Avant que la France ne pose le pied sur cette terre en 1830, ce qui allait devenir l'Algérie était un territoire où régnait le chaos. Imaginez un peu : la Régence d'Alger, soi-disant sous l'aile de l'Empire ottoman, mais en réalité, une véritable entreprise de piraterie. On ne parle pas d'un État structuré, mais d'un repaire où se côtoyaient flibustiers, marchands d'esclaves et autres bandits, profitant de la faiblesse d'un pouvoir central fantomatique. Leurs revenus ? Butins de guerre, traite humaine, impôts forcés... Les écrits de l'époque, bien loin des clichés romantiques, dépeignent une société d'une brutalité inouïe. La violence, la corruption, l'arbitraire... c'était le quotidien.
La course : une industrie de la terreur en Méditerranée
Les raïs, ces capitaines corsaires, étaient les véritables chefs d'orchestre de ce système. Ils investissaient dans leurs navires, souvent grâce à de riches "sponsors", et rassemblaient des équipages venus de tous les horizons, appâtés par l'or et l'aventure, quitte à faire couler le sang. Ne vous y trompez pas, ces raïs n'étaient pas de simples voyous. Certains étaient d'anciens esclaves chrétiens, "reconvertis" de force, d'autres des baroudeurs venus des quatre coins de la Méditerranée, ou encore des fils de nobles locaux. Mais un point commun les unissait : une cruauté sans nom, une absence totale de scrupules. Leurs "faits d'armes", dont les chroniques européennes se faisaient l'écho avec horreur, étaient une succession de raids impitoyables, de captures de navires, de pillages et de tueries. La peur qu'ils semaient était leur meilleure alliée.
Leurs proies favorites ? Les navires chrétiens, considérés comme des prises de guerre légitimes, une sorte de jihâd maritime, disaient-ils. Mais entre nous, c'était surtout une question de gros sous, peu importe la religion ou l'origine des victimes. Les corsaires algériens n'hésitaient pas à s'en prendre à des navires de pays avec lesquels la Régence avait des accords, ou même, à l'occasion, à des bateaux musulmans. Ils étaient sans foi, sans loi.
La Régence, elle, tentait de justifier cette piraterie en parlant de jihâd maritime, une guerre sainte menée au nom de l'islam contre les "infidèles". Une interprétation plus que douteuse, qui servait surtout à donner un semblant de légitimité à une activité purement criminelle. Les muftis (des sortes de juges religieux) d'Alger rédigeaient bien des fatwas (des avis religieux) autorisant la capture des biens et des personnes non musulmans, mais, soyons honnêtes, c'était souvent à la demande des raïs et du dey, pour justifier leurs profits. Personne n'était dupe de cette "légalité" de façade. Les puissances européennes, même si elles devaient souvent composer avec la Régence, savaient très bien que tout cela n'était qu'un prétexte. Les traités de paix, signés à prix d'or avec Alger, n'étaient que des pauses temporaires, des arrangements fragiles qui n'empêchaient pas les corsaires de continuer leurs méfaits.
La vérité, c'est que la course était une entreprise profondément immorale, basée sur la violence, le vol et l'esclavage de milliers d'innocents. Les corsaires algériens n'étaient pas des hommes pieux, les pauvres bougres. La Régence d'Alger, elle, était un État voyou, tirant sa richesse de la souffrance des autres.
Le début du XIXe siècle sonne le glas de la course algérienne. Les puissances européennes, qui l'avaient longtemps tolérée, voire encouragée pour affaiblir leurs ennemis, décident d'y mettre un terme. Leurs flottes de guerre, de plus en plus puissantes, sillonnent la Méditerranée, rendant la vie dure aux corsaires.
Les États-Unis, jeunes et ambitieux, refusent de payer le tribut exigé par la Régence et lancent des expéditions punitives contre Alger en 1815. Ces attaques, bien que limitées, ébranlent sérieusement le prestige de la Régence et ses capacités militaires. Les traités de paix qui s'ensuivent, imposés par la force ou la négociation, contraignent la Régence à renoncer à l'esclavage des chrétiens et à réduire considérablement ses activités de piraterie. Ce déclin était écrit. La course, qui avait fait la richesse et la puissance d'Alger pendant des siècles, était devenue une activité dépassée, balayée par l'évolution des rapports de force en Méditerranée.
Alger, marché aux esclaves : un commerce inhumain
Alger, au XIXe siècle, ce n'était pas seulement un nid de pirates, mais aussi un gigantesque marché aux esclaves. La traite humaine était un pilier de son économie, une affaire juteuse qui remplissait les coffres de la Régence et enrichissait une poignée de privilégiés. Les esclaves, capturés lors des raids ou acheminés par les caravanes du désert, étaient traités comme de vulgaires marchandises, vendus et achetés au grand jour. Les archives, même incomplètes, révèlent l'ampleur de ce trafic. Des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants ont été arrachés à leurs proches, à leur pays, pour être réduits en esclavage à Alger. Les récits des captifs européens, même s'ils ne sont pas toujours objectifs, donnent une idée glaçante du calvaire de ces malheureux.
Ce commerce révoltant était justifié par des arguments religieux bidon. Les esclaves chrétiens étaient considérés comme des "infidèles", dont la capture était légitime au nom du jihâd. Quant aux esclaves noirs, ils étaient souvent vus comme des "païens", dont la conversion forcée à l'islam justifiait l'asservissement.
Le sort des esclaves à Alger était terrifiant. Les hommes les plus forts étaient envoyés aux galères, où ils ramaient jusqu'à la mort, enchaînés à leur banc, sous les coups de fouet des gardiens. D'autres étaient exploités dans les carrières, les mines, ou les chantiers, soumis à des travaux forcés épuisants. Les femmes, elles, étaient souvent destinées à devenir des servantes ou des esclaves sexuelles, à la merci de leurs maîtres, qui avaient droit de vie et de mort sur elles. Les enfants n'étaient pas épargnés : souvent séparés de leurs parents, ils étaient vendus à des familles riches, qui les utilisaient comme domestiques ou comme de simples jouets.
Les témoignages des anciens esclaves, qu'ils soient européens ou africains, décrivent un monde de violence, d'humiliation, de désespoir. Ils parlent des coups, des privations, des maladies, des viols, des suicides. Mais ils témoignent aussi de la résistance, de la solidarité, de l'espoir qui permettaient à certains de tenir le coup dans cet enfer. La libération des esclaves européens était un enjeu de taille, à la fois religieux, politique et financier. Des ordres religieux, comme les Trinitaires et les Mercédaires, se sont spécialisés dans la collecte de fonds et la négociation des rançons. Ces religieux catholiques, de véritables ambassadeurs de la foi, parcouraient l'Europe pour sensibiliser les gens et réunir les sommes nécessaires.
Mais la rédemption était un luxe. Seuls les esclaves dont les familles ou les gouvernements pouvaient payer une rançon exorbitante avaient une chance de retrouver la liberté. Les autres étaient condamnés à une vie de servitude, souvent jusqu'à leur dernier souffle. Ce système, profondément injuste, contribuait à alimenter le commerce des esclaves. Les esclaves noirs, eux, n'avaient quasiment aucune chance d'être rachetés. Leur sort était scellé : ils étaient condamnés à mourir à Alger, loin de chez eux, oubliés de tous. Leur souffrance, moins médiatisée que celle des esclaves chrétiens, a été une tragédie silencieuse, un crime contre l'humanité qui a laissé des cicatrices profondes.
Alger, ville de perdition : un cloaque de violence et de corruption
La justice, dans la Régence d'Alger, était une vaste blague. Le dey et ses hommes de main avaient un pouvoir absolu sur la vie et la mort de leurs sujets. Les tribunaux, corrompus jusqu'à la moelle, rendaient des jugements à la tête du client, influencés par le statut social, la fortune, ou les relations des personnes concernées. Les châtiments corporels étaient monnaie courante. La bastonnade, la mutilation, la peine de mort étaient appliquées pour des délits mineurs, comme le vol ou l'adultère. Les exécutions publiques, souvent mises en scène de façon macabre, étaient destinées à terroriser la population et à décourager toute forme de contestation. Les témoignages des voyageurs européens décrivent des scènes d'une cruauté inimaginable : des hommes empalés, des femmes lapidées, des enfants fouettés en public. Cette violence institutionnalisée était le reflet d'un régime barbare, qui ne connaissait que la loi du plus fort.
La corruption était le ciment qui maintenait Alger debout. Elle gangrenait tout : l'administration, la justice, l'armée. Le baksheesh (le pot-de-vin) était la règle, le passe-droit indispensable pour obtenir quoi que ce soit : un service, une faveur, une protection, ou même pour éviter une condamnation injuste. Les fonctionnaires, sous-payés et sans scrupules, considéraient la corruption comme un complément de salaire normal, voire comme un dû. Les raïs, les janissaires, les juges, les gouverneurs de province, tous se livraient à ce trafic d'influence à grande échelle, sans aucune gêne. Cette corruption généralisée affaiblissait l'autorité de l'État, sapait la confiance du peuple, et freinait le développement économique. Elle était le signe d'un régime en pleine déliquescence, incapable de se réformer et inexorablement condamné à s'effondrer.
Le pouvoir du dey était fragile comme du verre. Les janissaires, cette milice turque censée protéger le régime, étaient en fait une source de troubles permanents. Ils se révoltaient souvent, renversant les deys comme des quilles, pillant la ville et semant la terreur. Les tribus de l'intérieur, jalouses de leur indépendance, se soulevaient régulièrement contre le pouvoir central.
Les confréries religieuses, très influentes auprès de la population, pouvaient aussi mobiliser leurs fidèles contre le dey, si elles jugeaient leurs intérêts menacés. Les complots, les assassinats, les coups d'État étaient le lot quotidien. La vie politique de la Régence était un jeu dangereux, où le pouvoir s'arrachait et se perdait par la force et la manipulation. Cette instabilité chronique empêchait toute réforme sérieuse et condamnait la Régence à l'immobilisme, la rendant vulnérable à toute intervention étrangère.
La Régence d'Alger, juste avant l'intervention française de 1830, décidée par le roi Charles X, était un État à la dérive, un repaire de pirates et de marchands d'esclaves, un cloaque de violence et de corruption. Son économie, basée sur le pillage, était à bout de souffle. Son système politique, dépassé et brutal, était incapable de changer. La société, profondément inégalitaire et divisée, était rongée par les tensions et les injustices.
L'image d'une Alger "blanche" et romantique est un pur fantasme. La réalité était celle d'une ville sombre, dangereuse, où la loi du plus fort régnait en maître. L'intervention française a mis fin à un régime qui n'avait plus aucune légitimité et qui représentait un véritable danger pour la stabilité de toute la Méditerranée.
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