Pendant que Macron pérore sur le « sentiment d’insécurité », les chiffres tombent + 21 % de coups et blessures, +19 % d’homicides et tentatives en janvier 2020. Ces derniers ont augmenté de 79 % entre 2009 et 2018 ! Un sentiment pour le moins fondé, donc…
L’insécurité, c 'est le sen-tintent d'insécurité. Il faut y aller s'investir sur le terrain, faire bouger les choses », lançait Emmanuel Macron aux députés LREM qu'il recevait à l'Elysée le 11 février pour une séance de remotivation et de recadrage typiquement macronnienne. Le chef de l'État se projette en 2022 et veut occuper le terrain du RN la sécurité, l'immigration, l'islamisation (qu'il vient de nommer « séparatisme islamiste »). Mais pour cet homme chez qui le Verbe a remplacé l'action, et qui face à chaque problème dégaine un discours, le « sentiment d'insécurité » a logiquement remplacé la réalité du phénomène.
Une réalité qui lui explose pourtant à la figure avec les tout derniers chiffres de la délinquance, délivrés par le ministère de l'Intérieur pour le mois de janvier dernier. En janvier 2020, les règlements de comptes, homicides et tentatives ont bondi de 18,7 %. Les coups et blessures volontaires augmentent de 21 % en janvier 2020 par rapport à janvier 2019 on compte en moyenne 140 agressions par jour. Prises d'otages (+36,8 %), séquestrations (+13,7 %), menaces et chantages (+9,6 %) viennent compléter cet inquiétant tableau. Après des années de baisse, les vols à main armée prennent 5,9 %, une hausse similaire à celles des autres vols avec violence (+5,5 %). Mention spéciale pour les vols avec arme blanche +21,6%. Même les violences sexuelles, pourtant grande cause du quinquennat, ont crû de 12 %.
C'est curieux, chez Macron, ce besoin de faire des phrases : quand il explique doctement à ses députés que « le problème qu on a politiquement, c'est qu'on a pu donner le sentiment à nos concitoyens qu'il y avait un pays légal et un pays réel, et que nous, on savait s'occuper du pays légal - moi le premier - et que le pays réel ne bougeait pas. Sur le sujet de la sécurité, en premier chef il faut faire bouger le pays réel », il brasse du vent façon dissert' de Science Po, transgressif - pardon, disruptif - juste ce qu'il faut en citant Maurras.
81 agressions à l'heure
Il aurait mieux fait de citer des chiffres évidemment, c'est plus aride, mais c'est utile pour entrer dans le vif du sujet, bien que moins flatteur. En effet, ils se dégradent nettement depuis son arrivée au pouvoir. Déjà en 2019, les homicides avaient bondi de 8,5 %, avec 970 victimes, après deux années stables. Des statistiques qui font « craindre un retour à presque quarante années en arrière », estime le criminologue Alain Bauer, fondateur de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Un précieux organisme pour avoir un regard indépendant du ministère de l'Intérieur sur la délinquance, qui sera supprimé fin 2020. Dis-moi quel thermomètre tu casses, je te dirai ta maladie, en somme. La place Beauvau estimait par ailleurs que l'augmentation des coups et blessures volontaires s'était « limitée à + 4 % (contre + 6 % en 2018) ». En revanche, les violences sexuelles avaient bondi de 19 % en 2019.
Bref, si « sentiment d'insécurité » il y a, il se fonde sur une réalité d'autant plus tangible que ces statistiques sont celles du ministère de l'Intérieur. Elles ne concernent donc que les faits qui sont remontés jusqu'aux autorités, soit une petite fraction des méfaits réellement commis. Dans son enquête de victimation « Sécurité et cadre de vie », l'ONDRP d'Alain Bauer recueille, elle, tous les ans des données directement auprès d'un large échantillon de la population : elle interroge les gens sur les actes délictueux dont ils ont été victimes, qu'ils aient porté plainte ou non.
On y apprend ainsi qu'entre 2016 et 2018, les victimes de violence hors-ménage ne déposent plainte que dans 17 % des cas quand l'agresseur est un inconnu, 32 % des cas quand il est identifié par la victime. L'ONDRP a dénombré 610 000 victimes de telles violences en 2016,672 000 en 2017 et 710 000 en 2018, soit 1945 agressions par jour ou 81 par heure sur un an. Des chiffres qui repartent à la hausse après une baisse en 2015 et une relative stabilité, autour de 760 000 victimes annuelles en moyenne, depuis 10 ans.
Dans le cas des violences sexuelles, l'ONDRP est encore plus pessimiste, puisque seuls 12 % des victimes de violences sexuelles hors ménage portent plainte, un chiffre qui monte à 20 % en cas de viol. L'observatoire a recensé 127 000 victimes de tels actes en 2015,173 000 en 2016,265 000 en 2017 et « seulement » 185 000 en 2018.
Mais ce n'est pas le seul biais qui permet de transformer une réalité tragique en « sentiment » éthéré. La place Beauvau fournit généralement des chiffres globaux de la délinquance et se fait fort de démontrer qu'ils baissent. De fait, les vols de voitures ou deux-roues (avec ou sans moteur) baissent depuis 10 ans. De même, les cambriolages séduisent moins les malfrats, et même les vols avec violence sont à la baisse. La délinquance globale chuterait donc, comme essaie de nous le faire croire le ministère de l'Intérieur ? Le Service Central d'Étude de la Délinquance de la Police judiciaire nous donne une vision à plus long terme qui vient fortement nuancer le discours relativiste:
Comment l'Intérieur noie le poisson
« Entre 1964 et 1984, le taux de criminalité passe de 13,54 pour 1 000 habitants à 67,14 pour mille. Depuis, ce taux fluctue tout en restant à un niveau très élevé par rapport à ce qu'il était il y a une soixantaine d'années, aux alentours de 60 pour mille. Il y a donc une dégradation très nette, suivie d'une sorte de plateau, qui peut en effet donner l'impression trompeuse que "les choses ne sont pas pires qu'avant." »
Ces chiffres globaux sont de toute façon un leurre, car ce qui nourrit l'angoisse sécuritaire, ce sont bien les atteintes à la personne (violences gratuites, agressions sexuelles, vols avec violence) que nous venons d'évoquer, et qui restent à des niveaux élevés depuis 10 ans. Quand s'y ajoutent des phénomènes impressionnants, comme le terrorisme, ou angoissants, comme la multiplication d'attaques au couteau, la peur infuse d'autant plus.
L'institut pour la Justice (IPJ), dans une étude fort documentée, s'est attaché à réhabiliter la notion de « sentiment d'insécurité », notamment en démontrant qu'il s'appuie sur une réalité tangible : « nous sommes passés de 1 767 homicides et tentatives d'homicide en 2009 à 3168 en 2018, soit une augmentation de plus de 79%… », souligne le think tank, qui montre les forces et les faiblesses d'une approche uniquement basée sur les chiffres…, d'autant que certains manquant à l'appel : notion officiellement trop floue… en réalité trop gênante, les violences urbaines (émeutes, dégradations de biens publics, affrontements avec la police, etc. ne sont plus analysées. Elles sont pourtant un facteur majeur de la croissance du sentiment d'insécurité.
La vitre brisée, clef de la délinquance ?
Le think tank souligne que ce dernier s'appuie sur d'autres facteurs qui passent sous le radar des statistiques incivilité, tags, détériorations de l'espace public. Autant de petites choses (« il n'y a pas mort d'homme »), qui installent pourtant un climat délétère pour les braves gens… et propice aux délinquants. Si personne n'enraye le phénomène dès ses premières manifestations, on a vite fait de passer de la vitre brisée d'un bâtiment au tag, du tag au squat et du squat au trafic de drogue : un phénomène décrit aux États-Unis en 1982 par les professeurs James Q. Wilson et George L. Kelling. Lutter contre la criminalité passe donc par réparer la vitre dès qu'elle est brisée. Une politique menée à New York dans les années 90 et qui verra la criminalité baisser dans cette ville de 90 % en 25 ans.
Reconnaissons à Macron quelques tentatives dans cette direction, avec la police de sécurité du quotidien, lancée en 2017 et les pompeuses Brigades de Reconquête Républicaines, inaugurées en 2018 dans certains quartiers chauds. Des unités de police de proximité, présentes en permanence sur le terrain, qui obtiennent quelques résultats encourageants quant à la baisse des tensions dans ces « quartiers populaires ». Pour autant, il manque encore le volet répressif implacable qui a fait le succès de la police de proximité new-yorkaise. Le fameux « en même temps » macronien consiste comme toujours à rester au milieu du gué… et à faire des phrases.
Richard Dalleau monde&vie 29 février 2020 n°983