Propos recueillis par Eugénie Bastié
Le philosophe et académicien, Alain Finkielkraut, qui plaide pour une « écologie poétique », explique pourquoi il est fermement opposé à l’implantation d’éoliennes qui détruisent la beauté des paysages français.
Le Figaro. Tout en exprimant son attachement au nucléaire, Emmanuel Macron a réaffirmé son souhait de développer l’éolien en France pour augmenter nos capacités en énergies renouvelables. Que vous inspire ce choix du président de la République ?
Alain Finkielkraut. Dans Sérénité, un de ses textes les plus abordables, Heidegger distingue deux sortes de pensées : la pensée calculante et la pensée militante, et il redoute le jour où la première sera seule à s’exercer. Avec l’écologie officielle, qui prétend combattre les méfaits d’une technique déchaînée, ce jour est arrivé. On fait les comptes, on mesure les diverses pollutions avec une précision toujours plus fine, et l’on en conclut que les énergies renouvelables permettront de faire baisser les émissions de gaz à effet de serre. Il faut donc les développer pour lutter efficacement contre le changement climatique. La démonstration semble implacable. Elle oublie une chose : la laideur vrombissante de ces turbines géantes, de ces mastodontes effrayants qu’on appelle les éoliennes. C’est normal : la laideur échappe au calcul. Les poètes et les peintres nous ouvrent les yeux sur le monde. Mais il y a longtemps qu’ils n’ont plus voix au chapitre. L’écologie officielle se range sous la même bannière que son ennemi, le productivisme. Et, dans son noble souci de sauver la planète, elle participe sans état d’âme à la dévastation de la terre. Avec sa bénédiction, les aérogénérateurs accaparent la vue, écrasent ce qui les entoure. Comme l’a écrit Bérénice Levet dans une lettre au président de la République, « les plaines céréalières, les collines provençales, les rivages des océans, aucun arpent de terre ni de mer n’est à l’abri ». J’ai cosigné cette lettre avec Jean Clair, Patrice Gueniffey, Jean-Pierre Le Goff, Stéphane Bern, Benoît Duteurte, Yves Michaud, Pascal Vinardel, Parmi nous, aucun écologiste certifié.
Qu’est-ce qui vous gêne dans les éoliennes ? Que répondez-vous à ceux qui affirment que les trouver laides relève de la subjectivité ?
Tout est là, en effet. La moder- nité ne croit plus en la beauté. Elle a pris acte de la diversité des goûts et des cultures. Elle sait ou croit savoir que le beau n’est pas une propriété objective. Dire « c’est beau », pour elle, ne peut signifier que « j’aime ça ». « J’admire la Passion selon Saint Matthieu. Tu t’éclates en écoutant Sexion d’Assaut, chacun ses préférences ! » Rien n’est supérieur à rien. Parce que je mets au-dessus de tout Le Paysage idéal de Poussin, je hais de toutes mes forces le bouquet de fleurs que Jeff Koons a offert à la ville de Paris. Et parce que Vuillard m’est cher, je suis atterré par la bêtise du plug anal de Paul McCarthy ou la critique stéréotypée de la société de consommation qui émane des installations d’art contemporain. Mais on m’interdit désormais de voir ce que je vois parce que, affirme-t-on, il y a autant de réalités que de regards. Ainsi, l’enlaidissement de la terre et du monde croît à l’abri du relativisme professé par les démystificateurs, les malins, ceux qui ne s’en laissent pas accroire.
Vous plaidez pour une écologie poétique, qui prenne en compte la beauté. Mais n’est-ce pas superfétatoire au vu de l’urgence climatique ? Quand le bateau coule, a-t-on le temps de se soucier de la beauté du monde ?
Les éoliennes ne sont pas les moulins à vent de l’ère moderne. Elles transforment tous les paysages en sites industriels. La beauté du monde, c’est le bateau qui coule. Reste ce frêle espoir : comme l’extraction de matières premières nécessaires à la fabrication et au fonctionnement des éoliennes ou des voitures électriques - qui dépolluent le ciel de l’Europe - aggrave la pollution et augmente le nombre de maladies environnementales dans les pays où elle est pratiquée à grande échelle, peut-être la pensée calculante se saisira-t-elle du problème avant qu’il ne soit trop tard.
Source : Le Figaro 22/12/2020