Le 15 octobre, le palais Bourbon a adopté, sans difficulté, la loi de bioéthique autorisant la Procréation Médicalement Assistée, et ce, an dépit de la manifestation anti-PMA/anti-GPA, in fine anti-transhumaniste, du dimanche 6 octobre. Au même moment, on a assisté à l’énième retour de la polémique sur le voile islamique (la première date de 1989 et concernait trois collégiennes musulmanes de Creil), cette dernière provoquée par Julien Odoul, conseiller régional RN en Bourgogne Franche-Comté : le vendredi 11 octobre, celui-ci avait interpellé sa présidente de séance à cause de la présence d’une mère voilée, quasi-intégralement, en noir (sauf le visage), dans le cadre d’une sortie scolaire. Odoul avait signifié, en substance, qu’un tel habillement contrevenait, non pas sur la forme mais sur le fond, à la loi Savary de 1984, loi garantissant la neutralité religieuse dans le cadre républicain. Il s’agissait surtout de faire la démonstration de l’allégeance de cette femme au salafisme ; le tout filmé par les équipes de l’élu RN, mais ce qui n’a pas manqué d’agacer son propre camp politique. Depuis lors, Odoul est dépeint par, entre autres, le journaliste Hugo Domenach du Point (article du 17 octobre), en pur opportuniste car étant passé successivement du PS à l’UDI, sans compter ses apparitions dans des magazines gay, à 21 ans.
Puis cette dame ne s’est pas fait prier, sous le pseudonyme « Fatima E. », pour jouer la victime de « l’islamophobie », et ce, non sans la complicité, à peine voilée, des Frères musulmans, via le Collectif Contre l’Islamophobie en France : elle a déclaré, le 16 octobre, qu’on a « détruit sa vie » et qu’elle se devait de porter plainte pour « violences en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique sur mineur et majeur à caractère racial ». Dans tous les cas, la laïcité à la française se heurte à une contradiction de fond : soit Odoul n’aurait rien dû signifier à la présidente du conseil et faire montre d’un esprit de collaboration tacite, soit faire ce qu’il a fait et être désigné comme un « raciste ». Finalement, tant de siècles de républicanisme pour en arriver là ! En effet, on entend, ici et là, de la part des politiques, des éditocrates et des intellectuels, un vif appel aux valeurs des Lumières, comme si le salafisme et le transhumanisme renverraient naturellement à un ordre anti-humaniste. Mais qu’entend-on de la part de tous les profiteurs du progressisme et de l’égalité des droits si ce n’est une référence systématique aux droits de l’homme ? Pour garantir exponentiellement leur juridiction et faire germer une nation dans la Nation.
Alors, pourquoi ne pas avoir le courage d’exercer un droit d’inventaire sur les Lumières, tout en empruntant une voie différente de celle de Maurice Barrès (1862-1923) et de Charles Maurras (1868-1952) ? Parce que les temps ont changé : à la grande différence du judaïsme, le salafisme – « mouvement islamique de réforme du XIXème siècle, analogue au protestantisme dans le contexte chrétien »[1] et refondé par Hassan al-Banna (1906-1949) à Alexandrie – est un pur prosélytisme, prêchant et visant l’extension par tous les relais, que ceux-ci soient juridiques, financiers, commerciaux et culturels. Il entend obtenir l’adhésion au moyen et des arguments rationnels et des sentiments. Ce qui veut dire qu’il est programmé pour, d’un même geste, convaincre et persuader. L’exploitation de deux points faibles majeurs : le technoscientisme, celui de l’Encyclopédie de Diderot (1713-1784) et d’Alembert (1717-1783)[2] et le sentimentalisme, notamment celui de Rousseau (1712-1778), à travers Emile ou de l’éducation[3] et Julie ou la Nouvelle Héloïse[4]. En résumé, le républicanisme, ou l’autre nom du protestantisme : la même obsession pour l’individu. En somme, la religion de l’homme.
Les Lumières, quand bien même dans leurs diversité, de la France à l’Allemagne, n’ont-elles pas préparé l’ère du nombre, tant dans le monde physique que dans la bulle financière ? Et comme il est loin de nous le temps du « doux commerce » pensé par Montesquieu, formule qui devait exprimer la grande vertu du libre-échange[5] ! Car rien ne va plus, aujourd’hui, pour l’ordre républicain à la française, qui, sous l’égide du grand Jean-Jacques, était parvenu, durant plus de deux siècles, à concilier astucieusement la liberté avec l’égalité. « C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté »[6], tel est le fil conducteur de son glorieux Contrat social[7]de 1762, autrement dit vingt-sept ans avant la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et dont le préambule rappellera explicitement la référence éternelle à l’état de nature rousseauiste : « Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs (…) »
Les « Modernes » oublient que la liberté est, sur le plan strictement théorique, un infini qui ne veut rien dire : l’indicible par excellence. Elle est ce vers quoi l’homme veut tendre sans pouvoir la définir clairement : une pure idée métaphysique qui rend possible la conquête du monde, l’exact opposé d’une sage contemplation. Car, au nom de ce que l’on ne peut signifier que par défaut – l’absence de contrainte en morale, ou le pouvoir infini de juger en psychologie –, on salue le technoscientisme par volition progressiste. En définitive, l’homme moderne est un anti-chamane : il a fait le choix funeste de la vanité par aversion compulsive pour l’humilité. Et que dire de l’égalité, l’autre nom de la vérité depuis Platon[8], ce point zéro permettant de dire ce qui est contre ce qui paraît ? Dans tous les cas, les Lumières ont eu un commun le profond besoin de faire de l’homme l’être suprême, celui-ci devenant, par là-même, l’épicentre des valeurs en lieu et place de l’unique dieu du prophète Élie. Dans le même temps, l’Ego devint l’hypocentre de l’existence humaine, ce qui légitima les ambitions d’une raison avide et de science et de puissance. Parce que seul le savoir devait être le pouvoir. Et puisque le dieu des hébreux s’était fait homme à travers la figure du Christ, il fallait nécessairement que l’homme (des Lumières) s’érige en seul dieu sur Terre.
En conclusion, le salafisme et le transhumanisme actuels ont eu le seul mérite – sans doute, ruse de la raison oblige – de faire tomber le masque de l’humanisme, ce dernier révélant ainsi la pureté de son nihilisme. En outre, l’homme algorithmé est conçu pour être coincé entre la libre circulation des images et celle des fichiers : entre le spectacle et la surveillance. « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ! », avait, pourtant, prévenu Pascal (1623-1662) dans ses Pensées, son œuvre posthume (publiée en 1670)[9]. Donc, nul ne peut éluder l’actuelle crise de l’ordre républicain, ce dernier ne pouvant plus être un rempart contre l’offensive farouche des valeurs anti-judéo-chrétiennes. Ou la crise de l’homme en tant que telle.
Henri Feng
[1] Mark J. Sedgwick, Le soufisme, trad. par J.-F. Mayer, Les Editions du Cerf, Bref, 2001, p.139.
[2] Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Garnier-Flammarion, 1986.
[3] Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, Garnier-Flammarion, 2009.
[4] Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Garnier-Flammarion, 2018.
[5] Charles-Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755), De l’esprit des lois, Gallimard, folio-essais, 1995, XX, 2.
[6] cf. article « Economie ou Œconomie » rédigé, en 1755, par Rousseau dans le cadre de la rédaction de l’Encyclopédie (op.cit.) : « Comment se peut-il faire qu’ils obéissent et que personne ne commande, qu’ils servent et n’aient point de maître ; d’autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d’un autre ? Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi. C’est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté. C’est cet organe salutaire de la volonté de tous, qui rétablit dans le droit l’égalité naturelle entre les hommes. » (Tome V, p.339b)
[7] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Hatier, Classiques Hatier de la philosophie, 1999, pp.26-27 et pp.44-46.
[8] Platon, Phédon, trad. par B. et R. Piettre, Librairie Générale Française, Le livre de poche-Les classiques de la philosophie, 74a-77a, pp.233-241.
[9] Blaise Pascal, Pensées, Gallimard, folio-classique, 1977, Edition de Michel Le Guern, fragment 129, p.124.