En trente ans, le monde a totalement changé de physionomie et d’orientation. Comme le montre l’excellent livre d’Alexandre Del Valle et Jacques Soppelsa, le mirage de la “Mondialisation heureuse” est devenu la réalité de “La Mondialisation dangereuse”, qui est le titre de leur ouvrage. Dans les années 1990, étaient parus “La Fin de l’Histoire…” de Fukuyama et “La Mondialisation heureuse” de Minc… La chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique allaient unifier et pacifier le monde. Désormais la planète allait être ouverte aux échanges, à la circulation des biens, des services, des personnes et des idées et dans ce vaste marché régi par le droit et non plus tiré à hue et à dia par les idéologies et les intérêts des nations et de leurs dirigeants, la prospérité allait ruisseler avec le développement et la croissance.
Bien sûr, il faudrait un gardien de l’ordre mondial : le vainqueur américain avait non seulement les moyens de le faire régner, mais en plus, il détenait le modèle politique qui devait s’imposer à toutes les nations, la démocratie, à la fois soumise à la volonté souveraine des peuples par la voie des élections régulières et transparentes, et respectueuse du “droit naturel”, de ce droit supérieur même aux volontés changeantes des populations, parce qu’il protège la personne humaine. Les démocraties nées dans les cités et les républiques commerçantes plus que guerrières n’ont aucune raison de se faire la guerre : le rêve kantien du “Projet de Paix Perpétuelle” était en vue.
La globalisation des échanges a vu naître et grandir à une vitesse inouïe un géant dont le potentiel gigantesque dormait sous le maoïsme, et dont il fallait craindre le réveil comme l’avait prédit avec justesse Alain Peyrefitte : la Chine. Devenue l’usine du monde, en accueillant les “fabriques” dont les pays “développés” ne voulaient plus pour leurs entreprises comme l’avait souhaité un de nos “brillants” oligarques, la Chine est la seconde puissance économique mondiale et même la première si l’on tient compte du pouvoir d’achat dans le calcul du PIB. Elle possède ses Gafam. Ce sont les Batx, Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. A la différence des premiers dont le pouvoir surplombe celui des Etats y compris celui qui les a vus naître, les seconds sont soumis à la dictature du parti communiste chinois, et de celui qui l’incarne, Xi Jinping. Jack Ma (Ma Yun de son vrai nom) le Jeff Bezos chinois – fondateur du géant de l’e-commerce Alibaba – dans le collimateur de Pékin, depuis qu’il a critiqué en 2020 le système de régulation bancaire, est réduit au silence. Sommé de s’écarter du monde des affaires, Jack Ma n’est plus qu’un milliardaire à la retraite. Pour d’autres grands patrons, comme Lai Xiaomin, à la tête d’un fonds d’investissement, accusé d’avoir touché pour plus de 215 millions d’euros de pots-de-vin, c’est l’exécution. Réussite économique prodigieuse, équipement et développement du pays à un rythme endiablé, mais ni l’once d’un progrès démocratique, ni l’abandon de la puissance politique et militaire, la Chine depuis des siècles repliée sur elle-même et forcée de s’ouvrir à coups de canon par les Occidentaux, construit une armée et une flotte à la mesure de ses moyens, tisse la toile de son influence économique avec “les routes de la soie” et menace ouvertement Taïwan qui en cas d’invasion serait une toute autre affaire que Cuba !
La Chine, en voie de colonisation par les Européens, puis par les Japonais, exposée à la colonisation “douce” de son protecteur américain ensuite, est devenue non seulement maîtresse d’elle-même, mais candidate à être la plus grande puissance mondiale, incontournable pour un certain nombre de produits, disposant d’une puissance de feu financière considérable, et pouvant aussi soutenir sa politique par la menace militaire. Les 65 pays des “nouvelles routes de la soie” représentent 55% du PIB, 70% de la population et 75% des réserves énergétiques du monde. Avec le Brésil, la Russie, l’Inde, et l’Afrique du Sud, elle constitue les BRICS qui comptent 40% de la population mondiale et 50% de la croissance. Les colonisés ou les exclus d’hier peuvent être les maîtres de demain. Elle a également réalisé l’Organisation de coopération de Shanghai notamment avec la Russie.
Trois conclusions découlent de l’ascension chinoise et de la constitution de ces groupes d’Etats qui rivalisent désormais avec les Occidentaux. Leur point commun est de démentir totalement les prédictions optimistes sur la mondialisation. D’abord, celle-ci n’a pas vu se répandre la démocratie. Au mieux, en dehors des Etats de l’Europe du Nord-est, elle a progressé au travers de l’ingérence et de la force, et au profit de l’hégémonie américaine. Au contraire, les élections libres et équitables ne garantissent pas un gouvernement efficace. Des élections douteuses, des élus maladroits, des politiques suicidaires entachent les démocraties quand des régimes autoritaires centrés autour d’une personnalité forte, animée par un évident nationalisme, semblent aujourd’hui connaître de bien meilleurs résultats, avec Poutine en Russie, Xi Jinping en Chine, Erdogan en Turquie. La durée et la volonté sans partage l’emportent évidemment sur les atermoiements, l’indécision et la mollesse des gouvernements démocratiques. Les Etats-Unis de Biden en sont le triste exemple. En second lieu, l’unilatéralisme américain qui est apparu à la fin des années 1990 a été gâché par les Américains eux-mêmes, leurs interventions extérieures mal pensées et mal conduites, leurs alliances et leurs rejets contreproductifs. Désormais on doute de l’Amérique, de sa puissance comme de son idéal brisé à l’extérieur par l’emploi de la force brutale et à l’intérieur par un mouvement étrange de haine de soi. Enfin, contre toute raison, le rejet de la Russie par les Occidentaux, alors que Moscou tendait la main à l’aube du millénaire, a enclenché le processus que craignait Brzezinski, l’union eurasiatique, la reconstitution du bloc initial de la guerre froide, mais cette fois avec une Chine décuplée. L’Europe, “dindon de la farce de la mondialisation” et la France en particulier qui a longtemps été le seul pays européen à vouloir que les Européens ne soient pas les spectateurs impuissants du choc des civilisations, doivent prendre conscience des tempêtes qui s’annoncent : elles sont bien plus redoutables que le Covid ou le réchauffement climatique.
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