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[Entretien] »Le pouvoir a frappé un grand coup pour punir et humilier la France »

Boualem Sansal est romancier et essayiste algérien. Connu pour ses critiques sans concession du pouvoir algérien, il fait l'objet d'une censure dans son propre pays, dans lequel il continue pourtant de vivre.

Pour lui, l'interdiction du programme français en Algérie est le symptôme d'un pouvoir en train de s'effondrer.

Gabrielle Cluzel : Boualem Sansal, le gouvernement algérien vient d’interdire le programme français dans les écoles privées en Algérie. Tous les coups sont-ils permis contre la France, y compris, comme ici, ceux qui peuvent nuire in fine aux Algériens ?

Boualem Sansal. L’attaque, hautement symbolique, contre le français en Algérie vise un double but : montrer au peuple algérien que le pouvoir se bat vaillamment pour le recouvrement de la souveraineté et l’identité nationales, bafouées par la France colonialiste et néocoloniale, et appeler les Algériens de France à se montrer dignes de ce combat pour l’honneur et combattre par tous les moyens la culture et la langue françaises dans leurs foyers, leurs quartiers et même à l’école. Ils contribueront ainsi à la naissance de l’Algérie nouvelle.

La population algérienne n’an à ce journ pas réagi à la décision du pouvoir de chasser le français et de le remplacer par une langue occidentale (pourquoi pas le russe ou le chinois ?). L’affaire est compliquée pour lui. Le peuple est aujourd’hui arabisé à 100 %, le français est pour lui une langue étrangère, la langue des Algériens francophones, vus par lui comme des privilégiés, des vendus, qui ont toujours la possibilité de partir se réfugier en France ou d’y scolariser leurs enfants (ce qui se fait déjà beaucoup, depuis les débuts de la politique d’arabisation dans les années 1970).

Mais cette politique n’ira pas loin. Le pouvoir a frappé un grand coup pour punir et humilier la France (peut-être seulement Macron, comme l’avait fait Poutine), mais c’est un coup d’épée dans l’eau. Ce trop-plein d’activisme ne dit qu’une chose, au fond : le pouvoir est en train de s’effondrer. En frappant dans tous les sens, il frappe l’Algérie et se frappe lui-même.

G. C. Comment expliquer que plus de 60 ans après la fin de la guerre, cette haine contre la France perdure et s'envenime ?  

B. S. Il faut comprendre que le pouvoir algérien issu, depuis l’indépendance (1962), d’un coup d'État permanent s’est légitimé aux yeux de la population par ce qu’il a appelé la légitimité historique. Discours simple et simpliste qui a parfaitement fonctionné : « Nous avons libéré le pays du colonialisme avec notre sang et nos vies, nous avons combattu la quatrième puissance mondiale et l’OTAN, grâce au soutien indéfectible du peuple, arabe et musulman, qui a le sens du devoir et du sacrifice, et permis la révolution du peuple, par le peuple et pour le peuple, et bla-bla et bla-bla, nous allons poursuivre notre sacrifice et construire l’Algérie de demain et en faire un vrai paradi. »

Vingt ans plus tard (1986-1988), le discours était totalement émoussé, il ne mobilisait plus, la vie était trop dure pour la population (chute du prix du baril, pénuries, chômage massif des jeunes, corruption généralisée, violences policières et bureaucratie…), il fallait ajouter du contrôle, de la surveillance, de la répression, mais dans la discrétion, car l’Algérie avait besoin, pour éviter le pire (les émeutes et les grèves se multipliaient à travers le pays), de la coopération internationale, occidentale surtout, et d’abord française, où se déversaient les sans-travail et sans-logement algériens (par l’émigration légale et clandestine, le regroupement familial et les trafics qui alimentaient le Trabendo, une économie de la valise (le fameux sac Tati), tolérée puis encouragée par le pouvoir car elle permettait d’alimenter les marchés (pièces de rechange pour un pays en panne sèche, médicaments, vêtements…) et réduire la pression sur les institutions. Cette période atteindra son pic en octobre 1988, les émeutes se sont généralisées à tout le pays, ont été réprimées dans le sang et le régime commençait à se fissurer.

Pour se maintenir, il fit des concessions, passa au multipartisme et au libéralisme économique, dont ont profité les barons du régime et leurs clientèles. Mais c’était de la poudre aux yeux pour obtenir l’aide internationale (occidentale, surtout) octroyée sous conditionnalités (il fallait se conformer avec les lois internationales en matière commerciale et juridique pour en bénéficier). Le pouvoir avait vite compris que la libéralisation économique et le pluripartisme joueraient contre lui à la longue. Il mit en œuvre trois politiques pare-feu :

Il s’est constitué une armée d’oligarques (en fait, des officiers des services secrets) reconvertis aux affaires ayant pour mission de libérer l’économie sans rien libérer. Il fit pareil avec la presse. En une année, il s’est créé cent journaux indépendants pilotés par les oligarques, financés par la manne de la publicité chiffrée à plusieurs milliards de dollars qui, encore aujourd’hui, est un monopole intouchable de l’État.

Il s’est fabriqué une opposition islamiste à partir de petits mouvements religieux élitistes sans véritable ancrage populaire (FIS, NAHA, inféodés qui à l’Iran, qui aux Saoudiens) et instrumentalisé la menace islamiste et terroriste en créant des maquis islamistes tenus par des officiers soi-disant déserteurs spécialistes de la guérilla et des maquis. Comme elle refusait de se soumettre à lui, il créa les GIA, de sinistre mémoire, avec des officiers qui auraient déserté et rejoint les islamistes.

Il a exporté la menace islamiste et le terrorisme en Occident pour le convaincre que le régime est le seul garant de la stabilité dans la région et même en Europe occidentale. Il fit là ce que le FLN avait fait durant la guerre d’Algérie. Quand, sur le terrain militaire et politique, il a perdu la partie, il a internationalisé « la guerre d’Algérie » et déclenché, en France, une guerre civile entre partisans du FLN et du MNA de Messali Hadj. Il a ainsi retourné l’opinion internationale. Et il a radicalisé son action en Algérie pour élargir le fossé entre les communautés et rendre impossible toute solution autre que le divorce dans le sang. Il a aussi ouvert les portes aux migrants africains en transit vers l’Europe.

La guerre finie, le pouvoir a décidé de l’arrêter, car beaucoup d’officiers avaient commis des crimes de guerre et se sont trouvés menacés par la Justice internationale. C’est seulement pour cela que l’armée a fait appel à Bouteflika, qu’ils avaient par ailleurs chassé d’Algérie en 1978, à la mort du président Boumédiène. Sa longue expérience de la diplomatie, son carnet d’adresses internationales et le soutien ferme de l’Arabie, du Qatar et des Émirats arabes unis, et même de l’Iran, lui ont permis de réussir ce tour de force. Il a fait rentrer les islamistes dans les cercles du pouvoir, en abandonnant la population à leur emprise à travers, notamment, l’école et promulguer une loi de réconciliation qui interdit de faire le procès de la guerre, d’écrire son histoire, et proscrit sous peine de prison l’usage public des mots « islamisme », « islamiste », « terrorisme », « guerre civile », « crime de guerre », etc.). L’appui financier et politique des monarchies du Golfe ont facilité ces arrangements. Ils ont surtout pesé sur les pays occidentaux pour les amener à fermer les yeux, moyennant contrats commerciaux et menaces de représailles.

Le départ de Bouteflika, démissionné par l’armée en avril 2019 pour stopper le Hirak (il a, en fait, été stoppé par le Covid-19, que le pouvoir a laissé filer), a ébranlé le pouvoir et surtout, chose nouvelle, l’a divisé. Aujourd’hui, les clans de l’armée se font une guerre sans merci et le pays est en train de se disloquer. Des mouvements séparatistes se manifestent ici et là, en Kabylie, dans le pays touareg.

La solution est, encore une fois, de faire ce qui a marché durant la guerre de libération quand tout était perdu : créer un climat de guerre, avec le Maroc, avec l’Espagne, avec la Suisse et surtout, surtout, la France. Jouer à fond la cause sahraouie et la cause palestinienne, l’instabilité du Sahel. Macron n’a pas vu tout cela ou ne voulait pas le voir parce que l’Union européenne ou l’OTAN ne voulaient pas le voir pour le moment. Son attitude conciliante, naïve disent d’aucuns, a beaucoup aidé le pouvoir algérien qui multiplie les coups (repentance, contrôle des opposants algériens vivant en France, visas, représailles commerciales…).

G. C. : Faut-il se réjouir ou s’inquiéter de cet effondrement du pouvoir algérien ? 

B. S. Le rejet de demande d’adhésion de l’Algérie par les BRICS a été très mal reçu par le pouvoir (le peuple, quant à lui, a applaudi). Il risque d’aggraver l’isolement du pouvoir et le rendre plus dangereux. Il peut faire beaucoup de dégâts au Sahel, en Afrique, en Europe, et aggraver la situation du pays en prenant ses distances avec les BRICS, notamment les six nouveaux membres (Égypte, Éthiopie, Arabie, Iran, Émirats arabes unis, Argentine). Il serait peut-être temps de recréer l’Union pour la Méditerranée pour construire des institutions et pacifier les relations entre les deux rives de la Méditerranée.

Gabrielle Cluzel

https://www.bvoltaire.fr/entretienle-pouvoir-a-frappe-un-grand-coup-pour-punir-et-humilier-la-france/

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