J’avais quelques espérances lorsque fut évoquée au mitan de l’été la journée de contestation du 10 septembre, et j’y ai alors prêtée une attention bienveillante mais de plus en plus mâtinée de méfiance (voire de défiance) au fil du temps, particulièrement lorsque la Gauche jacobine, ne voulant pas d’une contestation indépendante, a récupéré (pour mieux le tuer ?) le mouvement, en en changeant aussi bien le sens que les formes initiales.
Du coup (et M. Macron peut en remercier M. Mélenchon), le 10 septembre n’a pas rempli les promesses révolutionnaires qu’il était censé porter : quelques blocages sans grande originalité, des manifestations plus rituelles que disruptives, le jeu habituel du chat et de la souris entre manifestants et forces de l’ordre, les scènes classiques des émeutes urbaines et des casseurs cagoulés, sans oublier les sempiternels drapeaux palestiniens… La sociologie des manifestants n’était pas celle des Gilets jaunes de 2018 (comme l’a justement et fortement souligné une enquête récente de la Fondation Jean Jaurès), et les slogans lancés dans les cortèges ne citaient guère les ouvriers, les paysans ou le pays réel, mais bien plutôt des thématiques d’une gauche radicale soucieuse d’écarter toute concurrence politique dans la rue et de monopoliser toute contestation, au risque de vider celle-ci de toute légitimité et de toute force. Alors que l’initiateur de l’appel au blocage pour le 10 septembre agissait par souverainisme, les récupérateurs jacobins évitaient soigneusement tout slogan de remise en cause de l’Union européenne et de sa Commission, pourtant si critiquables pour leur soumission aux États-Unis et leur libre-échangisme capitaliste, encore démontré par la volonté d’imposer à la France le traité avec les pays du Mercosur, cela au détriment de nos agriculteurs.
Ce détournement de l’esprit premier du 10 septembre explique en partie son échec, mais n’enlève rien aux raisons valables qui ont pu, à l’origine, motiver et nourrir ce mouvement et cette révolte avortée : l’on peut alors considérer que le feu couve toujours sous la cendre… La nomination d’un nouveau premier ministre (encore un ! Le troisième en un an…) ne réglera donc pas tout, loin de là : le fort sentiment d’injustice sociale et fiscale qui règne en France dans une très large part de l’opinion publique ne peut s’estomper en quelques semaines, pour autant que le nouveau gouvernement dispose même de ce délai. Crise du régime, crise de la République, crise de la démocratie représentative ? Sans doute. Mais, celles-ci, combinées, ont aussi grassement nourri une crise de la confiance, et cela depuis plusieurs décennies, particulièrement depuis le refus des élites économiques et sociopolitiques de reconnaître le désaveu référendaire de la Constitution de l’Union européenne en 2005 et le soulèvement des Gilets jaunes. La rupture paraît de plus en plus marquée aujourd’hui, entre un pays légal sûr de son bon droit démocratique et accroché à l’idéologie de la mondialisation, et un pays réel (ne faudrait-il pas, d’ailleurs, en parler au pluriel ?) qui souffre de la dépossession (sociale, politique, historique même) de ses pouvoirs et de ses héritages culturels, et de sa précarisation face aux enjeux économiques et sociaux (mais aussi culturels). Mais, après l’écrasement politique du mouvement des Gilets jaunes, de nombreux citoyens du pays réel ont littéralement déserté les institutions quand d’autres ont cru voir dans le vote pour les populismes ou les extrêmes le moyen de vaincre et marginaliser les partis et les élites du pays légal, stratégie qui semble bien vaine aujourd’hui au regard de ces trois dernières années : le pays légal n’a pas l’intention de se laisser ainsi remplacer et sa capacité d’absorption des partis qui hier étaient marginaux, est grande… Les urnes ont, là aussi, perdu une grande part de leur magie première ou, plutôt, de l’illusion qu’elles pouvaient incarner jadis : le compromis social et politique entre le pays réel et le pays légal, compromis lié aux Trente Glorieuses et à la transformation majeure du citoyen-électeur en un citoyen-consommateur, fonctionnait parce que la société de consommation se construisait alors en lien avec le monde de la production, largement national, faisant du producteur de base un consommateur ayant de plus en plus les moyens de consommer par la hausse continue des salaires et celle du nombre de semaines de congé. Or, ce n’est plus le cas aujourd’hui, et le rapport de force qui semblait, un temps, profiter aux salariés et aux producteurs en général, a basculé au bénéfice du consommateur (1), parfois sans lien avec le monde de la production française : l’argument des partisans contemporains de la mondialisation globalitaire est de dire que, ce qui importe, c’est la consommation, quitte à aller chercher les produits très loin d’ici et à vanter le mérite de « l’entreprise sans usines », comme l’a fait jadis Serge Tchuruk, au détriment des travailleurs mais aussi de l’entreprise qu’il dirigeait… La mondialisation a donc tué ce compromis pays légal-pays réel, et a validé cette grande sécession des élites qui, en s’appuyant sur la métropolisation, a renvoyé les classes populaires largement constitutives du pays réel vers les marges, ou périphéries.
L’enjeu (et le défi) des années qui viennent va être de réussir à (re)motiver le pays réel sous toutes ses formes et figures pour dépasser les sentiments d’abandon et d’impuissance qui y dominent aujourd’hui. Mais il faudra aussi recréer les moyens politiques d’assurer une meilleure insertion et intégration de ce même pays réel dans les institutions elles-mêmes, et non plus comme de simples spectateurs votants. En somme, faire du pays réel un acteur majeur du… pays légal ! Encore y faudra-t-il un État qui assure le bon ordonnancement de l’ensemble, non comme un acteur supérieur omniprésent et partial, mais comme un arbitre discret et actif tout à la fois, indépendant des groupes et des féodalités de toute sorte : l’histoire politique de notre pays nous rappelle à l’envi que la République, par son principe même de l’indivisibilité (inscrit dans la Constitution), ne peut remplir cette fonction ni cette nécessaire jonction (et non simple confusion) entre pays légal et pays réel. Mais la République n’est pas la seule réponse possible à la question institutionnelle…
Notes : (1) : Je n’évoque pas ici les grands bénéficiaires au sens financier du terme de ce processus (les actionnaires, les grands monopoles industriels et financiers, etc.), mais je valorise les bénéficiaires sociaux ordinaires, ceux qui, en définitive, font fonctionner et tenir le système de la société de consommation. Ne pas évoquer les grands ordres féodaux contemporains, cela ne signifie pas les oublier, évidemment, ni leur faire grâce. J’aurai l’occasion d’en reparler prochainement.