Faut-il encore rappeler que les Etats-Unis se sont d’abord construits contre des peuples autochtones (les Indiens d’Amérique) et que cette entité a mené de véritables guerres d’extermination à des gens qui ne lui demandaient rien, si ce n’est de vivre tranquillement selon leurs lois et sur la terre de leurs ancêtres. Mais c’était déjà trop apparemment, sans compter que cela constituait un obstacle insupportable à la « mission providentielle » des Etats-Unis, à la « destinée manifeste » de cette nation choisie pour être le législateur de l’humanité, de toute l’humanité il va sans dire.
Les Etats-Unis se sont construits sur une base vétérotestamentaire. C’est pourquoi la psychologie américaniste est prisonnière d’une trame biblique : l’Amérique est la terre promise, le peuple américain est le peuple élu, les autochtones du pays sont des Cananéens – on peut donc légitimement les exterminer – et les autres nations ont un choix binaire à faire : soit s’incliner devant la Nouvelle Jérusalem, soit disparaître.
Dans la psychologie américaniste hiérosolomytaine, celle des élites états-uniennes, l’autochtone incarne par définition une force irrationnelle malfaisante qui s’oppose aux nouveaux arrivants porteurs de lumière. Dans cet imaginaire nauséabond et simpliste, l’autochtone est l’archétype du Cananéen. Il doit disparaître car, par sa seule existence, il compromet la naissance du « Nouvel Israël ». Le migrant au contraire, qui a traversé les océans comme les Hébreux ont traversé la mer rouge, est l’archétype de l’Elu dont dépend la régénération du « nouveau Canaan » (Philip Freneau). Dans cet imaginaire conditionné par l’identification au peuple hébreux, l’autochtone malfaisant représente le passé à effacer. Il doit donc être « extirpé » (Benjamin Franklin) pour laisser la place aux allochtones bienfaisants qui représentent l’avenir. Dès lors, l’autochtone sera toléré comme survivance dans les musées (les Réserves), ou à titre folklorique pour amuser les touristes. En tant qu’autochtone, il doit rester un individu de seconde zone, si possible alcoolisé et drogué, pas davantage.
La psychologie américaniste aura tendance à plaquer ce schéma vétérotestamentaire sur des contextes forts différents. Ce schéma sera spontanément sollicité dès que des autochtones résisteront à l’arrivée massive de populations allochtones. Le mépris de l’autochtone quel qu’il soit et où qu’il soit, en raison simplement de l’autochtonie qui le discrédite, est un mépris totalement pulsionnel qui participe d’un conditionnement culturel et d’un processus d’identification. Dans sa psychologie, un états-unien reste un « migrant » porteur de lumière, et un autochtone est un Cananéen qui doit laisser la place sans résister. L’idée du migrant rédempteur de la terre qu’il envahit justifie l’installation des Hébreux en Canaan, l’installation des Puritains en Amérique, l’installation des Juifs en Palestine et aujourd’hui l’installation des migrants en Europe (et, paradoxalement, aux Etats-Unis aussi).
C’est donc à travers une psychologie dominée par le schéma vétérotestamentaire, et validée par leur histoire, que les élites américanistes auront tendance à appréhender l’invasion migratoire en Europe. Les états-uniens de la haute administration, des médias, de l’industrie « culturelle »… n’auront aucune difficulté à considérer positivement l’arrivée des allochtones en Europe, puisqu’ils se considèrent eux-mêmes comme des migrants. Inversement, ils auront tendance à assimiler les autochtones européens aux autochtones américains, et à transférer sur ceux-ci les fantasmes culturels qui accablent ceux-là.
Cette psychologie délirante va immédiatement avoir des répercussions concrètes sur les conceptions politiques états-uniennes. Nous avons déjà parlé dans un autre article du fameux rapport Rivkin envoyé en 2010 au Département d’Etat états-unien (« Embassy Paris – Minority engagement strategy »). Ce rapport est d’autant plus instructif qu’il nous concerne directement. Rappelons que ce document classé « confidentiel » émane, comme son titre l’indique, de l’ambassade américaine à Paris. On sait qu’il a été révélé par WikiLeaks et qu’il peut désormais être consulté sur Internet.
Ce rapport de l’ambassadeur Charles Rivkin reproduit tout-à-fait le schéma vétérotestamentaire à l’origine de l’extermination des Indiens d’Amérique. Dans ce document, permanence des psychologies, les autochtones européens vivant aujourd’hui en France semblent être considérés comme le furent les autochtones indiens vivant en Amérique au temps de Custer.
Ainsi, l’ambassade déplore que les médias, les dirigeants d’entreprise, les institutions, soient encore (en France !) « très largement blancs », autrement dit, « très largement autochtones ». La France n’a pas su « s’adapter à la démographie de plus en plus hétérodoxe du pays ». Les allochtones occupent très peu de « poste de direction », y compris en politique. Il faut donc, nous explique-t-on, que les autochtones fassent de la place chez eux, sur leurs propres terres ancestrales, à la tête de leur propre peuple, à des allochtones fraîchement débarqués. Pire : les autochtones doivent même « réformer les programmes d’histoire (…) de telle sorte qu’ils prennent en compte le rôle et le point de vue des minorités »… Parmi les mots qui spécifient la France autochtone blanche on relèvera : « repliée », « inégalitaire », « extrême droite », « xénophobe », « barrière », « exclusion »… L’idée sous-jacente est que « la France aux Français » n’est pas une bonne chose pour la France, son image et son développement. Cette France est donc « cananisée ». Autrement dit, elle subit le processus vétérotestamentaire de dévalorisation et de diabolisation que les peuples cananéens ont subi avant leur extermination et leur grand remplacement. Notons que les Indiens ont également subi ce processus de cananisation (des « sauvages », des « paresseux », des « pervers ») peu avant qu’ils ne se fassent eux-aussi remplacer. Il faut croire que l’Amérique aux Indiens n’était pas une bonne chose pour l’Amérique.
A contrario, les allochtones sont tout autant valorisés que l’ont été les Hébreux dans la Bible ou les Puritains dans l’imaginaire américain. Ainsi, selon le rapport Rivkin, les « minorités » se caractérisent par leur « énergie », leur « dynamisme » et leurs « idées » novatrices (en avril 2010, l’ambassadeur Rivkin racontait même aux « jeunes » de La Courneuve que les banlieues françaises sont une « source de talents terribles » et que le « prochain leader français est en banlieue »). Quel dommage, dit en substance le rapport, que la France ne profite pas de cette énergie et de ces talents ! Il est vrai que l’Amérique a profité de l’énergie, du dynamisme et des idées novatrices des colons. Mais quid des Indiens ?
Si les immigrés sont l’avenir, alors les autochtones appartiennent déjà au passé. Sur le modèle de la stigmatisation de la résistance indienne au XIXe siècle, la défense des intérêts autochtones est explicitement assimilée à un comportement extrémiste générateur d’exclusion, de xénophobie, de haine et de désordre. Il faut donc faire perdre aux autochtones la conscience de leurs propres intérêts. Il faut les abrutir non avec de l’alcool, comme autrefois, mais avec des slogans et des grands principes moraux. Pour cela il convient, dit le rapport, de « former » et « mobiliser » les « voix modérées de la tolérance en France » ainsi que les « militants médiatiques (sic) et politiques ». A terme, il faudra pouvoir mesurer un réel transfert de pouvoir aux minorités (« une augmentation mesurable du nombre de minorités dirigeantes ») et un «reflux du soutien populaire pour les partis et programmes politiques xénophobes ». Autrement dit, il faudra déposséder les autochtones du droit à disposer d’eux-mêmes et pour cela neutraliser leurs défenses immunitaires. Mais où sont nos Réserves indiennes ? En aurons-nous seulement ?
On le voit, il y a un contentieux historique entre l’américanisme et les peuples autochtones : les Etats-Unis sont un agrégat de migrants qui s’est construit en détruisant des peuples autochtones. L’idée raciste selon laquelle l’autochtone doit s’effacer et disparaître devant l’étranger pour que le pays devienne plus grand, plus fort, plus noble, plus pur, se retrouve aussi bien dans l’ancien Testament, que dans le mythe de la conquête de l’Ouest ou le rapport Rivkin. S’il faut faire un choix entre les migrants et les autochtones d’un pays, quel qu’il soit, les élites américanistes choisiront toujours et « naturellement » les migrants.
Il ne faut pas sous-estimer l’imaginaire états-unien, imaginaire vétérotestamentaire répétons-le, qui oppose le bon migrant paré de toutes les vertus et le méchant autochtone réduit à sa sauvagerie. C’est cet imaginaire qui « possède » aujourd’hui les cerveaux atrophiés de la classe supérieure urbaine européenne. De là l’ethnomasochisme qui caractérise cette classe, de là aussi la représentation absurde qu’elle se fait du « migrant ».
Il faut savoir que, historiquement, cet imaginaire conduit toujours au génocide et au remplacement. Il avilit l’autochtone, conteste sa légitimité à posséder, et justifie ainsi qu’on lui prenne ce qu’il a, à commencer par ses terres ancestrales. Tous les systèmes de pensée qui contestent ou relativisent l’idée d’une légitime prééminence des autochtones sur leurs terres ancestrales (« les Français d’abord », « on est chez nous », « l’Europe aux Européens »…) s’enracinent peu ou proue dans cet imaginaire. La dignité autochtone oblige à le dénoncer.
Antonin Campana