Dans son habituel style truculent, Frédéric Eparvier – chroniquant Ukraine : Le grand aveuglement européen de Jean-Bernard Pinatel – nous livre une analyse pertinente du décalage entre le discours politico-médiatique sur l’Ukraine et la réalité et démontre la nécessité pour la France et l’Europe de comprendre la situation et de sortir de la sujétion aux États-Unis.
Polémia
Le décalage entre le discours médiatique et le réel sur l’Ukraine
Mon ami du « Mannekenfish[1] », le club de waterpolo LGBTQA++[2] de Bruxelles, arborait il y a quelques semaines, un superbe cocard à l’œil gauche, et quelques grosses rougeurs sur les joues qui montraient qu’en plus d’avoir passé un vilain quart d’heure, il avait pris quelques baffes.
Le « couillon » m’a raconté, devant ma surprise, qu’il avait décidé d’aller défiler avec les militants LGBTQA++ à Kiev le dimanche 24 juin, pour montrer sa solidarité aux héroïques combattants ukrainiens. Il m’a avoué qu’ils étaient 2000 environ (8000 selon les organisateurs, mais on sait ce qu’il en est des évaluations des organisateurs) protégés par au moins autant de policiers, car les militants des groupes Azov et Pravi Sektor, qui ont une conception assez virile de la masculinité et de la vie citadine, s’étaient aussi rassemblés en masse pour exprimer avec des bâtons, leur désaccord devant ce défilé coloré. Bien évidemment les sympathiques progressistes se sont faits insulter, bousculer, rosser, et une bonne partie n’a trouvé son salut qu’en fuyant se réfugier dans les stations du métro, à l’invitation des policiers qui disaient : « Comme cela, on ne vous verra plus ». Mon ami, en secouait la tête de dépit, et a terminé son explication par un sinistre « ce sont des nazis » …
J’ai tout fait pour dissimuler un air bêtement réjouit, et j’ai conclu notre échange par le très classique : « I rest my case[3]».
Ce triste épisode, montre bien le décalage qu’il y a entre ce qui est raconté par les médias de grands chemins sur la base d’une dépêche AFP, annonçant que « tout s’était bien passé » et la réalité racontée par des témoins directs…
Une analyse et un journal sur l’Ukraine
C’est bien l’intérêt du livre du général Pinatel (2S) qui décrypte la guerre en Ukraine et l’analyse comme peu de généraux français le font à la télé, et particulièrement sur LCI ou sévit le pitoyable général (2S aussi[4]) Yakovleff[5], tout à son rôle du militaire brut de décoffrage.
En fait ce sont deux livres que nous propose le général Pinatel : une analyse en 178 pages et 8 chapitres de la guerre, de ses causes, de son déroulement, et de ses probables conséquences, mais aussi, en 198 pages son journal des évènements qui reprend ses « posts » X et LinkedIn, tirés essentiellement de la presse anglaise et américaine[6]. Cette seconde partie se lit comme un film passionnant des évènements, si l’on accepte les nombreuses redites, qui sont un peu la faiblesse obligée de l’exercice.
Elle démontre en tout cas, que l’analyse du général Pinatel se révèle assez juste dès le début de la guerre en février 2022.
On note aussi avec intérêt que le général Pinatel omet complètement de commenter les deux contre-attaques ukrainiennes victorieuses[7] sur Kherson et Izioum de la fin de l’automne 2022, qui ont surtout démontrées que l’Opération Militaire Spéciale, était en fait assez mal montée.
La Russie peut-elle perdre ?
La thèse du général Pinatel, qui est la clef de voute de la première partie du livre, est que la Russie ne peut pas perdre (et ne perdra donc pas) cette guerre, car elle est une puissance nucléaire et que les États-Unis ne prendront jamais le risque d’une confrontation directe avec la Russie. Conséquemment, tout ce que les États-Unis peuvent faire c’est : « Donner suffisamment pour affaiblir la Russie, pas assez pour que l’Ukraine gagne. [8]»
Et c’est bien ce qu’ils font avec au moins deux effets induits :
- Un enrichissement important de leur industrie de défense qui est la première bénéficiaire de l’aide américaine aux Ukrainiens, et des commandes directes des pays européens qui commandent, rappelons-le, plus de 80% de leur effort de défense aux États-Unis.
- Un assujettissement durable de l’Union Européenne, dont certain pays (l’Allemagne) se rapprochaient quand même un peu trop de la Russie au goût des Américains.
Comme il le résume à la fin de son introduction : « Je suis convaincu que cette guerre d’Ukraine, est une guerre pensée et voulue par les néoconservateurs et le lobby militaro-industriel américain car elle a l’avantage, […] de ne pas impliquer directement l’armée des États-Unis et donc d’éviter les pertes de soldats américains qui sont très mal vécues par la population américaine et qui sont le ferment le plus puissant de l’isolationnisme américain […] Cette guerre par proxy utilise cyniquement le sang ukrainien pour éviter une alliance économique et stratégique entre l’Europe et la Russie et maintenir une Europe affaiblie dans le camp atlantiste avec la complicité des dirigeants européens. [9]»
Chaque chapitre se veut ensuite une démonstration de cette thèse.
Des analyses percutantes
Dans le premier chapitre le général Pinatel rappelle la doctrine nucléaire russe (pas d’emploi en premier sauf en cas de menace directe contre la sécurité du territoire) mais aussi que selon lui, Poutine est persuadé que les Américains ne risqueront pas un conflit nucléaire pour Kiev, et qu’il a donc la liberté de gagner en rasant l’Ukraine sous les bombes. C’est exactement la conclusion de John Mearsheimer, un politologue américain de l’école réaliste, dont les analyses méritent vraiment d’être suivies, et qui prédit que la Russie va transformer l’Ukraine en état croupion et failli[10].
Le deuxième chapitre est l’un des plus intéressant car le général y déploie sa compétence de soldat, en analysant la guerre sous un angle militaire : le nouveau rôle des drones, qui rendent le champ de bataille totalement transparent (sans parler de l’effet sur le moral des soldats), la supériorité aérienne russe que quelques F16 ne remettront pas en cause (sans parler de la problématique formation des pilotes qui vont mettre des années à passer de la « compétence consciente » à la « compétence inconsciente », et seront donc des cibles faciles pendant ce temps[11]), et enfin la profondeur des stocks et la capacité de production russe très supérieure aux capacités occidentales, font que les pertes ukrainiennes seront inacceptables dans la durée. Durée qui est justement l’élément clef d’une guerre d’attrition. Pinatel souligne enfin l’adaptabilité de l’armée russe, qui est loin de la description qu’en font nos généraux en retraite qui cachetonnent sur BFM ou LCI.
Certes Pinatel tombe parfois dans le travers des militaires de se perdre dans les détails techniques des armements (très franchement, on se fout un peu de savoir que l’hélicoptère Ka 52 a deux hélices contrarotatives) mais son analyse montre bien que dans la guerre qui se déroule maintenant, l’Ukraine perdra des territoires, et une grande partie de sa jeunesse. Il termine ce chapitre en « uchronisant » trois scenarii : un scénario à la coréenne (arrêt de la guerre chaude sur la ligne du front actuelle), un deuxième qu’il appelle « un pont trop loin [12]» dans lequel la Russie tente d’aller jusqu’à Odessa, et relance la réaction occidentale, et enfin, la nucléarisation du conflit par la Russie devant l’essoufflement de ses offensives dont on ne sait pas où elle pourrait mener…
Comme je l’ai déjà écrit[13], je crois qu’il y a des hypothèses beaucoup plus simples : 1) le scenario coréen effectivement, 2) une longue offensive russe, se terminant par l’effondrement de l’armée ukrainienne. Dans ce cas, la question est de savoir jusqu’où les Russes décideront d’aller. La logique géopolitique est d’aller jusqu’à Odessa, hypothèse à laquelle Pinatel ne croit pas. Quant à la troisième hypothèse, la contre-attaque ukrainienne, et l’effondrement de l’armée russe, plus personne n’y croit. Et même Philip K. Dick n’oserait en faire un roman[14].
Câbles électriques en maïs et déséquilibre informationnel
Dans le troisième chapitre, Pinatel démontre que la profondeur des stocks russes, et leurs capacités de productions font que l’armée russe, est en 2024 plus puissante qu’elle ne l’était en 2022[15]. Tandis que dans le quatrième chapitre, il analyse le désarmement coupable auquel les pays européens se sont livrés depuis 1990. Concluant : « Ce sont cinq et non trois milliards de plus par an qu’il aurait fallu programmer jusqu’en 2030.[16] » Il a entièrement raison, mais la gestion calamiteuse du trésor public par la Canche[17] de la finance et de Nono les bons zéros, nous en empêchera pendant de longues années.
Un aspect du désarmement n’est pas étudié ici par le général Pinatel, c’est celui de l’inadéquation du matériel occidental à la guerre d’Ukraine. Ayant travaillé sur des modèles à la fois « coloniaux » ou hypersophistiqués, et parfois plus pour faire tourner les bureaux d’études que pour donner à nos armées ce dont elles ont besoin, certains matériels se révèlent totalement inadapté à la guerre actuelle. Ainsi, pour avoir obéi aux injonctions de la transition énergétique, les fabricants de véhicules blindés les équipent dorénavant de câbles électriques dont le gainage n’est plus fait de plastique mais de fibre de maïs. Fibre de maïs que les rats qui pullulent dans la campagne ukrainienne trouvent excellents. Et sans câbles électriques, les chars ne démarrent plus. Il va falloir revenir à des règles qui ont pourtant fait leur preuve : rusticité, simplicité et quantité[18].
Puis, retrouvant les grilles de lectures qu’il avait contribué à mettre en place au SIRPA[19] où il fonda le COPID[20], Pinatel se livre à une analyse de la désinformation dont nous avons tous été victimes par les médias de grands chemins, sans malheureusement en révéler les causes : « Pourquoi LCI a-t-il choisi cette ligne éditoriale totalement pro-Ukraine, écartant des journalistes compétents comme Vincent Hervouet ou d’autres reporters de guerre comme Anne-Laure Bonnel ? Est-ce par idéologie ou par intérêt au niveau du groupe qui en est le propriétaire ? Je suis incapable de le dire.[21] »
Il liste ensuite toute une série de mensonges éhontés, jamais démentis, et innove avec la catégorie de désinformation par incompétence. Il me semble pourtant que quand on joue avec la vie de jeunes hommes, la moindre des choses et de réfléchir plusieurs fois à ce qu’on dit.
Le général Pinatel termine son exposé, en intégrant la guerre d’Ukraine dans l’histoire longue [22]: la chute du mur, la volonté américaine d’imposer son modèle libéral à l’Europe et au monde. Je trouve ici, qu’il exonère quand même un peu vite Vladimir Poutine de ses propres responsabilités, et qu’une lecture plus nuancée serait quand même nécessaire pour contribuer à la construction d’une nouvelle architecture de paix en Europe.
Mais devant le déséquilibre informationnel et effrayant auquel nous assistons à la télé depuis deux ans, ce livre a déjà l’immense qualité de rétablir un peu l’équilibre dont nous avons besoin, en plus d’être, sur certaines parties très bien informé et réfléchi.
Frédéric Eparvier 11/08/2024
[1] Voir mon article du 21/6/24 sur La fascination russe, d’Elsa Vidal
[2] www.mannekenfish.weekly.com
[3] Dans les films américains, phrase classique des avocats quand ils ont terminé leur plaidoirie. Équivalent de : « je n’ai rien à ajouter ».
[4] Pour alléger le texte, j’arrête ici, cette précision. Retenez que ce quarteron de généraux est à la retraite.
[5] Il est très intéressant de voir comment ce général qui jouissait plutôt d’une belle carrière et d’une bonne réputation : commandement du 2 REC, postes importants à l’État-Major et à l’O.T.A.N., avec une œuvre théorique de référence, se perd dans des analyses foireuses et largement démontrées comme fausses, essentiellement pour avoir l’impression d‘exister en passant à la télé. Le titre de son compte X : « la punchline du général » est d’ailleurs très révélatrice de son égo. Mais Hubris annonce toujours l’arrivée de Némésis.
[6] R.U.S.I., New York Times, Foreign Affairs
[7] A nuancer pour Kherson.
[8] Commentaire « off » d’un général américain au général Pinatel. Cité a de nombreuse reprise dans le livre, et notamment en exergue d’icelui, p. 7.
[9] Pinatel, Jean-Bernard. Ukraine, le grand aveuglement européen. Editions Balland, 2024. p. 14
[10] Nombreuses conférences visibles sur Youtube.
[11] Pinatel. Ibid., pp 39-42.
[12] Pinatel. Ibid. p.68
[13] Le Dialogue. Exercice en rationalité : la décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine en février 2022 a-t-elle participé d’une forme de rationalité ? 11 juin 2023
[14] Auteur du remarquable : Le Maître du haut château.
[15] Pinatel. Ibid., p.79
[16] Pinatel. Ibid., p. 89
[17] Fleuve du Pas de Calais qui se jette dans la mer au Touquet.
[18] Conclusion de Maria Berlinska de l’armée ukrainienne qui donnait une conférence à l’IFRI le 25 juin dernier (passionante).
[19] Service d’Information et de Relations Publiques des Armées
[20] Centre Opérationnel de la Presse de la Défense.
[21] Pinatel. Ibid., p. 103
[22] Chapitres 6, 7 et 8.
https://www.polemia.com/ukraine-le-grand-aveuglement-europeen/