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Jack London, une éthique du sauvage

Jack London, une éthique du sauvage

Trois questions à Benjamin Demeslay sur l’écrivain américain Jack London.

Jack London est un écrivain mais c’est aussi un homme à la vie tumultueuse, qui a multiplié les voyages et les aventures, vivant comme une « comète » de passage sur Terre. N’est-il finalement pas l’anti-modèle de l’homme capitaliste sous toutes ses formes ?

Jack London (1876-1916) est, bien sûr, l’auteur de L’Appel de la Forêt (1903) et de Croc blanc (1906) : des romans politiques exposant une radicale et profonde compréhension de la société, que l’on résume trop souvent à leur seul statut de roman de jeunesse. Il est aussi – d’abord sans doute – un auteur à succès qui dût vivre de sa plume pour quitter sa condition sociale ; pour s’accomplir. Ne comptant sur aucun héritage, aucune rente, London capitalisa l’expérience américaine, quêtant le succès comme sa propre mesure au cours d’expériences nombreuses, intenses, souvent brèves. La jeunesse de London se confond avec celle de son continent alors que les États-Unis se couvrent de voies de communication, développent leur industrie, attirent une immigration pléthorique.

Jack London émerge dans une famille protéiforme, métamorphe, à l’image de la Californie d’alors : son père biologique – qui ne l’éduque pas – se fait colporteur, astrologue, avocat. William Chaney occupe ainsi la coulisse de l’hérédité. Sa mère Flora Wellman, spirite, tente de se suicider durant sa grossesse ; mais elle et lui survivent. Son beau-père, John London, est un vétéran de la guerre de Sécession. Sa nourrice, afro-américaine, lui accorde une attention déterminante. Son expérience à la ferme contrebalance ses emplois à San Francisco et dans le port d’Oakland. Vente de journaux ; pêche d’huîtres ; garde de la baie. Le jeune homme s’embarquera pour la chasse aux phoques ; entassera le charbon, coup de pelle après coup de pelle ; étouffera dans l’univers confiné d’une blanchisserie. Les bagarres succèdent aux opportunités, jusqu’à l’apprentissage et la survie – la réussite – par l’écriture, le paiement à la ligne d’un prolétaire du signe. Après la répétition des échecs, l’éclosion de London n’y changera rien. Il s’est heurté dès son plus jeune âge aux frontières sociales – frontières qu’il fallut traverser. Il fut également porté par le grand vent d’un Nouveau monde où grands capitalistes et marginaux eurent leur part. Un ouvrage aussi explicitement politique que le Talon de fer (1908) est certes un plaidoyer contre un système capitaliste où les industriels, les policiers et les rédacteurs de presse participent d’une même domination. La théorie de la lutte des classes y apparaît aussi certaine que la loi de la gravité de Newton. Jack London n’en est pas moins, avant tout, un Américain.

Son expérience est singulière : celle d’un homme neuf et décomplexé, qui corrige les manques de l’autodidacte par une vitalité hors du commun. London participe dès l’extrême fin du XIXe siècle à des évènements de la gauche du temps ; des mouvances travailliste et socialiste. Contre la mentalité réformiste, l’aspiration révolutionnaire l’emportera bientôt. L’essentiel – le fondement – n’est peut-être pas là : il est l’homme de l’Ouest déjà atteint. Enfant de la Californie, il a connu la ruée vers l’or, l’immigration asiatique et la rapidité du développement économique ; et s’est très tôt tourné vers le Pacifique. Il lui fallait poursuivre l’aventure, repousser la frontière à travers l’océan. Son voyage autour du monde est un parfait témoignage de sa grandeur et de ses limites : il dépensa une part significative de ses revenus d’écrivain pour faire bâtir le Snark, ce voilier sur lequel il embarqua avec sa seconde épouse – Charmian – sans pleinement savoir le manœuvrer, en 1907. De l’île volcanique d’Oahu aux îles Salomon, les London durent abandonner leur tour du monde en 1909, dont nous conservons à la fois le récit de 1911, La Croisière sur le Snark, et des photographies oscillant entre ethnographie, apologie des corps des ethnies rencontrées, et photographies touristiques où la tenue occidentale de Charmian armée de son ombrelle – tout sourire – contraste avec la quasi-nudité des autochtones. Le monde leur appartient : chez London, la profondeur et la trivialité cohabitent. La sensibilité d’une personnalité complexe, passée par bien des milieux sociaux et des mondes culturels, esthétiques, cohabite avec le sentiment du  »bon droit » d’un Américain naturellement à la conquête du monde ; sans question. Le reportage de Jack London semble parfois confirmer le propos, attribué à divers auteurs, voulant que « les États-Unis d’Amérique soient le seul pays passé de la barbarie à la décadence sans jamais avoir connu la civilisation ».

Il serait plus juste d’affirmer que London fut un explorateur de la société mondiale, contraint au mouvement par incapacité chronique à l’enracinement : il explora, sut jouir quelques instants et se consuma dans la durée. L’enracinement échoua, avorta, lui fut interdit par le Destin : s’il a bien tenté de devenir maire d’un lieu précis – Oakland – et développer son foyer dès 1905 – alors qu’est initié le divorce avec Elizabeth Maddern, dont il eut deux filles, Bess et Joan – étendant le domaine de Beauty ranch afin d’y développer une symbolique activité viticole en 1910, l’élevage de chevaux et le développement de sarments tournèrent court. Sa demeure – la fameuse « maison du loup » – fut bientôt emportée par les flammes. L’embourgeoisement fut impossible. Alors que Jack London voyait le succès social s’affirmer et sa réputation s’étendre, les évènements lui refusaient la stabilité. Il était conscient – en témoignent ses derniers écrits – que la vie ne peut se contrôler. Et quoi qu’il arrive ? Que pouvait-il connaître encore après son reportage de 1914 au Mexique, après son passage dans les Caraïbes ? London démissionna du Parti socialiste peu avant sa mort précoce en 1916, à 40 ans. Il est impossible d’imaginer qui ou ce qu’il serait devenu, s’il avait dû survivre à ses problèmes rénaux.

L’animalité de l’homme occupe une place importante dans l’œuvre de Jack London, qui semble en faire l’objet d’une véritable quête mais aussi l’élément structurel d’une pensée sociale. Comment comprendre cet attrait pour le caractère primitif de l’homme ?

Il existe une analogie évidente entre les descriptions de la vie sociale par Jack London et les descriptions de ses figures animalières. Encore faudrait-il parler d’équivalence. En fait, il n’existe pas de rupture franche entre l’homme et l’animal : la frontière véritable traverse les espèces plus qu’elle ne les sépare. Les types humains se distinguent, coopèrent ou s’opposent dans son œuvre au même titre que les animaux – disons plutôt les types non-humains : la morale s’impose, évidente, dès les premières lignes de L’Appel qui présentent le personnage principal, le héros de ce roman à thèse qui n’a rien de trivial ou d’intellectuellement bénin. Buck est un chien ; non pas n’importe quel chien. S’il est dans la demeure de ses maîtres le « monarque absolu de ce beau royaume », c’est qu’il tient sa stature massive et digne de son père – le terre-neuve Elno – et « la beauté des formes et l’intelligence humaine de son regard » de sa mère – Sheps : un colley remarquable de lignée pure s’enracinant en Écosse. Singularité née de cette rencontre, Buck jouit de catégories ataviques. Il n’en sait pas moins agir en individualité d’exception ; rayonner de ses prédispositions sans s’y jamais limiter. Il s’élève ainsi au-dessus de la « tourbe insignifiante » des chiens d’écurie ; au-dessus du carlin japonais, sur-domestiqué pour le plaisir de ses maîtres ; au-dessus du chien mexicain Isabel dont l’aspect prête à rire, tout au plus.

Buck est dès lors logiquement – naturellement – proche d’un maître de même dignité dans son règne. Un juge parmi les hommes – puisque telle est sa profession – qui sait d’instinct accorder à ce chien, précisément, la considération nécessaire. Il en est le maître, et non le simple propriétaire, le simple possédant. Buck est naturellement proche des fils aînés du juge, qu’il escorte lors de leur bain matinal, évidemment à l’extérieur de la maison mais dans l’enceinte du domaine. Il escorte les jeunes filles et surveille les générations nouvelles : il simule la morsure – la prédation – pour la portée de son maître, patiente et jouit du transport des enfants sur son dos ; mais demeure – comme l’humain juge – le gardien de la règle dans les limites du domaine. À la veille de la découverte des mines d’or du Klondike, Buck est comparable à un roi au sein de la famille dont il est plus que le symbiote.

Jack London ne se contente pas de commencer son récit par quelques descriptions ornementales, superficielles : il établit des correspondances. Animal ou homme, le héros connaît la même condition fondamentale. Tous sont également départagés par la nature, soumis ou fécondés par la loi de la vie. Buck n’est pas un simple chien. Il est un aristocrate. Il en connaît les conditions. Il en connaît les défis. Il peut, s’il s’en montre capable, individuellement, en connaître le destin :

« Buck menait l’existence d’un aristocrate blasé, parfaitement satisfait de soi-même et des autres, peut-être légèrement enclin à l’égoïsme, ainsi que le sont trop souvent les grands de ce monde. Mais son activité incessante, la chasse, la pêche, le sport, et surtout sa passion héréditaire pour l’eau fraîche le gardaient de tout alourdissement et de la moindre déchéance physique : il était, en vérité, le plus admirable spécimen de sa race qu’on pût voir. Sa vaste poitrine, ses flancs évidés sous l’épaisse et soyeuse fourrure, ses pattes droites et formidables, son large front étoilé de blanc, son regard franc, calme et attentif, le faisaient admirer de tous. »
(Suivant la traduction de Raymonde de Galard)

Il existe, évidemment, des aristocrates blasés que marque la condition humaine ; des êtres enclins à l’égoïsme pour lequel le dépassement de l’individualisme est un défi. Leur large flanc, leur regard clair, leur maîtrise des nerfs et des muscles – leur maîtrise des mouvements de l’esprit, les prédisposent à rayonner. C’est d’ailleurs le parfait portrait que London dresse de son alter ego littéraire dans son chef-d’œuvre autobiographique, Martin Eden (1909) : Martin est doué d’une énergie supérieure, excédentaire ; d’un regard franc et doux ordonnant la puissance d’un corps aux épaules larges, au torse mâle. Sa « nature » est pourtant contrainte par les évènements : sa nature est contrainte par la « société », limitée par le système de domination social, empêchée par les embûches qui lui permettent cependant de se révéler. Équivalence, donc : Buck sera victime de l’appât du gain, transformé en bête de somme lors de la ruée vers l’or par quelques prédateurs opportunistes ; par quelques voleurs de chiens. Par des hommes qu’habite la méchanceté – une méchanceté contre la vie, enracinée dans cette faiblesse de l’âme et de la constitution qui fait d’eux des charognards. Un lumpenprolétariat ; de la racaille, pourrait-on dire.

De même que Buck subira l’enlèvement, la torture, la réduction à la condition d’esclave et de prolétaire ne disposant que de la force de ses pattes, Jack London aura connu petits boulots et humiliations. Il aura subi le « trimard », le turbin, l’écrasement sous les tâches monétisées – il aura subi sa condition sociale contre sa condition naturelle, atavique. Buck, l’aristocrate, se libérera cependant : il saura s’imposer au sein d’un attelage de chiens dans le grand Nord, quitte à voler ou se battre pour se nourrir. Il saura survivre, passant de maîtres en maîtres, d’achats en achats, jusqu’à répondre à l’appel de la forêt, du « Sauvage » (wild), et rejoindre une meute de loups à laquelle il conférera une part de sa singularité, par la formation de nouvelles lignées. Buck aura non seulement quitté la domesticité : il aura renoué avec sa nature profonde. Au-delà de la fable, de la métaphore, L’Appel de la forêt doit selon Jack London résonner pour tous : c’est à la même évolution – qui est aussi triomphe de prédispositions vitales, neutralisées ou occultées par la vie domestique, qu’il aspire pour chacun.

Jack London propose en quelque sorte la synthèse originale des pensées de Spencer, Marx et Nietzsche. Comment pourrait-on résumer sa pensée, que vous décrivez comme une « éthique du Sauvage » ?

Jack London est un autodidacte, qui doit sa formation à la fréquentation des bibliothèques municipales et à quelques rencontres – pas à des études supérieures. Il en a les qualités, à commencer par la dynamique personnelle. London est capable d’agréger des éléments apparemment épars en une synthèse. Il n’est pas rare que la théorie de l’évolution, la dénonciation d’inégalités sociales écrasantes et illégitimes, le goût de la formule, le souci de plaire à un public qui devra acheter son feuilleton, cohabitent sur une même page. L’éclat des étoiles et les ravages de l’alcool, les voyages sur le Pacifique et l’atmosphère étouffante d’une blanchisserie sont chez London des éléments connectés. De la jungle préhistorique (Avant Adam, 1907) aux bas-fonds de Londres (Le Peuple de l’abîme, 1903), le monde est Un. Théories scientifiques, engagement politique et social, goût du voyage convergent ainsi chez un individu convaincu de l’importance de la Science.

Karl Marx, Friedrich Nietzsche, a fortiori Herbert Spencer, proposent autant d’œuvres par lesquelles Jack London put structurer – et justifier – ses intuitions. Plus encore : il n’est pas excessif d’affirmer que London fit l’expérience du monde au prisme de quelques idées décisives. Son œuvre couple ainsi la lutte des classes et la nécessité historique du socialisme découvertes chez Marx à l’affirmation de l’individualité d’exception, du surhomme nietzschéen. London s’y avère sensible à l’idée de « la survie du plus apte » (survival of the fittest), tient l’évolution des espèces pour un donné fondamental et développe une vision « moniste », « totalisante », fécondée par la lecture de Spencer : les dimensions physique et biologique, psychologique, sociale ou morale, sont ainsi prises dans le mouvement de l’Évolution universelle. Sans jamais chercher à s’assurer de la parfaite cohérence de ces thèses, London substitua son expérience au patient travail philosophique sur les catégories, ou au méticuleux classement du naturaliste. L’intensification permanente de sa vie, de ses expériences de vagabond du rail aux rentables reportages internationaux – de la Corée envahie par les Japonais en 1904 au Mexique de 1914 – tint lieu de catalyse volontaire, consciente, des principes dont il ne cessa de se nourrir. Il les mit littéralement à l’épreuve, les mit parallèlement en œuvre et en scène à chaque travail d’écriture, y compris lors de la rédaction de ses feuilletons les plus superficiels – les plus « alimentaires », si l’on ose dire. Intuitions, formules à l’esthétique scientiste et confrontation avec un horizon à la fois mythique et concret – le Grand Nord, le Pacifique, la Préhistoire, … – fusionnent au fil des pages et des expériences qu’elles préparent et relatent.

London éprouve ainsi sa force au sein d’un monde qu’il conçoit – plus précisément qu’il ressent – comme une vaste mécanique, aussi implacablement logique qu’elle implique l’affirmation des individualités les plus fortes. Son socialisme lui semble non seulement scientifique, logiquement donc historiquement inévitable : il est le remède à la tentation de l’individualisme. Il est le remède à l’impasse d’un surhomme menacé par sa propre supériorité, au sein de cet ordre « social » que London éprouve comme l’une des dimensions de l’ordre « naturel » dont il aspire à montrer les lois. Le chien-aristocrate Buck et le prolétaire-génie Martin Eden sont ainsi solidaires dans la déchéance sociale comme dans leur émancipation – qui n’est jamais qu’un aller vers la normale ; par découverte et expression de leur personnalité profonde. La triade Marx-Nietzsche-Spencer soutient ici la dialectique propre à London : celle de la domination et de l’accomplissement ; de la domesticité et de la liberté ; de l’abrutissement et de l’Évolution.

Son socialisme n’a typiquement pas vocation à imposer l’égalité, comme s’il s’agissait d’un fétiche ou d’une fin nécessairement désirable. Son socialisme est essentiellement révolutionnaire : il est la révolution des forts injustement dominés, domestiqués et abrutis ; enserrés dans des relations littéralement contre-natures. Sa réponse aux attaques de Rudyard Kipling contre le socialisme – par le modeste conte enfantin La Force des forts (1911) – se déroule ainsi dans une Préhistoire de fiction. Entre imaginaire d’autodidacte et techniques d’un producteur de feuilletons, il ne l’en situe pas moins au principe – à ses Premiers principes (1862), pour paraphraser le titre de la synthèse fondamentale de Spencer :

« Sous la voûte étoilée s’étageaient des chaînes de montagnes couvertes de forêts. Très loin, le reflet d’un volcan rougissait le ciel. Derrière eux s’entrouvrait une sombre caverne, d’où soufflait un courant d’air intermittent. Devant eux, tout près, flambait un feu ; à côté gisait la carcasse à demi dévorée d’un ours, que surveillaient à distance plusieurs gros chiens hirsutes et pareils à des loups. Chaque homme avait posé près de lui son arc, ses flèches et sa massue, et à l’orifice de la caverne étaient appuyés plusieurs javelots rudimentaires. »
(Suivant la traduction de Louis Postif)

L’œuvre de Jack London est ainsi parcourue par une éthique – celle de l’appel de la Forêt. De l’appel du « Sauvage » (Wild). Ce noyau d’archaïsme que tout individu porte en lui. Que tout individu apte à la liberté doit éveiller s’il entend s’accomplir, se libérer, participer aux tendances ascendantes de la société et de l’évolution. Mais c’est tout un pour Jack London.

Voir aussi

Les Jeudis de l’ILIADE #20 : Jack London, une éthique du sauvage, par Benjamin Demeslay, enregistré le 7 avril 2022 à La Nouvelle Librairie.

https://institut-iliade.com/jack-london-une-ethique-du-sauvage/

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