre dont on peut s'extraire ou s'éloigner, selon les préférences populaires et l'intérêt national. Emmanuel Macron ne cesse de brandir son idéal européen, presque de manière incandescente.
Un mauvais esprit pourrait faire remarquer au Président de la république que lorsque la France voit dans l'Europe une occasion de sortir d'elle-même, comme si elle voulait se délivrer du fardeau de la souveraineté, l'Allemagne y voit l'occasion de s'imposer aux autres.
Certes, il y a quelque chose de grotesque, pour ne pas dire de loufoque dans la manière dont cette controverse est en train de tourner. La déclaration de guerre de la France insoumise contre le drapeau européen est justifiée au nom d'un anticatholicisme aussi maladif qu'anachronique.
C'est un peu comme si la France insoumise devait maquiller un souverainisme qu'elle juge déshonorant, parce que suspect de nationalisme, alors que la lutte contre la religion catholique apparaît toujours de rigueur. La gauche radicale semble n'en avoir jamais fini dans sa volonté d'arracher les racines chrétiennes de la France. On y verra à bon droit une névrose, ou du moins, la résurgence d'un détestable folklore.
On trouve à la France insoumise un laïcisme ultra qui se trompe d'époque qui se conjugue avec le multiculturalisme agressif de ceux qui prétendent décoloniser la France en la dénationalisant. La gauche radicale ne sait jamais quoi faire de la nation, sinon la combattre ou la redéfinir comme une pure abstraction révolutionnaire.
Il n'en demeure pas moins que l'initiative d'Emmanuel Macron fait problème dans un pays qui a voté contre la constitution européenne en 2005 et qui tient plus que ses élites à l'identité et l'indépendance nationales. À tout le moins, dans l'esprit du commun des mortels, on ne saurait placer sur le même pied le drapeau français et celui de l'Union européenne.
Au nom du premier, des générations d'hommes ont accepté de sacrifier leur vie. Il touche aux plis les plus intimes de l'être et réfère à la part sacrée de la patrie. On ne saurait en dire autant du second qui demeure essentiellement un symbole technocratique qui ne touche ni le cœur ni l'âme. Rappeler cette simple vérité ne devrait pas choquer.
À la rigueur, on peut souhaiter qu'un jour, le drapeau européen prenne la place des drapeaux nationaux dans la conscience collective des peuples d'Europe. Ce n'est pas encore le cas. Le sentiment national n'est pas encore aplati.
Mais dans tout ce débat, un gros mot est sorti : qui ne s'enthousiasme pas pour l'initiative d'Emmanuel Macron est désormais suspect d'europhobie. C'est même pour lutter contre cette dernière qu'il faudrait s'y rallier. Il suffit d'inscrire une cause dans le cadre des grandes luttes contre les phobies pour d'un coup l'anoblir.
On voit encore ici à quel point l'évolution du vocabulaire est symptomatique d'une mutation des codes de la respectabilité politique. Peu à peu, l'opposition à la fédéralisation discrète ou revendiquée de l'Europe devient non seulement illégitime mais impensable autrement que sur le registre de la pathologie.
En trente ans, l'eurosceptique est devenu europhobe. Il a cherché à se définir positivement en se réclamant pour un temps du souverainisme, mais ce terme ne s'est jamais départi d'un parfum quelque peu exotique, comme s'il n'avait pas su faire sa place ailleurs que dans les marges politiques. Lui aussi aujourd'hui est disqualifié.
La nation fondait autrefois le lien politique : on lui accorde maintenant une connotation retardataire, et même réactionnaire. La construction européenne est certainement un idéal légitime, mais elle ne saurait avoir le monopole de la légitimité.
Cette controverse, toutefois, n'est pas sans quelques vertus. Elle rappelle que le macronisme n'est pas qu'un pragmatisme libéral appelé à mener en France les nombreuses réformes jugées nécessaires à sa modernisation, pour reprendre le vocabulaire d'usage. Il s'agit aussi, et peut-être surtout, d'un progressisme militant qui voit dans le dépassement de la nation un devoir d'époque et une mission presque sacrée.
Quand Emmanuel Macron souhaite voir la souveraineté européenne transcender, puis se substituer à la souveraineté nationale, il propose une rupture radicale qu'il croit porter au nom de sa conception héroïque de la politique.
À la différence de certains de ses prédécesseurs, il avance à visière levée et force ses adversaires à préciser leur propre philosophie politique. Il butera néanmoins sur cette réalité : il n'existe pas de peuple européen au singulier, mais des peuples européens, qui ne veulent pas se dissoudre dans un fantasme désincarné et indifférencié.
Ce en quoi on est en droit de penser qu'après la « séquence sociale » du début du quinquennat, la question nationale, d'une manière ou d'une autre, sera au cœur des prochaines années politiques.
Reste à voir comment la droite républicaine assumera ce clivage, elle qui peine pour l'instant à se positionner par rapport à un président si singulier.
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle : aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007), de Le multiculturalisme comme religion politique (éd. du Cerf, 2016) et de Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).