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Comment l'Europe réinvente le bio... chimique

1.jpegIl est prouvé depuis longtemps maintenant que, si toutes les terres cultivées du monde étaient en agriculture biologique, cela suffirait à nourrir la population mondiale. C'est bien ce qui ennuie l'industrie agroalimentaire (ainsi que ces Messieurs de l’industrie phytosanitaire et pharmaceutique), qui a besoin du mode de culture conventionnel (intensif chimique, etc.) pour continuer à faire des bénéfices. Avec le blanc-seing de Bruxelles.

On sait combien l'Union européenne, au moins depuis les accords de Marrakech en 2004 (qui vinrent clore le cycle de l'Uruguay et instituèrent l'OMC, l'Organisation mondiale du commerce), cultive un laxisme qui va bien dans le sens des intérêts américains. Pour preuve, la lassitude de certains députés européens - pourtant très endurants - face à l’ultralibéralisme forcené de la Commission européenne. Des observateurs, rompus aux subtilités du « machin » européen, tel Robert Tinlot (juriste spécialisé dans le droit de la vigne et du vin), s'attendent même à « une probable atténuation des effets pervers d'un libéralisme sauvage ». Selon ce dernier, « il apparaît dans la position du Parlement [européen] que l'on va amortir les effets abusifs de l'accord OTC » (accord sur les Obstacles techniques au commerce), pour la raison que, « les problèmes d'environnement [étant] devenus incontournables », on devrait voir « les contraintes environnementales [peser] sur les importations européennes ». Autrement dit, certains eurodéputés seraient tentés de rétablir des règles contraignantes pour bloquer (ou limiter) les importations de produits à l'impact environnemental excessif. Tout le monde convenant que « l'agriculture bio devient une nécessité ». Il n'est jamais trop tard…

Hélas ! Entre les tendances, parfois louables, qui agitent le Parlement et celles que suivent la Commission et ses experts, il y a de la marge. Car on ne voit pas trop comment l'agriculture bio pourrait sortir renforcée de la récente réforme que vient de lui infliger Bruxelles.

Qui veut de ma souveraineté alimentaire

En effet, au 1er janvier 2009, est entré en vigueur un nouveau règlement bio (culture et élevage), en remplacement d'un règlement datant de 1991. C'est le règlement n°834/2007 (complété par le n°889/2008), lequel fixe un cadre juridique commun aux vingt-sept pays membres de l'UE pour tout ce qui concerne les produits biologiques. C'est le caractère tout ensemble laxiste et imposé de cette harmonisation qui pose problème les États membres n'ayant plus désormais le droit d'ajouter des restrictions supplémentaires - garantissant une qualité supérieure - dans la production de tel ou tel produit.

« La réforme, constate un contrôleur Ecocert (l'organisme d'audit et de certification français), a supprimé la possibilité aux États membres d'être plus restrictifs que le règlement européen. Par exemple, la France avait choisi des restrictions supplémentaires, notamment en ce qui concerne l'élevage » (au niveau de l'alimentation et de l'espace dont disposent les animaux). Aux oubliettes ! « Désormais, ce qui est identifié AB [Agriculture biologique] est produit selon les normes européennes. » Traduisez, au rabais. L'intérêt du consommateur (le goût et la santé) est bafoué au nom des (puissants) intérêts des grands groupes agroalimentaires, l’enjeu pour ces derniers consistant à obtenir le label bio - très vendeur - sans en assumer les coûts en termes de contraintes qualitatives.

Naturellement, de nombreux acteurs de la filière bio - à commencer par la FNAB, la Fédération nationale de l'agriculture biologique - n'ont pas manqué de dénoncer cet assouplissement, jugé par tous abusif. En vain. Ecocert lui-même, organisme indépendant, a émis un avis (purement consultatif, évidemment...) qui allait dans le sens de la FNAB. Mais autant parler à un âne ! Comment se plaindre d'ailleurs quand on sait que le projet initial de réforme prévoyait l'autorisation de produits de synthèse, au cas où une culture bio n'aurait pas permis de maintenir les rendements... Rien de tel pour liquider d'emblée l'idée même d'une nourriture bio. À l'époque, sur le terrain, rappelle un contrôleur Ecocert, « ça a été l'affolement » « la FNAB a rué dans les brancards » et « plusieurs pays se sont mobilisés pour faire abandonner cette idée ».

Les géants de l'agro font la loi et les lois

Il n'empêche à l'arrivée, ce nouveau règlement bio constitue « un nivellement par le bas, ne serait-ce que pour l'élevage animal ». Ainsi, les produits antiparasitaires de synthèse sont dorénavant autorisés (sur prescription vétérinaire), sans limite du nombre de traitements ! Si l'on veut bien se rappeler la façon dont les médecins font office de VRP et de rabatteurs pour l'industrie pharmaceutique en prescrivant à tour de bras des médicaments fort rentables(1), on voit mal pourquoi les vétérinaires s'interdiraient de jouer le même rôle auprès des fabricants de produits phytosanitaires. C'est là, typiquement, le genre de décision taillée sur mesure pour les gros éleveurs : bombarder leur cheptel d'antiparasitaires pour gagner du temps et de l'argent (car normalement, pour éliminer les parasites, on recourt à l'homéopathie, la phytothérapie ou l'aromathérapie), tout en bénéficiant néanmoins, à l'arrivée, du label bio. Et le tour est joué.

« Les producteurs sont furieux, parce que cette mesure ne vient pas d'eux, mais des distributeurs », relève de son côté une observatrice du secteur agroalimentaire européen. « Les distributeurs veulent un label bio, parce que ça se vend. Ce qu'il y a derrière, ils s'en foutent. Ça leur permet de vendre 20 ou 30% plus cher, et ils sont contents. » Résultat : « On se dirige droit vers une bio à deux vitesses. On va voir apparaître deux types de bio, avec une bio de grandes surfaces, pour les gens qui suivent la mode, et une bio de qualité, pour les gens informés. »

L'avenir est aux labels indépendants

Aussi, face à cette dérive, la FNAB a-t-elle décidé de prendre, pour ainsi dire, le taureau par les cornes. « Les producteurs ont bien senti venir le danger, dès 2007, alors que la grande distribution commençait à lorgner sur la bio, et que l'Europe menait sa réforme du règlement bio.» Et ils ont réagi. Le site Internet de L'Express a été le premier à faire part de cette initiative, le 12 avril dernier ce jour-là, le mouvement Alternative Bio (qui regroupe la FNAB, les magasins Biocoop et Biomonde, etc.) a lancé Bio Cohérence. Il s'agit d'un label privé, beaucoup plus exigeant que le nouveau label AB, qui viendra (peut-être dès 2011) s'ajouter à l'étiquetage. L'audit et la certification seront assurés par les organismes habituels (dont Ecocert).

Principale nouveauté : Bio Cohérence inclut des critères sociaux ou éthiques dans son cahier des charges, et toute la chaîne (producteur, transformateur, distributeur) sera concernée par ledit cahier, sous différents aspects, qui pourront aller de la politique des salaires à l'obligation de ne proposer à la vente que des produits locaux. Eh oui, fini les tomates bio à Noël !

Cela sera-t-il suffisant pour stopper l'hémorragie de l'agriculture française ? Notre professionnelle du secteur ne se montre guère optimiste : « On a parlé des paysans indiens qui se suicidaient parce qu'ils n'arrivaient pas à payer leurs dettes. Maintenant, ce sont les paysans français qui se suicident, pour les mêmes raisons. Un peu partout dans l'Ouest, on nous dit qu'il y a des suicides, des producteurs laitiers qui ne peuvent pas s'en sortir... C'est comme dans le vin : le nombre de vignerons qui sont au RSA !... Ils payent leurs dettes, mais ne peuvent plus se payer eux-mêmes. Ils vivent sur le salaire du conjoint ».

Selon un récent sondage commandé par la FNSEA, 13 % des agriculteurs souhaitent mettre un terme à leur activité en 2010. Sans compter ceux qui seront à la retraite cette même année ou qui devront passer par la case prison à cause de non-paiement de leurs dettes... Merci qui ? Nos gouvernants, nos élus, Bruxelles... Et toutes celles et ceux qui persistent à faire leurs courses en grande surface au lieu d'aller baguenauder sur les marchés.

Alexandre Rongé Le Choc du Mois mai 2010

1)Voir La Société toxique, Pryska Ducoeurenjoly, Res Publica, 2010.

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