Entretien avec Enrico Galmozzi
Enrico Galmozzi [né en 1951] est l’un des fondateurs du mouvement d’extrême-gauche “Prima Linea” (Première Ligne), et aussi l’une des principales victimes des “années de plomb” en Italie. Son engagement lui a coûté treize années de prison. Dans les geôles de l’État italien, il a étudié la sociologie et obtenu son doctorat. Aujourd’hui, la passion du politique continue à l’animer, ce qui l’amène à une intense activité intellectuelle et à dépasser les limites de l’idéologie à laquelle il a spontanément adhérer dans ses plus jeunes années : il fréquente désormais des auteurs inhabituels pour un ancien “communiste combattant”. En effet, Enrico Galmozzi vient de publier un essai sur Gabriele d’Annunzio, Il soggetto senza limite [Sujet sans limites], auprès de la Società Editrice Barbarossa à Milan en 1994. Ensuite, il a dirigé le dossier Pareto de la revue Origini, éditée par Synergies Européennes en Italie. Ce passage de l’extrême-gauche au dannunzisme réputé d’extrême-droite est effectivement une curiosité. C’est pourquoi nous sommes allés nous entretenir avec Enrico Galmozzi.
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• Comment peut-on se rapprocher à ce point de Gabriele d’Annunzio quand on a une base idéologique marxiste-léniniste ?
La majorité de mes contemporains qui sont devenus communistes ont été mus par deux options essentiellement : la critique du capitalisme, comme modèle économique fondé sur l’exploitation mais aussi comme modèle culturel, c’est-à-dire comme consumérisme exaspéré. C’est ce consumérisme que combattait le mouvement de 68. Ensuite, deuxième motif : notre aversion profonde à l’égard des États-Unis. L’impérialisme américain, nous le percevions comme la représentation emblématique de ce modèle économique et culturel, mais aussi comme le gendarme de la planète, le garant de ce modèle et le véhicule de sa pénétration dans tous les pays du monde. L’effondrement des pays où dominait le socialisme réel et la crise du marxisme en Occident ont conditionné l’abandon de toutes ces problématiques qui furent les nôtres. Aujourd’hui, la gauche, notamment en Italie, ne représente plus qu’une option réformiste parfaitement compatible avec le modèle capitaliste. Veltroni est le plus philo-américain de tous nos politiciens. Tous ceux qui veulent continuer à refuser absolument le capitalisme comme modèle culturel américanomorphe se trouvent aujourd’hui face à un problème de références et de paradigmes : il faut revoir les théorèmes et les éléments traditionnels de la gauche. En récapitulant toute ma propre pensée, j’en viens à croire que le marxisme n’a jamais représenté une alternative authentique et vraiment radicale (qui va aux racines des choses) au positivisme et aux Lumières qui sont les prémisses théoriques et idéologiques de la bourgeoisie.
• En fait, dans votre livre, vous procédez à une critique incessante du matérialisme marxiste, tout en faisant l’éloge des dimensions héroïques et vitalistes présentes chez d’Annunzio, que vous percevez comme un chef charismatique “qui affirme et choisit la vie” quand il passe de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Dans un passage de votre livre, vous soulignez explicitement une apologie de la guerre qui rappelle certains accents de la “Révolution conservatrice” allemande, plus spécialement le “nationalisme soldatique”…
Quand il devient impossible de comprendre la réalité et de la changer avec les instruments qu’on a toujours employés, il faut procéder à une introspection. D’abord, premier constat, la gauche n’est pas la seule à avoir été inadéquate dans ses réalisations pratiques. Nous devons passer en revue toute l’histoire du XIXe siècle afin de réexaminer critiquement et transversalement tous les territoires idéologiques sans aucun schématisme, sans manichéisme et sans passéisme idéologique. Par exemple, nous devons admettre, à gauche, que la “droite radicale” n’a jamais produit une critique scientifique du capitalisme et qu’elle s’est toujours mobilisée sur base de catégories morales, sans réussir à dégager véritablement une vision scientifique de la société…
• Mais Werner Sombart, lui, a développé une analyse fondamentalement scientifique de l’évolution du capitalisme en Europe, certes sur base d’un héritage résolument marxiste, mais en débouchant finalement sur une noologie qui n’a rien de matérialiste et qui n’est de ce fait pas attribuable à la “gauche”…
C’est vrai, mais Sombart est bien le seul. Au fond, c’est Evola qui devrait faire son auto-critique car il a mené le discours de la droite radicale dans une optique plus morale et plus spirituelle que scientifique. Par ailleurs, on ne peut plus prendre l’analyse économique du marxisme telle qu’elle a été ; on ne peut plus reprendre tel quel son déterminisme économique, où il n’y a pas de place pour d’autres valeurs en dehors de celles qui sont exclusivement relatives à l’économie. Voilà pourquoi il est utile de procéder à cette analyse critique transversale dont je viens de vous parler. Il y a des périodes et des moments historiques qui doivent être complètement réévalués et revus car, jusqu’à nos jours, la critique dominante et surtout la critique de gauche n’ont montré que leur myopie et leur caractère manipulatoire. Par exemple, à Fiume, le subjectivisme volontariste de d’Annunzio convenait parfaitement aux sensibilités et aux revendications sociales émanant des syndicalistes révolutionnaires, en particulier de De Ambris. Cela les a conduit à rédiger une constitution comme la Carta del Carnaro, qui est absolument exemplaire. L’interventionnisme italien pendant la Première Guerre mondiale est également un phénomène sur lequel il faudra jeter un regard nouveau parce qu’il a été un mouvement absolument transversal qui est passé à travers toutes les formations politiques et qui est très riche en motivations de toutes provenances : du centre, de la droite et de la gauche, des milieux impérialistes et nationalistes comme des milieux socialistes et révolutionnaires. C’est le même cocktail d’éléments que l’on retrouvera quelques années plus tard dans l’arditisme et dans l’organisation des Fasci jusqu’au second congrès.
• Dans votre livre, vous n’avez guère mis en exergue le concept de nation qui fut pourtant le mythe qui unifia tous ces courants hétérogènes…
La réalité est un petit peu plus complexe, mais si ce que vous dites est vrai : c’est sûr, un des aspects les plus obsolètes de la pensée de Marx, c’est la thèse que “le prolétariat n’a pas de nation”. Le prolétariat appartient toujours à une nation, comme l’histoire l’a démontré. L’une des principales limites du marxisme est de n’offrir au prolétariat qu’un seul type abstrait d’identité, calque du processus de production capitaliste, c’est-à-dire une identité générale qui le pose définitivement comme travailleur, alors qu’en réalité personne n’est seulement travailleur. Tout prolétaire, en tant que personne, possède une identité intime beaucoup plus profonde qui plonge dans les legs de la tradition que véhicule chaque homme, dans la mémoire spécifique, dans une histoire particulière : autant de rapports complexes qui constituent une existentialité humaine et dont l’anthropologie marxiste n’a pas tenu compte. Ensuite, on peut aisément constater que ni l’interventionnisme de d’Annunzio ni celui de Marinetti se limitent au concept de “nation”. Ils souhaitent tous deux l’intervention parce qu’ils ont un projet de civilisation, un projet culturel qui s’inscrira dans un espace européen.
• Autre aspect important de votre livre : vous accordez une très grande importance au culte des morts — d’aucuns prétendront que c’est typique d’une “tradition fasciste” — et vous insistez tout particulièrement sur le serment des arditi qui jurent de combattre au nom de leurs camarades tombés au combat.
Au sein de la gauche, on trouve également une tradition “hérétique” représentée par Ernst Bloch, où ce culte des morts est également fondamental. Bloch nous parle d’un processus révolutionnaire qui est pure continuité depuis les guerres paysannes dans l’Allemagne du XVIe siècle, depuis Thomas Müntzer. Cette continuité est un puissant filon de mysticisme où les révolutionnaires communient et participent à une cause commune, qui a des assises spirituelles. Dans le marxisme classique, au contraire, nous débouchons rapidement dans le cursus théorique sur un point de non retour et nous basculons dans l’ultra-rationalisme, où plus aucune valeur n’a droit de cité, où tout réflexe irrationnel est banni et éradiqué. Alors que le communisme, au fond, n’est jamais qu’une étape dans un processus qui a commencé avec les gnoses et les mouvements utopistes, puis a passé par le filtre des sectes hérétiques, pour aboutir, en fin de course, dans la Première Internationale, où Marx a viré les blanquistes et les anarchistes. En imposant le déterminisme économique, Marx a jeté par dessus bord le culte des morts et celui du passé, sous prétexte que tout cela était “condamné par l’Histoire”.
• Vous faites carrément l’éloge de la Carta del Carnaro. Et vous dites qu’elle est “embarrassante pour la droite et pour la gauche” et qu’elle ne pourra jamais plus se répéter. Que voulez-vous dire ?
Je l’ai dit, effectivement. Et j’espère que je me trompe, parce que ce document contient des intuitions très en avance sur leur temps, des aspects qui sont encore parfaitement actuels, comme la définition qu’elle donne des rapports entre l’État et la société et l’État et le monde du travail. Le corporatisme que développe la Carta del Carnaro est très différent de celui qu’a proposé le fascisme — sauf celui de la dernière période, de la République Sociale Italienne. Dans la Carta, les corporations sont des articulations de l’État dans la société civile. Elles sont des institutions qui travaillent sans cesse pour qu’advienne l’extinction même de l’État. L’État, dans cette Charte de Fiume, doit être dépassé, il faut mobiliser les efforts des meilleurs voire de tous pour qu’il laisse le champ libre aux organisations communautaires spontanées. Cette charte présente ces intentions avec une pléthore de références historiques et culturelles surprenante, en rappelant les structures de fonctionnement des communes médiévales et l’organisation des Soviets. La conception du travail chez d’Annunzio et De Ambris est très en avance sur son temps, car ils ne conçoivent pas le travail seulement comme travail manuel et productif mais aussi comme travail intellectuel, artistique et artisanal, ce qu’il s’agit pour eux de valoriser et de sauvegarder face aux productions sérielles. Ils perçoivent enfin le peuple dans son intégrité et non pas au sens classiste, comme l’ont toujours fait les marxistes.
• Plus récemment vous vous êtes penché sur l’œuvre de l’économiste et sociologue italien Vilfredo Pareto. Comment avez-vous découvert son œuvre ? Comment êtes-vous arrivé à lui ?
Pareto, Mosca et Michels sont des figures de format international. Ils constituent à eux trois l’unique école sociologique italienne et, bien évidemment, elle est méconnue chez nous ! Pareto est au fond une figure scandaleuse qui examine — comme Machiavel — méticuleusement et jusqu’au tréfonds des choses les mécanismes de la politique. En étudiant son œuvre, j’ai trouvé que ce qu’il nous démontrait gardait une incroyable actualité : il a prévu beaucoup d’éléments de la théorie de la communication, il en a dévoilé les mécanismes conscients et inconscients. Dans ses rapports avec le marxisme, enfin, il refuse le déterminisme historique mais il récupère la lutte des classes, en l’expliquant et en la faisant fonctionner mieux que ne le firent jamais les marxistes : c’est sa fameuse théorie de la circulation des élites.
• En tant qu’intellectuel, comme voyez-vous l’avenir ?
Je suis optimiste, j’espère que les nouvelles générations pourront enfin mettre au rencart les idéologies dépassées et rechercheront de nouvelles synthèses et ouvriront de nouvelles possibilités.
Propos recueillis par Pietro Negri, Nouvelles de Synergies Européennes n°17, 1996.
(entretien paru dans la revue romaine Pagine Libere, sept. 1995)