Par Michel Leblay et Laurent Artur du Plessis ♦ La revue de presse du Libre journal de Dominique Paoli sur Radio Courtoisie du 20 janvier 2020 portera sur une question technique mais passionnante : le lien entre croissance de la productivité et croissance économique.
Si nous exceptons les grèves insurrectionnelles de 1947-1948, la France traverse la plus longue crise sociale depuis la Libération. Ces grèves de 1947-1948, prises en main par le Parti communiste et son relais syndical la CGT, intervenaient au lendemain de la seconde guerre mondiale avec l’Occupation et les destructions considérables subies par le pays. Il en résultait pour une partie du pays une indéniable misère sociale. Aidée par le plan Marshall, la France engagea la reconstruction du pays et sa modernisation. Comme jamais auparavant, le pays entreprit un effort économique considérable, basculant dans la société de consommation de masse et atteignant des niveaux de croissance exceptionnels (5,3% en moyenne annuelle de 1949 à 1974). Probablement, parce que la rétribution n’était pas à la hauteur de l’effort accompli et des résultats obtenus, avec les salaires les plus modestes qui restaient insuffisants, la France bascula dans un mouvement de grève générale plus large encore que celui de 1936. Par les négociations, les avantages obtenus par les syndicats furent conséquents (hausse du SMIG de 35% et de 10% en moyenne pour les autres salaires).
Le club de Rome et l’interrogation sur la croissance
Dans ce contexte d’un enrichissement continuel de la société française et des autres sociétés occidentales, après les mouvements étudiants qui avaient culminé en France en mai 1968 et qui contestaient une société de consommation qui leur avait offert un confort matériel comme aucune génération précédente n’en avait bénéficié, un cercle de réflexion international, le Club de Rome, s’interrogea sur les questions posées par le développement économique. Il commanda un rapport au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Ce fut le Rapport Meadows de 1972 dont le titre français était Halte à la croissance ?
La baisse de la croissance économique à partir du milieu des années soixante-dix
Injonction à l’avenir ! L’année suivante, en octobre 1973, après le déclenchement de la guerre du Kippour, les pays de l’OPEP décidèrent de quadrupler en quelques mois le prix du baril du pétrole. Ce fut la fin des Trente glorieuses. A partir de la seconde moitié des années soixante-dix, la croissance économique moyenne des pays développés baissera de manière significative. Après quarante-cinq-ans, s’il apparaît que cette baisse a été variable selon les pays et qu’il y eut quelques phases d’amélioration, il n’empêche qu’à l’ouest de l’Europe la croissance moyenne est faible, voire très faible dans la zone euro. Si elle est plus élevée aux Etats-Unis, elle est néanmoins accompagnée par des déficits budgétaires et commerciaux considérables.
Si la concurrence des pays émergents dans un contexte d’ouverture des frontières est un facteur explicatif, l’analyse du phénomène ne saurait l’y réduire. D’une part, le basculement des années soixante-dix précède cette nouvelle concurrence et d’autre part, elle ne peut pas à elle seule être à l’origine d’une tendance aussi ample et à caractère structurel.
Les dernières observations sur le niveau de la croissance
Avant de s’interroger sur les causes possibles de la faiblesse de la croissance économique, devenue, dans certains cas, atone, il faut rappeler que pour la décennie 2010, le taux de croissance annuelle moyen en volume du PIB s’est élevé à 1,3% environ en France, à un peu moins de 1,6% en Allemagne avec une prévision selon les économistes du Crédit Agricole de 1,2% en 2020 et de 1,3% en 2021, pour la première et de 0,8% en 2020 pour la seconde. Les Etats-Unis connaissent une situation plus favorable : en rythme annuel, à la fin du troisième trimestre 2019, la croissance était de 2,1%. Par rapport à celle-ci, le niveau de la consommation est l’élément déterminant, associé aux déficits précédemment rappelés. Concernant la France, le journal Les Echos du 14 août 2019 (Les gains de productivité tombent à zéro en France) remarquait : Les gains de productivité enregistrés par l’économie française ont été nuls au premier semestre. Cela posera à terme un problème pour le pouvoir d’achat et le financement de l’Etat-providence, si le mouvement se poursuit. Dans un autre article paru dans Le Monde du 25 décembre 2019 (En 2019, l’emploi en France a connu une belle embellie), l’auteur Béatrice Madeline soulignait : « La totalité de la croissance passe en emplois », observe ainsi Patrick Artus, chef économiste chez Natixis. Faute de gains de productivité suffisants, les entreprises n’ont d’autre solution que d’embaucher pour faire face à l’accroissement de l’activité.
Qu’est-ce que la productivité ?
Pour tenter de comprendre la régression observée de la croissance économique, il est nécessaire de s’interroger sur l’évolution d’un paramètre essentiel à celle-ci : la productivité et sa croissance. Il faut rappeler que de 1949 à 1974, le taux de croissance annuel moyen de la productivité du travail s’est élevé à 5,6% pour une croissance annuelle du PIB de 5,3%. Comme le remarque Raymond Van der Putten dans une note du service économique de BNP Paribas de septembre-octobre 2016 (Le ralentissement de la croissance de la productivité) : Paul Krugman fit un jour l’observation suivante : « La productivité n’est pas tout, mais à long terme, presque tout dépend d’elle. La capacité d’un pays à améliorer son niveau de vie à terme dépend presque entièrement de sa capacité à accroître la production par travailleur ». L’auteur définit la productivité comme le ratio entre le volume de la production et l’utilisation des intrants, tels que le capital et le travail, en volume. Dans un article paru dans le numéro du second semestre 2017 de la revue Futuribles Charles du Granrut précise que la croissance de la production est le résultat de l’augmentation du facteur travail, du facteur capital et de la productivité globale des facteurs. Cette dernière est le rapport entre la valeur de la production et celle des moyens utilisés pour celle-ci : capital et travail. Quant à la productivité du travail, elle est définie ainsi par l’INSEE : La productivité « apparente du travail » ne tient compte que du seul facteur travail comme ressource mise en œuvre. Le terme « apparente » rappelle que la productivité dépend de l’ensemble des facteurs de production et de la façon dont ils sont combinés.
Appréhender ce concept de productivité est donc essentiel pour un juste diagnostic de l’écueil rencontré par les économies occidentales développées. A cet égard, la phrase introductive de l’article d’Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat, paru au quatrième trimestre 2017 dans la revue de l’OFCE, Croissance de long terme et tendances de la productivité – Stagnation séculaire ou simple trou d’air ? résume parfaitement le problème posé : La croissance dans les pays avancés a baissé par paliers depuis les années 1970 et a atteint depuis la crise (2007-2008) un rythme historiquement bas par rapport au XXe siècle. Ce ralentissement tient principalement à celui de la productivité globale des facteurs.
Quelques repères historiques
Pour mieux situer ce problème, quelques repères historiques s’avèrent nécessaires. Ils nous sont apportés notamment par Charles du Granrut dans son article paru dans Futuribles : La première vague de croissance de la productivité a débuté durant l’entre-deux-guerres aux États-Unis, puis s’est étendue au reste des pays avancés après la Deuxième Guerre mondiale. Le processus de diffusion a été progressif et s’est effectué dans le cadre d’une convergence lente et inachevée, c’est-à-dire que les pays les moins productifs ont eu tendance à rattraper le niveau de productivité des pays les plus productifs. L’auteur, qui assorti sa démonstration de remarquables graphiques, ajoute : … ce processus a été heurté puisqu’il a été arrêté ou ralenti pendant des périodes plus ou moins longues à la suite des guerres, des crises financières mondiales ou de chocs d’offre mondiaux… Ainsi, de la Première Guerre mondiale au début des années 1950, les États-Unis ont connu un rythme soutenu de croissance de la productivité globale des facteurs grâce à la diffusion des innovations liées à la deuxième révolution industrielle. Les autres pays ont connu avec un décalage cette phase de productivité issue de la première vague.
Pour expliquer cette croissance de la productivité qui est le principal facteur à l’origine de la croissance exceptionnelle des Trente glorieuses, Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat observent dans l’article qu’ils ont publié dans la revue de l’OFCE : Durant la presque totalité du XXe siècle, on observe une très forte vague de la contribution de la productivité à la croissance, nommée « The one big wave » par Gordon (1999). Cette vague correspond à la seconde révolution industrielle qui est associée à de multiples innovations, les quatre principales étant pour Robert Gordon l’utilisation croissante de l’énergie électrique dans l’éclairage et la motorisation, celle du moteur à explosion interne dans l’industrie et le transport, le développement de la chimie et en particulier des activités pétrochimiques et pharmaceutiques, et les transformations des communications et des modes d’information avec la diffusion du téléphone, de la radiophonie, du cinéma, … Ces nouvelles technologies se sont traduites en gains de productivité grâce à une population de plus en plus éduquée. Cette observation est capitale pour saisir ce que furent les fondements d’une période de croissance économique qui demeure à ce jour exceptionnelle. Le niveau de croissance atteint ne peut-être comparé à celui des pays nouvellement développés qui ont bénéficié de l’apport des innovations occidentales leur permettant un rattrapage accéléré.
La Révolution industrielle : une ou plusieurs ?
Une simple remarque pourrait être formulée concernant l’expression employée de seconde révolution industrielle qui induit l’existence de révolutions industrielles successives. Cette expression réduit quelque peu la portée du bouleversement que représente dans l’histoire de l’humanité le basculement dans la force mécanique qui est l’essence de la Révolution industrielle. Celle-ci se décompose alors en phases successives, trois en l’occurrence, pour le moment, avec tous les progrès et toutes les innovations qui leur sont liés. Ainsi, après l’introduction de la machine à vapeur, la seconde phase fut celle du moteur à explosion, de l’électricité et plus tard de l’atome qui permirent des progrès économiques et sociaux sans précédent. Ce qui est considéré comme la troisième phase de la Révolution industrielle, celle de l’électronique et de ses applications en termes de gestion de l’information et de communication, n’a pas répondu, pour le moment, aux attentes en matière de croissance de la productivité donc de croissance économique.
La baisse de la croissance de la productivité : ses causes possibles
Pour expliquer la baisse de la croissance de la productivité, plusieurs explications sont avancées. La moins convaincante est celle d’une difficulté à la mesurer dans la configuration économique présente. Quelle que soit la méthode de mesure adoptée, l’effet se juge au niveau de la croissance du produit intérieur, tenant compte, bien entendu, de la quantité de travail et de capital. Or nous ne pouvons que constater, en moyenne, un recul du taux de croissance du PIB. Beaucoup plus important comme argument est l’évolution de la distribution de la valeur ajoutée produite entre les différents secteurs d’activité économique, primaire, secondaire et tertiaire. La part croissante prise par ce dernier secteur dans la formation du PIB (la part de l’industrie manufacturière dans le PIB, la plus créatrice de valeur ajoutée est passée de près de 20% au début des années soixante-dix à un peu plus de 10% en 2018), devenue largement majoritaire, se traduit, par la nature des activités qui le compose, par une baisse globale du taux de croissance de la productivité.
Dans leur étude Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat présentent une hypothèse particulièrement intéressante. Partant d’analyses menées par l’OCDE sur un ensemble de données d’entreprises au vu desquelles il semblerait que le ralentissement généralisé de la productivité depuis le début des années 2000 ne serait pas observé sur les firmes les plus productives et s’expliquerait, au moins en partie, par une moindre diffusion des performances de ces firmes vers les autres, les auteurs ont mené une étude sur un large échantillon d’entreprises en France. Il apparaît que le ralentissement de la productivité durant la décennie 2000 ne viendrait pas d’un essoufflement à la frontière technologique. La croissance de la productivité des entreprises les plus productives ne connaît en effet pas de fléchissement apparent. Cette observation semble démentir, au moins pour la France, l’idée d’un épuisement des effets du progrès technique. Ils constatent une dispersion accrue des niveaux de productivité entre les entreprises. Elle pourrait avoir pour origine la baisse tendancielle des taux d’intérêt réels jusqu’à des niveaux très bas, qui à la fois permet à des entreprises peu productives de survivre mais aussi rentabilise des projets d’investissement peu performants. Assise sur des travaux approfondis, cette explication a certainement une large part de vérité par rapport à l’évolution des taux réels due principalement aux politiques monétaires conduites par les banques centrales. Néanmoins, elle ne saurait suffire pour comprendre le fléchissement constaté à partir du milieu des années soixante-dix puisque, en France, durant les Trente glorieuses, les taux d’inflation étaient supérieurs aux taux à long terme, certes avec des valeurs nominales nettement plus élevées.
Des perspectives à relativement long terme, extrapolation de la période passée
Le temps écoulé depuis les débuts de la Révolution industrielle ne représente qu’une infime partie de l’histoire de l’humanité, à partir du moment où naquit une forme d’organisation économique aux environs de 10 000 ans avant notre ère. Pour anticiper les évolutions futures, les comparaisons avec les précédentes phases de la Révolution industrielle sont donc réduites dans leur portée. Le processus suivi par la seconde phase de la Révolution industrielle, des innovations technologiques qui en ont constitué le fondement jusqu’à l’optimum de croissance économique qui en est l’aboutissement, peut-il servir de référence ?
En retenant l’hypothèse d’une référence à la seconde phase de la Révolution industrielle, Antonin Bergeaud, Gilbert Cette et Rémy Lecat dans leur article Croissance de long terme et tendances de la productivité – Stagnation séculaire ou simple trou d’air (Revue de l’OFCE) offrent au lecteur des perspectives favorables sur le long terme : Deux sources d’accélération dans le futur des gains de productivité sont généralement évoquées dans la littérature. La première est l’accélération des gains de performances des TIC et la seconde l’extension de l’utilisation des performances existantes des TIC dans de nombreux domaines d’activités économiques. Pour la première source qui repose sur de nouvelles innovations, des gains de performances d’une très grande ampleur seraient à attendre de l’évolution des techniques numériques. Surtout, s’agissant de la seconde source, les auteurs observent qu’il faut toujours un long délai pour qu’une révolution technologique trouve sa pleine mobilisation dans l’activité productive. Paul David (1990) avait ainsi montré qu’entre l’invention d’une dynamo électrique opérationnelle en 1868 et son utilisation pleinement efficace dans les années 1920-1930, 50 à 60 ans se sont écoulés. L’utilisation généralisée des TIC dans les pays les plus développés a déjà eu des effets certains mais encore limités sur la productivité : le principal serait à venir.
Néanmoins, à cette vision optimiste, ils ajoutent une condition : le scénario d’une stagnation séculaire demeurerait cependant toujours possible si les conditions d’une dynamisation de la demande n’étaient pas réunies. Ils s’interrogent alors sur le problème particulier de la zone euro où il n’y a pas de coordination des politiques économiques. En fait, il existe, au sein de la zone, des distorsions flagrantes entre deux groupes de pays : ceux des pays pour lesquels la demande est insuffisante, due notamment à un fort taux de chômage, les Etats concernés (l’Europe du sud essentiellement) ne disposant pas en raison de cette situation de possibilités d’une action budgétaire étant donné leurs déficits et leur endettement ; ceux d’Europe du nord dont la situation est jusqu’à présent favorable (l’évolution de l’économie allemande interpelle cependant) et qui disposent de marges budgétaires. Ils soulignent que, si la politique monétaire contribue fortement à dynamiser la demande intérieure de la zone euro… la politique monétaire ne peut pas tout et, en particulier, elle n’est pas adaptée pour suppléer à un manque de coordination de la demande intérieure. Cette observation, économiquement fort pertinente, a, en elle-même, sa réponse. A l’inverse de ce qui existe au sein d’un Etat, qui concourt à l’unité d’un peuple, une solidarité économique, cette solidarité est absente entre pays de l’Union européenne, parce que, au-delà des discours, chacun comme il est naturel défend ses intérêts. Les auteurs précisent, par la suite : Concernant la dynamique de la productivité, la zone euro pâtit sans nul doute d’institutions inadaptées qui brident une mobilisation plus forte et efficace des nouvelles technologies et des performances productives qui leur sont associées. Si des coopérations fédérales sont, sans nul doute, indispensables avec des projets industriels communs, il ne faut guère attendre de détours bureaucratiques de type fédéral. Quant à la dynamisation de la demande, il convient de remarquer que de 1949 à 1974, la hausse moyenne, annuelle des salaires a été de 4,3% en relation avec les gains de productivité (note INSEE Soixante ans d’économie française : des mutations structurelles profondes – juillet 2008 – Charles Bouvier – Charles Pilarski). La politique de création monétaire massive des banques centrales, notamment de la Banque centrale européen, n’a pas, pour le moment engendré un processus vertueux par lequel la combinaison de l’investissement et de la demande aboutirait à la hausse de la productivité.
Les limites d’une référence aux périodes passées
Plus largement, s’agissant donc des politiques monétaires conduites par les banques centrales, il apparaît bien qu’elles n’ont pas les effets autrefois mis en évidence par la théorie. Malgré ces créations monétaires massives, à des niveaux jamais atteints, le taux d’inflation des biens et des services demeure très faible (en revanche, des bulles spéculatives se forment autour des actifs financiers et immobiliers). En Europe comme au Japon, la croissance économique est pratiquement atone malgré ses politiques. Aux Etats-Unis, en septembre 2019, par crainte d’une baisse de cette croissance, la Réserve fédérale a baissé son taux directeur (entre 1,75% et 2%). Il apparaît donc que les économies réagissent de manière différente des observations passées parce que leurs structures et leurs modes de fonctionnement ont profondément évolué avec le temps. C’est pourquoi, toute référence à des périodes passées et aux analyses qui en découlent rend les perspectives sur lesquelles elles s’appuient, aléatoires. La Révolution industrielle qui date de deux siècles est caractérisée par une succession de séquences irréductibles les unes aux autres.
Michel Leblay et Laurent Artur du Plessis 20/01/2020
Crédit photo : Domaine public