Pourquoi toutes les réformes éducatives échouent-elles ? Cet article révèle le piège structurel dans lequel s'enferme notre système scolaire : l'impossibilité de concilier simultanément sélection sociale, transmission des savoirs et égalité des chances. Une analyse qui éclaire d'un jour nouveau les crises récurrentes de l'école française.
La crise de l'école pointée par de multiples rapports et études comme les fameux classements PISA est devenue un lieu commun. Avec des diagnostics multiples et variés : du manque de moyens à l'insuffisance de la discipline et aux mauvaises méthodes.
Pour tester ces hypothèses, le roman "ADI-5 Les explorateurs de Tavas" m'a offert l'occasion de comparer deux systèmes scolaires fictifs afin de les comparer avec le nôtre. Le présent article est une synthèse en vue de dégager ce travail de sa gangue pour affiner notre approche des politiques éducatives.
L'étude met deux éléments en valeur :
Premièrement : L'école doit simultanément remplir trois fonctions aux logiques incompatibles : assurer la sélection sociale, diffuser efficacement les savoirs, et servir d'ascenseur social. Cette analyse théorique, nourrie par le laboratoire fictif tavasien, révèle pourquoi aucun système éducatif ne peut satisfaire parfaitement ces trois exigences.
Deuxièmement, l'évolution sociale vers des sociétés modernes remet en cause la conception verticale du rôle du professeur et pose bien évidemment la question de la nature de l'enseignement. Vaste sujet dont les conséquences vont bien au-delà de l'école comme organisation, mais touchent aussi l'ensemble des institutions verticales, comme l'armée et le management.
Le triangle des impossibilités éducatives
L'institution scolaire se situe à l'intersection de trois impératifs contradictoires. La première fonction consiste à organiser la sélection sociale comme outil pour légitimer la reproduction des hiérarchies existantes. Bourdieu et Passeron ont développé ce concept où l'habitus de classe favorise les élèves issus des classes sociales supérieures. La réciproque est la véritable sociologie de l'échec que déploie l'institution envers les élèves des classes populaires comme l'analyse Bernard Lahire. L'école tavasienne excelle dans ce domaine grâce à sa capacité à faire intérioriser l'échec comme une inadéquation personnelle et non comme un dysfonctionnement du système. L'échec scolaire devient alors "une fonction désirable pour inciter chacun à accepter sa place", elle transforme l'institution en un puissant mécanisme de résignation sociale.
On retrouve bien sûr cette tentation par le découragement des pauvres aujourd'hui et cette volonté sociale de transférer la charge du blocage de l'ascenseur social sur les pauvres, coupables de ne pas faire assez d'efforts. L'imputation exonère de toute question sur le rôle de l'héritage et la reproduction des classes supérieures.
La différence avec le modèle tavasien est que ce monde fictif s'inspire des sociétés agricoles pré-révolution industrielle et qu'il assume son modèle. La culpabilisation demeure mineure face à ce fait brut : ce monde doit consacrer une immense partie de la main-d'œuvre aux travaux des champs. Nos sociétés modernes, gorgées de démocratie et de bienveillance, peuvent-elles prétendre à la même excuse ? Plus probablement un choix a été fait et son existence explique la persistance des inégalités relevées par les différentes études PISA.
La méthode pour atteindre cet objectif repose sur la différenciation sociale globale de l'enseignant. Shao vénère son professeur car "il avait vu la ville, l'université", "il savait lire, il écrivait", "n'allait pas aux champs". Cette distance sociale rend crédible son rôle de "repoussoir" : l'enfant comprend intuitivement qu'il n'appartient pas au monde de la connaissance. La pédagogie privilégie alors l'obéissance et la répétition plutôt que l'esprit critique. Elle forme des sujets dociles prêts à accepter leur condition. Elle repose ainsi sur un enseignant quasi divinisé, placé si haut dans l'échelle symbolique que l'atteindre exige un effort insurmontable. Le catéchisme du XIXe siècle joua fort bien ce rôle, raison pour laquelle les milieux d'affaires soutinrent tant la place de l'église dans l'éducation.
On peut questionner la légitimité d'un modèle littéraire et fictif, mais il rejoint les critiques adressées au système scolaire qui organise ses programmes sur les seuls codes des savoirs et de la culture bourgeoise. L'abstraction, la culture littéraire sont imposées sans respect pour les savoirs ou les connaissances utilisées par les milieux populaires et font de l'école un lieu de violence symbolique qui exclut tous ceux incapables de ce grand écart. Les enfants de bourgeois y trouvent au contraire un prolongement du foyer et de ses valeurs, cadre où le parcours scolaire leur est naturellement plus facile.
La seconde fonction vise la transmission efficace des savoirs. Cette mission exige une approche radicalement différente, centrée sur l'adaptation aux capacités individuelles. Comme l'explique le Fils du Ciel, "l'enseignant obligé d'adapter sa progression et les thèmes à l'élève" pour maximiser les apprentissages. Cette personnalisation pédagogique reste cependant réservée aux très hauts nobles sur Tavas, révélant déjà l'incompatibilité entre efficacité et égalité. On retrouve le schéma en France avec le rôle de l'enseignement privé. Cette filtration par l'argent conduit au renforcement des validations sociales.
La troisième fonction transforme l'école en ascenseur social où le mérite et l'intelligence dominent. Cette mission égalitaire exige de corréler la réussite avec les capacités individuelles, sans permettre aux avantages liés au capital culturel familial de conférer le moindre privilège. Le cas de Shao illustre parfaitement cet enjeu : sa "grande intelligence" aurait dû lui permettre d'accéder aux "circuits d'enseignement avancé" malgré son origine modeste. Cette fonction présente l'avantage de maximiser l'allocation des ressources humaines, mais pour s'imposer la société doit ressentir un urgent besoin d'une masse de personnels qualifiés. Tavas envisage cette évolution dans le cadre de sa modernisation, mais ses dirigeants constatent l'impact dissolvant de cette approche méritocratique sur les hiérarchies classiques. Sa mise en œuvre impose une lourde réorganisation sociale. En France, cette situation correspond au modèle des trente glorieuses et des débuts de la massification. Depuis, avec la dévalorisation des diplômes et les "réformes" de l'éducation nationale, le modèle s'est retourné.
L'incompatibilité structurelle des fonctions
Ces trois missions s'avèrent structurellement incompatibles. La tension entre sélection et égalité constitue la contradiction la plus évidente : on ne peut simultanément reproduire les inégalités et les corriger. La sélection sociale requiert des critères discriminants pour systématiquement dévaloriser certains groupes. Une telle politique exige une pédagogie indifférente à l'origine sociale des élèves, et l'acceptation/désir de l'échec massif comme résultat normal. Elle se nourrit de la sanction permanente de l'erreur comme marqueur d'inadéquation, et de la compétition la plus sauvage à la place de la coopération entre les élèves. À l'inverse, l'égalité réelle exige l'effacement des avantages liés à l'origine, un soutien renforcé aux plus défavorisés avec des pédagogues attentifs capables d'adapter leur enseignement, et la réussite du plus grand nombre possible.
On notera que les hussards noirs de la république étaient d'ailleurs issus des milieux populaires au sein desquels ils enseignaient. En ce sens, beaucoup parlaient la langue des parents, comprenaient leurs soucis et leurs angoisses. Cette extraction sociale leur permettait d'aborder au mieux leurs élèves.
Même l'apparente convergence entre transmission des savoirs et égalité révèle des tensions profondes. L'efficacité pédagogique optimale suppose des groupes homogènes en niveau, l'utilisation du capital culturel familial comme levier d'apprentissage, et l'adaptation aux "dispositions" spécifiques de chaque milieu social. L'égalité réelle nécessite au contraire la mixité sociale et scolaire, la compensation active des déficits culturels, et l'uniformisation des exigences pour tous les élèves.
En ce sens, elle impose un poids aux élèves des milieux favorisés. Dans un monde de compétition, la coexistence sociale se paie et la migration des élèves aux meilleurs profils vers les établissements privés démontre les réticences des familles, désireuses de protéger l'avenir de leurs enfants, face à ce modèle.
Implications pour les politiques éducatives
Cette analyse révèle l'illusion des réformes éducatives totales qui prétendent concilier l'inconciliable. Aucun système ne peut optimiser simultanément les trois fonctions. L'acceptation de ces contradictions comme constitutives du fait éducatif permettrait d'abandonner l'utopie de l'école parfaite au profit d'arbitrages explicites et démocratiquement assumés selon les priorités sociales.
L'école devrait également accepter sa nature profondément structurante de la société : le moindre ajustement cause des gagnants et des perdants. Comme l'explique la sagesse du docteur Lao She, "des siècles d'histoire ont figé notre société dans un cadre rigide et si nous les rompons d'un coup sans préparation, nos habitants se retrouveront privés de leurs repères habituels." Cette leçon s'applique aux réformes éducatives : l'innovation doit ménager les équilibres sociaux sous peine de générer plus de désordre que de progrès.
L'évolution sociale vers des sociétés modernes remet en cause la conception verticale du rôle du professeur
Le progrès est d'ailleurs l'une des clés de l'école. Légitimée en France à l'époque des hussards noirs de la république, elle fut, avec le chemin de fer, l'un des plus puissants outils d'introduction du monde moderne et de la diffusion de la culture scolaire dans les campagnes françaises. Seulement, par comparaison avec une paysannerie ou un monde ouvrier pauvre, l'enseignant représentait un modèle valorisé. Salarié, sûr de manger, capable de s'habiller correctement, Monsieur le professeur jouissait d'un niveau de vie enviable. Doutez-vous ? Relisez les livres de Marcel Pagnol : La gloire de mon père où il partait en vacances avec ses parents dans les années 1900. Les ouvriers attendront 1936 et le front populaire !
Le roman montre l'admiration de Shao pour son maître capable de lire, qui ne travaillait pas dans les champs et qui avait vu la ville. Une existence hors de portée pour la paysanne contrainte de conduire les animaux dans les champs.
Seulement, la modernité a fait son œuvre. Les agriculteurs conduisent aujourd'hui des tracteurs qui valent des centaines de milliers d'euros. Le salariat est devenu le régime commun de la population et les moyens de transport sont abondants. Certes, tout n'est pas parfait, mais le monsieur en costume porteur de la modernité (comme le père de Marcel Pagnol venu en 1900 annoncer le confort moderne à ses élèves incrédules) a cessé de représenter une exception.
Il n'est plus qu'un salarié parmi d'autres et tout ce prestige disparaît au rythme de l'enrichissement de la société. Monsieur l'instituteur que l'on saluait, transi d'admiration, la casquette à la main, devient l'instit, le prof, une sorte de raté incapable de convertir ses longues études en rémunération sonnante et trébuchante.
Il lui reste le savoir, certes ! Le fameux savoir culturel embourgeoisé que les enseignants agitent comme si avoir lu la Princesse de Clèves conférait une sorte d'onction. Caricatural, certes, mais là encore l'école ne mène plus à un niveau de vie hors norme. Le privilège social ou certains métiers manuels semblent parfois plus efficaces, surtout le premier dans une société de nouveau guidée par la naissance.
Enfin, la part d'enfants de professeurs ou de cadres moyens, donc issus des milieux de la petite bourgeoisie intellectuelle, suffit à assurer le recrutement du corps enseignant. Ainsi, sa composition sociologique tend à l'éloigner de ses publics issus d'autres classes de la société. Le hussard noir capable de murmurer à l'oreille de ses élèves a disparu au profit d'un autisme entre enseignant et enseigné.
Conclusion
Le laboratoire tavasien le confirme : l'école ne peut échapper au triangle des impossibilités entre sélection, transmission et égalité. La France d'aujourd'hui a fait le choix de la sélection et des privilèges, mais avec l'hypocrisie de prétendre rester fidèle à l'idéal de rétablissement de l'équité. Cette contrainte structurelle explique les crises récurrentes des systèmes éducatifs et l'échec des réformes basées sur l'ignorance de ces contradictions fondamentales. Reconnaître ces limites permettrait de définir des politiques éducatives plus modestes mais plus cohérentes, où les choix et les inévitables zones d'ombre seraient enfin assumés. L'enjeu n'est plus de résoudre le triangle mais de gérer intelligemment ses tensions, selon les besoins et valeurs de chaque époque.
L'autre conclusion est de constater la dévaluation irréversible du statut de l'enseignant. Les éléments qui ont assuré son prestige ont irrémédiablement disparu. Rétablir le prestige des professeurs pourra se faire, mais seulement par le recours à d'autres leviers (médailles, discours, reconnaissances symboliques et revalorisation salariale).
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