[Ci-contre : Le Vengeur, Arno Breker, 1940]
Nous ne croyons plus devoir présenter Julius Evola à nos amis, mais peut-être est-il intéressant de voir de plus près le cheminement de sa pensée depuis son ardente jeunesse, où il a côtoyé les mouvements artistiques d’avant-garde au lendemain de la Première Guerre mondiale, jusqu’à l’époque où il a pris pleinement conscience de son identité de philosophe de la tradition gibeline.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, donc, le Futurisme, lancé par le poète Marinetti vers la fin de la première décennie du XXe siècle, avait été pris de vitesse par le Dadaïsme et le Surréalisme, aussi est-ce à ces deux mouvements qu’Evola porta non seulement toute son attention, mais aussi son adhésion avant de fonder le groupe “Ur”.
À première vue c’est une bien étrange route que celle qui conduit de ces mouvements avant-gardistes vers les arcanes de la Tradition, aussi avons-nous tâché de voir un peu plus clair dans l’évolution d’Evola, et pour ce faire nous avons fait appel aux lumières de deux spécialistes en la matière, notamment à Renato del Ponte et Philippe Baillet.
Dans le texte de sa conférence « Introduction à l’œuvre d’Evola » (1), Philippe Baillet nous apprend que :
« Evola fut attiré par le Dadaïsme parce qu’il ne s’agissait pas seulement d’une tendance parmi tant d’autres de l’art d’avant-garde, mais plutôt, selon lui, d’une vision générale de la vie sans laquelle l’impulsion vers une libération absolue de toutes les catégories logiques, éthiques et esthétiques se manifestait sous des formes paradoxales et déconcertantes ».
Et P. Baillet d’ajouter :
« Certaines paroles de Tristan Tzara, qu’il connut personnellement, trouvaient en lui un écho, comme par exemple : “Nous cherchons la force droite, pure, sobre, unique, nous ne cherchons rien d’autre”. Mais l’attirance pour le Dadaïsme était indissolublement liée à la crise qu’Evola traversait alors. La crise passée, il mourut en quelque sorte à tout cela ».
En attendant cette “mort spirituelle”, Evola n’en fut pas moins un des représentants les plus actifs du Dadaïsme en Italie, comme en témoignent des poèmes et des peintures (car Evola a également été peintre), sans oublier ses livres La parole obscure du paysage intêrieur et Arte abstrata qui parurent en 1920 dans la “Collection Dada” de Zurich. Tout comme la plupart des Dadaïstes français se rencontrèrent, après l’effacement du Dadaïsme, dans le mouvement surréaliste d’André Breton, Evola se sentit également attiré durant tout un moment par le Surréalisme, mais certains cotés encore trop dilettantes de celui-ci ne purent le retenir, et Evola se tourna derechef vers les spéculations philosophiques, pour découvrir par ce détour la voie de la Tradition et des doctrines sapientielles, surtout orientales. Il s’intéressa ainsi au Tao Tö King de Lao-Tseu et entra en contact avec John Woodroffe, le traducteur des Tantras hindous. C’est par cette voie qu’Evola commença à méditer sur l’essence de « l‘Individu Absolu ». En 1927, parurent Teoria dell’Individuo assoluto et en 1928, Imperialismo pagano (2). Pour Evola ce fut la rupture défintivé avec la pensée bourgeoise et le saut tout aussi définitif vers le monde de la Tradition.
En 1927, Evola fonda avec quelques amis le groupe “Ur” dont le nom était emprunté au préfixe germanique “ur” (“oer”, en néerlandais, à prononcer comme le “ur” allemand) qui était entré dès le Moyen-Âge dans le vocabulaire philosophique et mystique. Ce préfixe se réfère au “primordial originel”, tout comme il rappelle également le “Pyr” grec, le feu. Mais rappelons également que “ur” est la première syllabe du nom du dieu Uranus et que celui-ci est dans la mythologie le symbole de l’éveil du Feu primordial, tandis que l’adjectif “ouranien”, si cher à Evola, qualifie la pure flamme de l’Esprit, car Uranus est aussi la quintessence même de tout ce qui élève les Fils du Nord et du Monde Hyperboréen vers la totalité de l’Être en quête de cette transcendance dont Evola n’a cessé d’évoquer la nécessité.
Le nouveau groupe fut immédiatement doté d’une revue qui entendait être une « rivista di indirizzi per une scienza dell’ Io ». Dès janvier 1926, la revue devint une « rivista di scienze esoteriche », dirigée, outre Evola, par P. Negri et G. Parise. Bien que Julius Evola fût dès le départ un farouche adversaire de la franc-maçonnerie, celle-ci (à ce moment interdite en Italie) tâcha d’imprimer son sceau sur l’orientation et l’activité du groupe qui finit par en subir les plus grands dommages, avant de se disloquer. Pour situer l’activité du groupe “Ur”, il nous suffira d’avoir encore recours à la conférence de Philippe Baillet :
« Pendant trois ans, le groupe publiera des monographies abondantes sur les différentes doctrines traditionnelles, des extraits commentés de textes initiatiques contemporains, comme ceux de Kremmerz, Meyrink, Crowley et des traductions de textes traditionnels, parmi lesquels on peut citer le Rituel Mithriaque du grand Papyrus Magique de Paris, le texte hermétique de la Turba Philosophorum, les Vers Dorés de Pythagore, des extraits d’un Tantra, du Milindapanha bouddhiste, quelques-uns des chants de l’ascète tibétain Milarepa, etc. Le tout sera rassemblé plus tard en 3 grands volumes sous le titre d’Introduction à la Magie en tant que science du Moi, et forme vraiment une somme unique dans le genre, tant par l’importance de la matière rassemblée que par la qualité des différentes études ».
Et Phillippe Baillet de poursuivre :
« Vers la fin de sa seconde année d’existence, le groupe connaît une scission dont il ne se remettra pas, scission provoquée à l’instigation de certains éléments qui voulaient maintenir en vie la franc-maçonnerie, alors interdite sous le régime fasciste ».
Quant à savoir ce que fut au juste l’activité profonde et “opérative” d’“Ur”, il nous suffira de recopier la réponse que donna Renato del Ponte (3) à une question qui lui fut posée le 11 avril 1975, au cours d’une réunion d’étude du Centre Studi Evoliani français et que nous reproduisons d’après la traduction de Pierre Pascal, un des plus fidèles disciples d’Evola :
« Le Groupe d’UR, à ce que j’en sais, n’avait point de “filiations” directes avec aucun groupe préexistant. C’était quelque chose de complètement nouveau qui avait pris corps sur l’initiative de Julius Evola : autour de lui, se trouvaient diverses personnes qualifiées, provenant d’expériences diverses, qu’ils entendaient faire fructifier, en réalisant un unique et nouveau cours psychique. Le point de départ était situé dans le problème existentiel du Moi, la crise de qui ne croit plus aux valeurs courantes à tout ce qui donne habituellement sur le plan, tant intellectuel que pratique, une signification à l’existence. L’homme “Nouveau” doit aspirer à la vision directe de la réalité. “Comme en un éveil complet”. Une telle aspiration, à travers la connaissance transcendante des pratiques magiques, qui conduit à un changement d’état, dont le point d’arrivée coïncide avec l’Opus transformationis alchimique. Julius Evola écrit que “se transformer est la prémisse de la connaissance supérieure, laquelle ignore les ‘problèmes' et ne connaît que ‘devoirs’ et ‘réalisations’”. Par le mot magie, plutôt que l’entendre selon la signification que lui avait donné l’Antiquité, le Groupe d’UR donna à ce terme une signification nouvelle, qui servit essentiellement à marquer une assomption particulièrement active — comme à tout le Groupe — des disciplines traditionnelles et initiatiques : autrement dit, la “magie” que Roger Bacon définit comme une “métaphysique pratique’. C’est ainsi que fut créée une “chaîne” au moyen de pratiques collectives. Sur les critères suivis et les instructions correspondantes, existent deux monographies d’Introduction à la Magie. Parmi les membres du Groupe, il s’en trouvait, pour le moins, deux qui étaient dotés de pouvoirs réels. Quant aux finalités, les plus immédiates étaient d’éveiller une force supérieure, pouvant servir d’aide au travail individuel de chacun, force dont chacun pouvait éventuellement faire usage. Existait aussi une fin plus ambitieuse : sur une sorte de corps psychique, que l’on entendait créer, pouvoir greffer, par évocation, une véritable influence, provenant d’en-haut. En un tel cas, n’aurait pas été exclue la possibilité d’entreprendre de derrière les “coulisses”, une action, allant jusqu’à s’exercer sur les forces prédominantes telles qu’ elles existaient dans le milieu global de l’époque. Cette seconde possibilité, toutefois, ne connut point d’effets concrets » (4).
Retournons à présent une fois de plus au texte de Philippe Baillet, pour apprendre qu’après la disparition du groupe “Ur”, Julius Evola fonda, en 1930, la revue bimensuelle La Torre avec comme principaux collaborateurs Guido de Giorgio, Girolamo Comi, Gino Ferrenti, Roberto Pavese, Domenico Rodatis et Emilio Servandio. Cette revue entendait « défendre des principes qui se trouvent au-delà du plan politique (car Evola, depuis la parution de son Imperialismo pagano s’occupait de plus en plus d’exposés “métapolitiques”), mais qui, appliqués sur ce plan, « peuvent donner lieu à un ordre de différentiations qualitatives, c’est-à-dire de hiérarchie, c’est-à-dire aussi d’autorité et d’imperium dans le sens le plus vaste ». Dans ce même exposé auquel nous venons d’emprunter ces lignes, Evola déclara encore :
« avec la tentative de La Torre nous voudrions prouver qu’il existe dans l’Italie fasciste la possibilité d’exprimer une pensée rigoureusement impériale et traditionnelle, à jamais libre de tout asservissement politique, adhérant à la pure volonté de défendre une idée ».
Comme l’a écrit P. Baillet : « À afficher aussi librement ses positions, la revue ne tarda pas à avoir des ennuis avec le pouvoir politique ». Et en effet, déjà le numéro 3 fut suspendu… Par la suite, sur ordre des plus hautes instances politiques du régime, il fut interdit aux imprimeurs de Rome d’imprimer la Torre, et la revue cessa de paraître le 15 juin 1930, après la sortie de son numéro dix. C’est également l’époque où Evola ne sortait plus qu’accompagné de garde du corps.
Les bonzes du Parti ne parvinrent toutefois pas à juguler la pensée d’Evola, et c’est assez paradoxalement dans un quotidien éminemment fasciste Il Regime fascista, dirigé par son ami Roberto Farinacci, qu’il obtint la libre disposition d’une page spéciale « réservée à la défense et à l’affirmation des valeurs traditionnelles » qui lui étaient chères. Cette collaboration dura de 1932 jusqu’à l’effondrement du régime fasciste et la disparition du journal hospitalier.
Durant toutes ces années, cette page évolienne publia, outre des articles d’Evola et de ses amis, des textes d’un Gonzague de Reynold, d’un Prince Karl-Anton Rohan, de l’économiste autrichien Othmar Spann, de René Guénon et de plusieurs membres du Kreis [Cercle] du poète allemand Stefan George, dont le poète juif Karl Wolfskehl.
Cette activité journalistique de Julius Evola s’accompagna de la publication de la plupart de ses livres majeurs aussi bien sur le plan purement ésotérico-philosophique que sur celui de la “méta-politique”, ces derniers défendant une conception gibeline d’une société basée sur le respect de la tradition et par conséquent à l’opposé de tous les systèmes politiques qui ont actuellement cours, aussi bien à droite qu’à gauche. C’est surtout en raison de ses deux livres Rivolta contro il mondo moderno (1934) et Cavalcare la Tigre (1961) (5) qu’Evola a été appelé le philosophe de la Révolution conservatrice.
► Marc Eemans, in : Julius Evola, penseur et philosophe traditionaliste italien, Centro Studi Evoliani, Bruxelles 1980.
◘ Notes :
- 1. Cahiers du Centre d’Études doctrinales Evola (avril 1975).
- 2. De ce livre parut, en 1933, une traduction allemande sous le titre de Heidnischer Imperialismus, tandis qu’était déjà paru, en 1930, son livre Fenomenologia dell'individuo assoluto.
- 3. Nous avons trouvé cette réponse dans le n° de septembre 1975 du Bulletin intérieur du Centre français.
- 4. Renato del Ponte a publié par ailleurs dans la revue Arthos (n°4-5), l’organe du Centre [d'études évoliennes] italien un article fort documenté sur « Evola e l’esperienza del Gruppo di Ur », dont notre ami J. Vercauteren, peu avant sa mort accidentelle, avait commencé la traduction.
- 5. Ces deux livres ont été traduits en français : Révolte contre le monde moderne (Montréal, 1972) [par Pierre Pascal], Chevaucher le Tigre (Paris, 1964) [par Isabelle Robinet].