Dans un délicieux recueil de vers quelque peu oublié aujourd'hui, Victor Hugo, en 1880, eut l'idée ingénieuse et sarcastique de faire dialoguer en alexandrins Emmanuel Kant, le fondateur des Lumières allemandes et européennes, avec un âne, au demeurant fort prolixe et impertinent. Car l'animal ne lançait-il pas d'entrée de jeu au génie de Kônigsberg : « Et les cailloux sont doux et la raclée est bonne /À côté de ceci suivre un cours en Sorbonne. »
Ces vers hugoliens reviennent toujours malicieusement en mémoire lorsque l'on croise, dans la prose d'un quotidien ou une rue du quartier latin, l'illustre mandarin Alain Renaut, intellectuel « social-libéral » et néo-kantien, titulaire à la Sorbonne, dont il dirige depuis vingt ans l'UFR de philosophie, d'une chaire consacrée à la politique et à l'éthique. Car quiconque fut, comme l'auteur de ces lignes, étudiant à la Sorbonne à partir des années 1990, ne peut que garder à jamais en mémoire l'écho de la voix précieuse et haut perchée de cet homme improbable, aux traits mous et à la nervosité maniérée, qui évoluait entre les plus hauts représentants de l'heideggerisme français un peu à la manière cauteleuse et prudente d'une patronne de ligue de vertu cernée par des mauvais garçons aux mains baladeuses.
Alain Renaut est un homme qui aurait ravi Victor Hugo, car il est à lui seul une sorte de synthèse inouïe, d'osmose parfaite entre l'âne absolu et le tâcheron kantien, même s'il est beaucoup moins drôle que le baudet hugolien et beaucoup plus vaniteux que le philosophe allemand. Depuis vingt ans, ce libéral de gauche, qui signa jadis avec le libéral de droite Luc Ferry les premiers ouvrages qui les rendirent célèbres l'un et l'autre (notamment sur « la pensée 68 », en réalité heideggérienne et post-moderne), s'est séparé de son ancien camarade duettiste passé au sarkozysme militant pour se consacrer à ce qui semble être dorénavant la grande cause de sa vie la promotion en France du multiculturalisme et de la repentance d’État.
Car Alain Renaut, qu'on se le dise, se veut un penseur de « la diversité », entendez à la fois ethnique et identitaire. Un de plus, me direz-vous ? Non pas, car ce sentencieux est incapable de faire les choses simplement.
En effet, ce n'est pas tout pour lui que de prôner le métissage, le cosmopolitisme, la grande partouze identitaire et de cracher, à force de tribunes et de colloques innombrables, de longs filets de bave glaireuse sur l'histoire de France et les crimes de l'empire colonial, pourtant longtemps vanté par ses prédécesseurs sorbonnards, radicaux-socialistes et piliers des loges. Non, cela, ce n'est jamais que le minimum syndical auquel est tenu n'importe quel diplômé des universités, n'importe quel penseur assermenté, en France, depuis quarante ans.
Alain Renaut, lui, en tant qu'âne et en tant que kantien, veut aller plus loin démontrer, à coup de livres assommants et ruineux, en raison de leur masse, pour l'équilibre écologique des forêts (mais la déforestation est sans doute l'autre conséquence majeure de l'expansion de la philosophie critique), que le multiculturalisme est en fait un humanisme, un peu comme l'existentialisme à l'époque de Sartre.
La « diversité », pour notre Diafoirus de la rue des Ecoles, ce n'est pas la simple juxtaposition communautarienne d'identités concurrentes et fermées, comme pourrait imprudemment le croire un visiteur distrait du XVIIIe arrondissement de Paris, certes un peu excentré par rapport au quartier latin. Non, la diversité multiculturelle, c'est beaucoup plus que cela : c'est l'assomption complète de la philosophie des Lumières, par la déconstruction terminale des substrats culturels nationaux, qui pouvait seule permettre de parachever le triomphe planétaire de l'individualisme politique et moral.
La preuve, et là notre aliboron croit avoir trouvé la pierre philosophale, c'est que ce sont les Etats-nations européens qui ont pratiqué d'abord l'esclavage (aux Antilles), puis la colonisation (en Afrique et en Asie). Renaut n'est pas seulement la synthèse de Kant et de l'âne, mais aussi celle de John Rawls, le penseur démocrate du libéralisme américain, et de Houria Bouteldja, l'icône médiatique des « Indigènes de la République». Le refus de la diversité, c'est encore et toujours la poursuite ruineuse de la colonisation, raison pour laquelle l'identité de la France doit enfin s'effacer devant celle de ses ressortissants allogènes, comme une longue tache de sang qui aurait enfin séché.
Et c'est là que le spectacle de cabaret commence : en 400 pages bien tassées, comme autant de hi-hans démultipliés par la logorrhée spéculative, Renaut nous explique que le sens de la modernité politique, c'est quelque chose comme la créolisation d'Emmanuel Kant - que nous permettrait enfin de penser et d'entreprendre l'œuvre du philosophe et poète martiniquais Edouard Glissant. À l'image des Antilles, les nations historiques doivent se dissoudre dans le devenir en archipel de toutes les identités mélangées. Qu'on se le dise.
Bref, les ânes en Sorbonne, au début de ce siècle, se sentent pousser des ailes de Bucéphale, mais qui aurait perdu sa couleur blanche. Devant eux, même Hugo serait découragé. Qui donc, mais qui, les ramènera enfin à l'étable ?
Philippe Marsay Le Choc du Mois juillet 2010
Alain Renaut, Un Humanisme de la diversité, essai sur la décolonisation des identités, Flammarion, 444 p., 26 €.