Pour d’autres, c’est l’année 2015 qui constitue l’année charnière. Comme cette avocate rennaise à la retraite, qui préfère demeurer anonyme. Née dans une famille radicale-socialiste, elle a «bouffé du curé tous les dimanches» depuis son enfance et considère aujourd’hui encore que la laïcité est l’un des combats les plus importants à mener. Sa mère, très active au PS, l’initie à la vie citoyenne, l’emmène assister au dépouillement des votes. Le jour de l’élection de Mitterrand, mère et fille étaient allées à la mairie de Laval fêter la victoire… et ont vite rebroussé chemin, quand elles ont entendu chanter «L’Internationale» : c’était leur ligne rouge. En 2002, cette dame a voté Chevènement au premier tour. L’affiche du second tour lui fait un choc : «mes parents ont connu la Seconde Guerre mondiale, ça a réactivé cette idée dans notre esprit». Elle manifeste contre le FN, vote Chirac à contrecœur.
Elle s’est toujours engagée dans les quartiers populaires, a même pris des cours d’arabe. Mais dans les années qui suivent, elle considère que «la gauche abandonne peu à peu les prolos, sous l’influence de la ligne Terra Nova». L’électrochoc, ce seront les attentats de 2015, Charlie, l’Hyper Casher, le Bataclan. «La montée de l’islamisme, et la mollesse de Hollande qui ne faisait rien…» Pas suffisant encore pour qu’elle vote Marine Le Pen en 2017, mais assez pour qu’elle ne vote pas Macron. En 2022, elle saute le pas. «Marcel Gauchet a dit que Marine Le Pen aujourd’hui, c’était le programme du RPR des années 1990… Ça a achevé de me convaincre». Mais son engagement contre l’extrême droite ? «Ce n’est plus l’extrême droite… Aujourd’hui le RN, c’est juste une ligne dure, très dure, mais pas extrême. Et puis, de toute façon, l’islamisme me fait plus peur aujourd’hui que le FN.»
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Si elles demeurent individuelles, chacune à leur façon ces trajectoires décrivent au moins un fait collectif : le délitement de la génération du 21 avril 2002, l’échec de cette mobilisation colossale (un million de personnes dans les rues le 1er mai 2002) à accoucher d’un véritable mouvement politique. «C’était une mobilisation morale, et donc trop peu politique» analyse Jean-Yves Camus, membre de la Fondation Jean Jaurès et spécialiste de l’extrême droite. «On a pas songé à l’époque à répondre à la montée du vote FN, qui était pourtant continue et progressive depuis la création du parti. On n’a seulement voulu crier au danger, en répétant qu’il était aux portes du pouvoir, ce qui était profondément faux : arithmétiquement, Jean-Marie Le Pen n’avait aucune chance d’être élu. Sitôt qu’il a été battu au second tour, on s’est donc démobilisé tout de suite, car le mouvement n’avait pas prévu de se poursuivre dans la durée… Et les causes qui ont provoqué la montée du FN, elles, n’ont pas disparu». Et d’enfoncer le clou : «on ne fait pas de la politique avec des épouvantails. F comme fasciste, N comme nazi… C’était le degré zéro de la réflexion politique !»