Si beaucoup pensaient Emmanuel Macron arrivé en bout de course, les enjeux internationaux lui ont indéniablement redonné un second souffle. Avec le même accent grave et martial qu’il a eu au temps du Covid-19 (le fameux « Nous sommes en guerre »), le président français, devant plus de quinze millions de téléspectateurs, a acté « la fin de l’innocence » face à la « menace russe ». Honni dans son pays mais applaudi par les chancelleries continentales, Macron prépare le terrain de ses futures ambitions européennes sur fond de conflit entre libéraux et nationalistes.
Tout est parti de l’allocution du Président français, le mercredi 5 mars 2025. Dès le départ, Macron prétend que la Russie est « devenue une menace pour la France et pour l’Europe ». Après avoir exprimé son soutien au « peuple ukrainien qui lutte avec courage pour sa liberté », le chef de l’État s’est à nouveau adressé à Moscou, qu’il accuse de « tester nos limites dans les airs, en mer, dans l’espace et derrière nos écrans ». « Nous restons attachés à l’Otan, mais il nous faut (…) renforcer notre indépendance en matière de sécurité et de défense », a-t-il aussi répété.
Comme l’analyse Maxime Lefebvre, professeur de relations internationales à l’École supérieure de commerce de Paris, les déclarations de Trump sur un possible désengagement de l’Otan sont du « pain béni » pour le président français. Lui qui en appelle toujours plus à une Europe de la défense, il se voit déjà « incarner ce leadership » qui lui ouvrirait les portes de futurs postes au sommet de l’Union européenne.
Le retour de la Grosse Bertha médiatique
Reprenant les grandes lignes de son discours à l’Europe prononcé à la Sorbonne (25 avril 2024), cette allocution a fait grand bruit en France mais aussi à l’étranger. Si le Frankfurter Zeitung rappelle que la « situation est grave » et que El País relève des « intonations de temps de guerre », La Libre Belgique reconnaît que Macron « n’a pas mâché ses mots sur la Russie ». Quant à la presse française – nationale ou régionale -, elle n’est pas en reste et multiplie les unes qui reprennent les phrases chocs du président comme « La Patrie a besoin de vous » (La Dépêche du Midi, Le Parisien, La Voix du Nord, etc.).
Le quatrième pouvoir a répondu présent dans cette œuvre de communication. On connaît la rengaine : vouloir la paix, c’est rejouer Munich. C’est se définir automatiquement comme un « pro-Russe » prêt à offrir, demain, la France et l’Europe au maître du Kremlin. Ces derniers jours, les surenchères bellicistes se sont encore intensifiées dans les médias. Quel spectacle morbide que ces légions de journalistes, d’éditorialistes, de spécialistes de plateaux et de politiques qui n’ont pas connu la guerre, et qui pourtant sonnent le clairon de la mobilisation générale avec un zèle total !
Un Exemple ? Le 10 mars, BFMTV a organisé un modèle de propagande avec son émission spéciale « Face à la menace : la France est-elle prête ? ». « Ils sont profs, étudiants, retraités, commerçants, journalistes, lit-on sur le site de la chaîne. Des Français qui vont exposer leurs inquiétudes, leurs attentes concernant la stratégie française et européenne à l’égard des États-Unis et de la Russie, ainsi que leur opinion sur un éventuel effort de guerre. » Le plateau est déséquilibré, largement acquis à la cause ukrainienne. Une boulangère expliquant que les Français vivent de plus en plus dans la précarité fait face une mère dont le fils est mort en Ukraine. Factures d’électricité en hausse contre perte d’un enfant, le match est vite plié. L’émotionnel est imparable. Ensuite, après que l’actrice Macha Méril se soit réjouie que les « jeunes soient disposés à s’engager autour d’un objectif qui va nous réunir », la députée européenne PS Chloé Ridel s’en prend aux « médias Bolloré qui déroulent la propagande russe sous couvert « d’anti-wokisme » ». Le tout est entrecoupé des interventions de Jean-Paul Palomeros, ancien commandant suprême de l’Otan.
Autre exemple ? Si BFMTV s’était déjà fait remarquer par sa question posée « est-ce que les étudiants pourraient être mobilisés? », lors d’une émission faisant suite à l’allocution du président, la palme revient à un sondage pour Ouest France du think-tank « Destin Commun ». Publié dans quatre journaux européens, ce dernier explique que six Français sur 10 sont en faveur du rétablissement du service militaire. Au-delà du seul sondage, il faut s’intéresser à ce qu’est « Destin commun » : une association subventionnée entre autres par Soros, la CFDT ou Amnesty international, et qui a produit un rapport dans le passé qui cherche à imposer des migrants en zone rurale. Et nous pourrions multiplier à l’envi les exemples de sondages orientés, des interventions d’experts partiaux, des conduites de journaliste manquant clairement à la déontologie du métier, etc.
Le camp libéral des « patriotes » contre les nationalistes
De plus en plus contestée sur sa politique intérieure, la classe dirigeante française joue son dernier atout avec cette guerre. Le but ? L’adhésion et l’unité collective. Il faut faire peur aux Français pour qu’il fasse corps autour de leurs dirigeants, et les figures de Trump et Poutine sont de parfaits chiffons rouges à agiter. La manœuvre est habile, puisque les élites européennes et françaises cherchent par tous les moyens possibles à se dédouaner de leur négligence collective des dernières années en poussant les peuples contre ces incarnations du Mal, plutôt que contre elles.
On connaît bien cette technique de gouvernement depuis la période Covid : elle consiste à effrayer les Français en jouant sur leurs peurs, leurs angoisses, leurs incertitudes. À défaut de véritable vision stratégique sur l’avenir, le gouvernement joue la stratégie de l’émotion et du mensonge annonçant toujours plus la fin prochaine du modèle de la démocratie libérale, de la société ouverte et de l’UE. Selon Jean-Marie Rouart, leurs ambitions sont claires : « On entend de-ci de-là, du moins on le subodore, que quelques européanistes ne seraient pas mécontents de voir la question ukrainienne servir de ciment à une Europe débarrassée de ses odieux souverainistes. C’est vrai qu’une guerre est bien utile et même nécessaire pour aider à créer une nation : il y a deux siècles les unités italiennes et allemandes n’ont pas été cimentées autrement : « par le fer et par le feu ».[1] »
D’ailleurs, cette séquence médiatique nous a offert un vrai retournement de veste sur la question du patriotisme. En effet, les pourfendeurs d’hier du nationalisme – ceux qui n’ont jamais eu rien à redire à la vassalisation de la France ou de l’Europe lorsqu’elle était au service des Démocrates américains – se sont soudain découverts « patriotes » par anti-Trumpisme. Le tout, bien évidemment, sans faire un semblant de mea culpa. Au contraire, ils se sont même souvent emportés contre le « camp Russe ». La journaliste de L’Opinion Emmanuelle Ducros, après que des internautes lui ont fait remarquer que l’Ukraine n’était pas leur patrie, s’est emportée en les qualifiant de « lâches », de « veules », et de « patriotes fatiguées d’avance à l’idée de défendre leur propre paire de charentaises ». Michel Goya, qui a son rond de serviette chez LCI, qualifie François Fillon de « pion qui vient du froid[2] » – en clair d’agent de Moscou. Isabelle Dufour, Directrice des études stratégiques chez Eurocrise, est même allé jusqu’à tweeter (X, 11/03/2025) que « si on fusillait encore les traîtres, la filière munitions de petit calibre française serait assurée en commandes sur les dix prochaines années ».
Le lendemain de l’allocution du président, sur les ondes d’Europe 1, Bernard-Henri Lévy jurait que de « ne pas prendre cette menace au sérieux, pour un Européen, un Français, un patriote, ce serait irresponsable ». La grande famille libérale, de droite et de gauche, a fait bloc derrière Macron. « Une alerte que chacun doit entendre s’il est vraiment patriote », tweet dans la foulée de l’allocution Caroline Fourest ; Paul Sugy, journaliste au Figaro, est quant à lui surpris que « les patriotes sincères ne se rangent pas à cette évidence [que la Russie est une menace] » ; Louis Sarkozy, éditorialiste chez Valeurs Actuelles et LCI, tweet que le président « a raison » ; le président de la Fondation Robert-Schuman Jean-Dominique Giuliani salue une « excellente intervention, claire et grave ».
Pour mieux comprendre ce clivage, retournons en 2019, à l’époque où la première vague populiste vient de déferler sur l’Europe. BHL, alors qu’il s’en prend à Marine Le Pen et Viktor Orban, revient sur cette nouvelle opposition qui supplante la plus traditionnelle droite/gauche. « S’il y a un choc en Europe, c’est entre nationalistes et libéraux de droite comme de gauche[3] », remarque-t-il. Il ajoute : « Qu’est-ce qu’être Européen aujourd’hui ? C’est refuser de devenir esclave des Chinois. C’est résister à l’impérialisme poutinien. C’est se défendre contre l’islamisme radical. Et c’est avoir compris que, pour se défendre contre ces empires-là, la meilleure solution est d’avancer fortement vers une Europe plus intégrée ». Pour BHL, il y a d’un côté l’Europe des libéraux, des cosmopolites et de l’Union européenne, et de l’autre, celles des souverainistes, des peuples autochtones et des nations.
L’analyse de BHL est en partie juste. Réunis en sommet extraordinaire le 6 mars 2025 à Bruxelles, les dirigeants de l’UE (sauf Orban) ont validé le plan présenté dans la semaine par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Le président hongrois menaçait les Européens d’un veto sur le dossier ukrainien, et il a tenu sa parole. Selon lui, « ce n’est pas la Hongrie qui est isolée, mais l’UE vis-à-vis des États-Unis, de la Chine et de la Russie ». « Orban n’a pas cédé au chantage et a maintenu sa position en faveur de la paix », analyse le politologue Daniel Deak dans le quotidien Magyar Nemzet.
Le coup de semonce roumain ?
D’autres évènements démontrent cette lutte frontale entre libéraux européistes et nationalistes illibéraux. Le 9 mars, la Commission électorale de Roumanie a annoncé l’invalidation de la candidature du favori des élections présidentielles Calin Georgescu. Candidat critique de l’Otan et de l’Union européenne, il était arrivé en tête du premier tour du précédent scrutin présidentiel. Ce même scrutin avait été ensuite annulé au motif de multiples « irrégularités » (campagne sur le réseau social TikTok entachée de soupçons d’ingérence russe), selon la Cour constitutionnelle du pays. Dominant largement les sondages avec 40 % des intentions de vote, Georgescu a vivement réagi sur X, dénonçant « un coup direct porté à la démocratie dans le monde ». « L’Europe est désormais une dictature, la Roumanie vit sous la tyrannie ! », a-t-il ajouté.
Si les européistes arguent que la décision provient de la seule Cour roumaine, et donc qu’il n’existe pas de « coup d’État de l’Union européenne », il faut ici ouvrir la focale pour comprendre un raidissement général contre les candidats nationalistes. Lors des élections allemandes du début d’année, ces derniers avaient largement critiqué l’implication de Musk dans la campagne du parti AfD. Après avoir affirmé sur X que « seule l’AfD peut sauver l’Allemagne », le patron de Tesla avait même participé à l’un de leur congrès. L’ancien commissaire européen Thierry Breton, sur les ondes de RMC, était alors monté au créneau : « Faisons appliquer nos lois en Europe lorsque celles-ci risquent d’être circonvenues et qu’elles peuvent, si on ne l’applique pas, conduire à des interférences. On l’a fait en Roumanie et il faudra évidemment le faire, si c’est nécessaire, en Allemagne ».
On retrouve désormais ce narratif en France. Dans un article pour France info[4], du 11 mars, l’éditorialiste Renaud Dély revient sur « la menace numérique avec le risque d’ingérence de Moscou dans les prochains scrutins, à commencer par la présidentielle de 2027 ». Il rappelle aussi qu’Emmanuel Macron a reçu, le 10 mars, la présidente moldave Maia Sandu qui fait face, selon lui, « aux tentatives russes de plus en plus désinhibées de déstabilisation[5] ». Toujours le 11, sur RTL, Marine Tondelier (secrétaire national d’EELV) demande si « on peut encore considérer que le RN est un parti comme les autres ? », après avoir affirmé que « Trump et Poutine vont tenter d’influencer les prochaines élections françaises pour faire élire l’extrême droite ». Et, fait très rare, la présidence de la République a enjoint publiquement le Journal du Dimanche au « respect de la parfaite véracité des faits », après que le journal ait ouvert sa dernière édition (9 mars) en affirmant que l’Élysée veut « faire peur ».
Il faut le dire franchement : l’Ukraine sert d’outil d’affaiblissement de la Russie par les élites eurocrates, et donc de mortier pour renforcer la citadelle anti-démocratique qu’est l’Union européenne. Dans une interview accordée au média allemand Deutsche Welle, Bruno Kahl, responsable des services de renseignement allemands, a averti que si la guerre en Ukraine se termine avant 2029 ou 2030, la Russie pourrait rapidement mobiliser ses ressources techniques, matérielles et humaines pour représenter une menace accrue pour l’Europe. Ce n’est pas la première fois que des élites européennes parlent du martyr de l’Ukraine de manière si légère, en tout cas d’une façon cyniquement utilitariste. La ministre néerlandaise de la Défense, Kajsa Ollongren, avait déclaré, le 4 octobre 2023, lors du Forum la sécurité de Varsovie, que l’Ukraine était « un moyen très bon marché de s’assurer que la Russie ne constitue pas une menace pour notre alliance ».
Le narratif guerrier autour de l’Ukraine doit être l’accélérateur du processus fédéraliste largement grippé par la « voie démocratique » (méfiance des peuples pour leur classe dirigeante, référendums perdus, révolution conservatrice globale, etc.). Le moment que nous vivons coïncide avec le grand rassemblement des libéraux de gauche et de droite contre les nationalistes français ou européens. Le prochain Printemps des peuples européens sera populiste, nationaliste et illibéral. En face, les gouvernements centraux n’hésitent plus à tomber dans l’autoritarisme pour se maintenir – on se souvient de la répression des manifestations anti-immigration en Angleterre, l’été dernier. On l’a vu en Roumanie, plus rien ne doit empêcher (surtout pas les peuples) l’avènement de l’Europe supranationale et fédérale qui se constituera sur le mythe ukrainien.
[1] Jean-Marie Rouart, « Comment comprendre cet engouement pour la guerre qui semble saisir Emmanuel Macron ? », Le Figaro, 06/03/2025.
[2] (X, 05/03/2025).
[3] Gilles Sengès, « S’il y a un choc en Europe, c’est entre nationalistes et libéraux de droite comme de gauche » », L’Opinion, 16/05/2019.
[4] Renaud Dély, « Présidentielle 2027 : le risque de perturbations du scrutin par des ingérences russes », France Info, 11/03/2025.
[5] En octobre, elle a emporté de justesse (surtout grâce aux Moldaves de l’étranger) un référendum validant l’objectif de l’adhésion de son pays à l’Union européenne.