J’ai écrit à plusieurs reprises sur l’inconfortable situation résultant de la future défaite en Ukraine et des conséquences désagréables pour l’Europe qui pourraient en résulter. Je voudrais maintenant faire quelques suggestions provisoires sur la manière dont il pourrait être judicieux pour l’Europe de réagir. (Les États-Unis sont différents, et je ne connais tout simplement pas assez le pays pour commenter adéquatement.) Mon but ici n’est pas de donner des conseils non sollicités aux gouvernements (à moins que vous n’ayez travaillé au gouvernement, vous n’avez aucune idée à quel point cela peut être irritant) mais plutôt de définir en termes simples ce qui pourrait être faisable. Je commencerai par la situation stratégique, je passerai aux contraintes puis j’exposerai quelques pistes possibles.
Premièrement, les pays européens se retrouvent dans une situation sans précédent dans leur histoire. Rappelez-vous que malgré que l’Europe soit paresseusement décrite comme le «Vieux Continent», sa structure politique existante est très récente. L’Allemagne dans sa forme actuelle ne date que de 1990, la République tchèque et la Slovaquie de 1993. L’éclatement de l’ex-Yougoslavie en nations indépendantes n’a pas vraiment pris fin avant l’indépendance du Kosovo en 2008. (Sans parler de la Norvège qui n’a obtenu sa propre indépendance qu’en 1905.) Mais plus que cela, l’État-nation n’était pas traditionnel en Europe : en 1914, la plupart des Européens vivaient dans des Empires, comme ils l’avaient toujours fait. De plus, de grandes parties de l’Europe du Sud-Est ne s’étaient alors libérées que récemment de siècles de domination par l’Empire ottoman : le colonialisme a duré plus longtemps en Europe qu’en Afrique subsaharienne, par exemple.
Ainsi, le seul moment vaguement comparable de l’histoire européenne à celui d’aujourd’hui se situe entre, disons, 1921 et 1938 : entre la fin de la guerre russo-polonaise et le début de l’expansion territoriale allemande. Cette période a été caractérisée par une recherche désespérée d’alliés pour éviter d’être encerclés ou coupés, et une danse diplomatique grotesque et complexe impliquant, entre autres, la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Union soviétique et le Japon, dans diverses combinaisons. Ça ne s’est pas bien terminé, comme vous le savez déjà. De la fin des années 1940 jusqu’à la fin de la Guerre froide, les relations ont été structurées, à l’Est par la domination et l’occupation soviétiques, et à l’Ouest par l’adhésion à l’OTAN et à la Communauté (alors) européenne. Il y avait des cas particuliers comme la Suède, la Finlande et l’Autriche, mais ils étaient moins «spéciaux» qu’ils n’étaient des survivants de normes d’un autre âge. Depuis lors, la profusion de nouveaux États et l’élargissement progressif de l’UE et de l’OTAN ont ajouté une complexité structurelle supplémentaire à l’Europe, sans que cela ne soit compensé par de nombreux avantages.
J’ai soutenu la semaine dernière que les structures politiques et sécuritaires existantes en Europe ne dureraient pas beaucoup plus longtemps, car elles ne sont plus utiles, même si elles mèneront probablement une existence fantomatique pendant encore un certain temps. Et en effet, qu’elles existent formellement ou non ne fera guère de différence pour le sujet dont je discute aujourd’hui. L’OTAN n’est plus une alliance militaire efficace, et l’UE sera de moins en moins pertinente pour le genre de questions politiques et sécuritaires qui se poseront bientôt. Mais dans tous les cas, il serait erroné de supposer que les politiques étrangères et sécuritaires des États membres ont toujours été entièrement dominées par les deux organisations. Après tout, les Grecs et les Turcs ont leurs propres querelles privées en mer Égée depuis des générations, et pour les Grecs, l’ennemi n’est pas à Moscou mais à Ankara. Et à un niveau d’intensité moindre, la relation complexe et multiforme entre la France et l’Allemagne est un élément fondamental de la politique de chaque pays. Pendant ce temps, la solidarité Benelux, la solidarité scandinave, les relations entre l’Allemagne et l’Autriche et l’Allemagne et la Turquie compliquent les affaires internes de ces organisations et dépassent souvent leurs frontières.
Mais quelles que soient les structures formelles qui continueront d’exister, la réalité est que pour la première fois depuis les années 1920, les nations européennes devront réfléchir sérieusement à leurs situations stratégiques individuelles et à la manière d’en tirer le meilleur parti. Nous ne sommes pas dans les années 1990, où la Russie était à terre, les États-Unis semblaient être tout-puissants, et l’UE et l’OTAN semblaient toutes deux des structures prometteuses à rejoindre. En effet, nous sommes déjà presque exactement aux antipodes d’une telle situation. Pour les Européens, comme je l’ai déjà soutenu, le lien transatlantique a dépassé toute utilité qu’il pouvait avoir ces dernières années : les États-Unis n’ont plus aucune valeur en tant que contre-pouvoir de la Russie, on ne peut pas se fier à leur parole. D’autre part, l’UE, quelles que soient ses autres vertus, n’est pas un forum dans lequel les questions de sécurité européennes peuvent être correctement traitées. Un retour aux arrangements bilatéraux et multilatéraux semble donc inévitable. Mais sur quelle base ? J’essaie de répondre à cette question ci-dessous.
Maintenant, il y a deux tentations opposées ici, et vous devriez les voir dans le torrent de mots qui commencera à couler à mesure que la défaite se profilera. La première pourrait être décrite comme «réorganiser les choses». La question qui se posera est : quel est le minimum que nous puissions réellement faire, tout en semblant faire quelque chose ? C’est un recours standard des gouvernements, et dans le monde effrayant et confus qui se développe actuellement, on peut s’attendre à ce qu’il apparaisse très rapidement. «Une meilleure coordination» entre les États européens. «Un programme de coopération intensifié» entre l’UE et l’OTAN, inévitablement «un rôle plus important pour la Commission», et quelques gadgets insolites comme un réseau européen d’instituts d’études de défense, et davantage d’échanges entre les écoles de guerre européennes et les industries de défense européennes. Oui, c’est une liste assez sombre et sans imagination, mais appuyez sur le bouton et c’est ce que vous obtiendrez à court terme. Vous remarquerez que toutes ces propositions partent de la solution, sans se demander quel est le problème.
Mais une «meilleure coordination» fait-elle nécessairement partie de la réponse ? Dans l’abstrait, la coordination internationale est une bonne chose. En réalité, cela signifie souvent simplement que des représentants de différents pays sont assis dans des salles étouffantes, discutant sans cesse des détails et torturant des textes écrits dans une forme finale que personne n’aime, mais que tout le monde peut à peu près accepter. Un tel processus révèle et exacerbe très souvent les différences plutôt que de les résoudre, et génère des textes et même des «plans d’action» qui ne reflètent que le plus petit dénominateur commun, et donc souvent ne produisent rien du tout de valeur. L’idée derrière de telles propositions est nécessairement que les intérêts des différents pays sont suffisamment similaires pour, qu’avec un peu de flexibilité de tous les côtés, un compromis soit possible. En réalité, c’est rarement le cas lorsque des problèmes importants sont en cause. Exercices de l’OTAN avec d’autres pays ? Qui s’en soucie assez pour en discuter ? Une équipe de formation de l’UE en Guinée-Bissau ? Qui s’en soucie du tout ? Depuis des décennies, les États européens n’ont pas été obligés de prendre parti sur des questions véritablement difficiles et conflictuelles. L’Ukraine a d’abord semblé être une victoire facile pour l’Europe, et tout le monde voulait être associé à une victoire. Maintenant, les nations européennes se serrent les coudes juste par peur d’être considérées comme la première à sauter du navire en perdition.
Mais il arrivera un moment où le navire coulera, et à ce moment-là, d’énormes divergences d’intérêts deviendront apparentes. C’est déjà visible maintenant, mais ce sera beaucoup plus évident à mesure que toutes les conséquences sombres et conflictuelles de deuxième et troisième ordre se dérouleront, y compris beaucoup que nous ne pouvons que deviner, pour le moment. Et bien sûr, les différences et les dissensions au sein d’une organisation sont toujours beaucoup plus dommageables que n’importe quelle dispute entre États indépendants, car elles nuisent à l’organisation elle-même.
La deuxième tentation sera de recourir à des stratagèmes sauvages et peu pratiques, parfois sérieusement intentionnels, parfois simplement mis en avant pour faire sensation politiquement. Ils suivent presque toujours le modèle de solutions proposées à des problèmes essentiellement non identifiés. (rappelez-vous «Nous devons faire quelque chose. Voici quelque chose. Alors OK, allons-y ? «) Sous cette rubrique, nous verrons des propositions pour une «OTAN européenne», un nouveau Traité européen de Défense, une Dissuasion nucléaire européenne, des alliances stratégiques avec d’autres pays dont nous reviendrons vers vous avec les détails, une nouvelle Armée européenne, un Commissaire à la Défense dans l’UE, et sans doute beaucoup d’autres idées, dont la plupart ont déjà été essayées à un moment donné dans le passé et ont échouées.
Les annonces récentes concernant l’achat d’équipement et l’augmentation des dépenses de défense entrent dans cette catégorie, car il n’est pas tenu compte de l’utilité réelle de telles initiatives ni de ce qu’elles sont censées produire. Elles agitent essentiellement un épouvantail : («Nous devons faire quelque chose»). Certains points sont tout de suite évidents. Les nations ne dépenseront pas 5% de leur PIB pour la défense, car même si elles le voulaient et que leurs parlements votaient l’argent, il ne pourrait pas être dépensé. L’économie occidentale, y compris celle des États-Unis, n’est tout simplement pas capable de fournir les ressources nécessaires pour dépenser cet argent, et rien n’indique que les États occidentaux pourraient de toute façon augmenter considérablement la taille de leurs forces armées, que ce soit par recrutement ou par conscription. Le principal effet de l’argent supplémentaire disponible sera l’inflation, car la demande aura augmenté mais probablement pas l’offre. (Ironiquement, les dépenses en articles banals tels que les vêtements, la construction et les véhicules profiteraient probablement à l’économie dans son ensemble, mais seulement dans une faible mesure.)
Et à quoi servira cet équipement ? Personne ne le sait, sauf pour étayer des slogans politiques comme «se défendre contre la Russie». Pour autant que je sache, aucune réflexion n’a été menée sur les questions pratiques. Alors, monsieur le ministre, vous allez augmenter votre flotte de chars de 150 à 250 véhicules. Vous savez que personne ne va construire une usine pour vous, donc votre commande sera placée à la suite des autres, et il faudra au moins cinq ans avant de recevoir votre premier char. Vous ne le saviez pas ? Et que vous devrez revoir complètement la structure de votre armée, créer de nouvelles unités, trouver de nouveaux commandants et subordonnés, et commander toutes sortes d’équipements auxiliaires et de soutien. Vous ne le saviez pas ? Vous devrez décider d’un concept opérationnel et si, par exemple, vous voulez des brigades blindées ou mécanisées savoir si elles sont destinées à la défense intérieure ou au déploiement, car les exigences seront différentes. Vous ne le saviez pas ? Parce que les chars ne sont pas utiles en eux-mêmes, vous devrez définir des ordres de bataille, déterminer quels autres types d’armes vous aurez besoin (véhicules blindés de combat, artillerie, etc. etc.) et passez des commandes pour eux. Vous ne le saviez pas ?
De nos jours, nous avons affaire à une classe politique anormalement faible et à des structures gouvernementales qui fonctionnent péniblement. Mais nous sommes également confrontés à une situation totalement inédite, où, pour la première fois depuis cent ans, les gouvernements européens doivent chacun élaborer une stratégie nationale individuelle de défense et de sécurité. De la stratégie découlent finalement les missions, les tâches et la doctrine – que voulez-vous que les forces armées fassent, Monsieur le président ? – et sans doctrine, il ne sert à rien d’acheter tel ou tel équipement. Pendant la guerre froide, l’OTAN avait élaboré des doctrines et un ensemble élaboré d’objectifs. Ces objectifs ont rarement été atteints dans la pratique, mais ils ont fourni une sorte de contexte pour la planification de la défense nationale. Après la guerre froide, il y a eu des déploiements en Bosnie puis en Afghanistan pour fournir un certain contexte collectif, et, depuis ce temps, les choses ont, eh bien, un peu dérivé. Soudain, les nations occidentales sont confrontées à des questions existentielles qu’elles n’ont plus l’expérience de traiter et auxquelles, à mon avis, il n’y a probablement de toute façon aucune réponse satisfaisante.
Considérez ceci : dans les années 1920 et 1930, la défense en Europe était essentiellement locale. Le service militaire était la règle, et même les petits pays avaient souvent leur propre industrie de défense. La technologie avançait rapidement, et les équipements avaient généralement une courte durée de vie avant d’être remplacés par une version plus avancée, ou par autre chose : cinq ans de service pour un avion de chasse, c’était long. La production était rapide et la maintenance n’était pas si compliquée. Littéralement, rien de tout cela n’est vrai aujourd’hui : imaginez que votre armée de l’air ait désespérément besoin d’un nouvel avion polyvalent. Il y en a un nombre restreint sur le marché, l’investissement est colossal, il faudra dix ans pour que votre flotte soit complètement livrée, et l’avion, avec les mises à niveau, restera en service jusqu’en 2060. Vous devez essayer d’imaginer quels rôles possibles l’avion pourrait avoir dans une génération, ainsi, bien sûr, que de prendre en compte les plans de vos voisins et de vos alliés éventuels.
Mais à bien des égards, le problème est plus fondamental que cela. À quoi servent réellement nos forces armées ? (Lever la main pour dire «combattre et gagner la guerre» n’est pas autorisé.) Il y a si longtemps que les gouvernements nationaux ont été obligés de faire face à ce problème qu’ils ne savent plus comment ils pourraient s’y prendre. Au moins dans les années 1930, lorsque la peur d’une guerre générale était répandue, les nations européennes pouvaient se tourner vers leurs voisins, ou leurs ennemis traditionnels, pour leur donner une idée par où commencer. Ce n’est plus possible maintenant. En effet, l’un des avantages de l’OTAN et de l’UE a été d’enterrer les inimitiés traditionnelles au point où une guerre entre les États d’Europe occidentale semble désormais impensable. De toute façon, aucun État occidental n’a de forces militaires vraiment capables de nuire aux autres.
Stratégiquement, donc, «l’Europe» (nous reviendrons sur ces guillemets) se retrouve désormais militairement faible, sans possibilité de reconstruire sérieusement son potentiel militaire, incapable de compter sur les États-Unis comme facteur d’équilibre, et confrontée à une superpuissance militaire en colère et rancunière qui est susceptible de poursuivre ses intérêts sans beaucoup de sensibilité envers ceux de ses voisins occidentaux. L’Europe sera contrainte par l’absence de stratégie évidente, par la nécessité d’investir dans des systèmes sans savoir s’ils seront un jour nécessaires, et par le déclin et la possible disparition des structures multinationales existantes.
De loin la plus grande contrainte, cependant, est l’absence de véritable concept de politique sécuritaire. Il est important de comprendre que la «sécurité» dans ce sens signifie beaucoup plus que la «défense», et encore moins «militaire». C’est une politique pour assurer la sécurité du pays, par tous les moyens qui semblent les meilleurs. Mais les expressions de rage aveugle, de dépit et d’hostilité envers la Russie ne sont pas une politique sécuritaire, et tant qu’elles se poursuivront, l’Europe sera suspendue dans un vide intellectuel. Il faudra du temps pour que l’équipe actuelle d’escrocs politiques et de gestionnaires psychotiques soit éliminée du système, mais cela doit arriver. Si cela signifie une frappe russe sur le territoire européen en représailles à une absurdité lancée par l’Europe, alors je crains que ce soit ce que nous allons obtenir. Et puis, en examinant l’épave avec incrédulité, un nouvel ensemble de dirigeants, avec de la chance plus sages ou, au moins, moins délirants que leurs prédécesseurs, devront effectivement repartir de zéro.
La contrainte majeure suivante est l’impossibilité de faire face à tout défi militaire contre la Russie. À ce jour, il n’y a aucune raison de supposer que les Russes ont le moindre désir de s’engager directement dans un conflit avec l’Occident (voir ci-dessous), ni qu’ils voient un avantage à le faire. Dans la mesure où un tel conflit commencerait, les missiles conventionnels russes dévasteraient une grande partie de l’Europe occidentale, tandis que l’Europe (ou même les États-Unis) ne serait pas en mesure de réagir de la même manière. Les Russes ont un écran de défense aérienne relativement impénétrable, et tout avion occidental qui s’approcherait suffisamment pour lancer des missiles aura de la chance s’il survit. Les forces aériennes occidentales auront la possibilité de mener quelques missions avant qu’elles et leurs bases aériennes ne soient essentiellement détruites. En théorie, cette contrainte pourrait être surmontée par le développement de systèmes antimissiles et leur déploiement à grande échelle, mais en pratique, cela ne se produira pas. Étant donné que les Russes ne vont pas se lancer dans une guerre terrestre et que le pays est trop éloigné pour lancer de sérieuses attaques aériennes contre lui, il s’agit d’une complexité, ainsi que d’une contrainte, majeures.
Dans ce contexte, la troisième contrainte majeure est l’absence d’un intérêt stratégique collectif évident, que ce soit au sein de l’OTAN ou de l’UE (et en rappelant que les deux sont largement, mais pas entièrement identiques en termes d’adhésion.) Dans le passé, c’était moins un problème. Pendant la guerre froide, par exemple, tous les pays européens de l’OTAN pouvaient s’attendre à être impliqués d’une manière ou d’une autre dans une guerre générale contre le Pacte de Varsovie. L’accès aux documents de planification soviétiques après 1990 a confirmé ce que beaucoup soupçonnaient : pour l’Union soviétique, une éventuelle guerre, qu’ils s’attendaient très sérieusement à ce que l’Occident commence, serait la Grande, La Bataille finale, impliquant des armes nucléaires et l’occupation de l’ensemble de l’Europe. (Il y avait des plans détaillés pour l’occupation de la péninsule ibérique, par exemple.) Bien que l’OTAN n’ait jamais élaboré de plans à ce niveau d’ambition ou de détail pour des raisons politiques, il était encore généralement admis qu’une guerre future serait apocalyptique et inclusive. Rien de semblable à cette situation n’existe aujourd’hui. La préoccupation de la Russie n’est pas d’acquérir un territoire mais de sécuriser ses frontières et de repousser les menaces éventuelles aussi loin que possible. Cela se rapproche assez d’un jeu à somme nulle, comme nous le verrons, et les demandes russes seront principalement politiques et militaires, plutôt que territoriales.
À l’OTAN, les nations siègent par convention dans l’ordre alphabétique anglais, de sorte que vous trouvez maintenant la Pologne à côté du Portugal et la Suède à côté de l’Espagne. Mais demandez-vous juste un instant quel chevauchement il y a dans leur intérêt stratégique. Bien sûr, la Suède est proche de Saint-Pétersbourg et de la base navale de Mourmansk, la Pologne a une histoire compliquée et violente avec la Russie. Mais leur situation stratégique n’est pas la même et n’a rien à voir non plus avec la situation stratégique de l’Espagne et du Portugal.
En effet, il y a déjà une division implicite de l’Europe entre voisins proches de la Russie (y compris la Norvège, la Suède, les pays baltes et la Finlande) et voisins plus éloignés comme la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, etc., et voisins lointains comme l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni. Dans ce cas, il est difficile de voir qu’il existe une réelle communauté d’intérêts avec les voisins proches de la Russie. Cependant, les alliances et même les compréhensions politiques ont tendance à interpréter cette similitude comme suit : l’Estonie est membre de l’OTAN, la Macédoine du Nord est membre de l’OTAN, donc… enfin, peut-être pas tant que cela, en fait. La pensée derrière l’alliance et le lien politique est souvent exprimée comme «la liberté est indivisible» ou «la sécurité de l’un est la sécurité de tous», ou une formule similaire, qui n’est pas si vraie si nous sommes attentifs à l’histoire.
Ce n’est pas seulement qu’au-delà d’une certaine taille les inter-relations entre un grand nombre d’États deviennent ingérables, c’est aussi que votre querelle devient rapidement la querelle de tous les autres. Il n’y a aucune raison de supposer que, en cas crise future entre la Lituanie et la Russie, les nations plus à l’Ouest auraient quelque chose à gagner en s’impliquant au côté de la Lituanie. Ils peuvent ou non avoir de la sympathie pour l’un ou l’autre camp, mais en réalité, fournir un soutien pratique ou même politique est plus susceptible d’enflammer la crise que de l’empêcher. L’histoire suggère que les alliances ne sont pas toujours une bonne idée. Bien que l’image «automatique» du début de la Première Guerre mondiale soit reconnue comme une simplification excessive, il est vrai que la Guerre s’est généralisée comme elle l’a fait parce que la Russie avait estimé qu’elle n’avait d’autre choix que de soutenir la Serbie contre l’Autriche, tandis que l’Allemagne avait estimé qu’elle n’avait d’autre choix que de soutenir son allié l’Autriche contre la Russie. Dans chaque cas, la queue remuait le chien. Dans les années 1930, la France croyait renforcer sa position par des alliances avec la Pologne et la Tchécoslovaquie, mais elle a fini par comprendre que cela ne dissuadait pas une Allemagne renaissante et que ses alliés théoriques étaient en fait une source de faiblesse, une situation beaucoup plus courante que les gens aiment à l’admettre.
Cela ne veut pas dire que les États géographiquement éloignés de la Russie n’ont aucun problème avec ce pays. (Les Français sont naturellement en colère que les Russes aient miné leur position en Afrique, par exemple.) Mais il est difficile de voir ce que la poursuite d’une alliance militaire ferait pour résoudre, voire atténuer, de tels problèmes. Le vrai danger est que des États lointains soient aspirés dans des conflits qui ne sont pas de leur propre conception et qu’ils n’ont pas vraiment cherché. Cela se produit depuis qu’il y a des États, et il n’y a aucune raison de penser que le danger a disparu. Il est plus susceptible de se manifester par une réaction irrationnelle et inutilement conflictuelle à la défaite en Ukraine. Il n’y a rien de plus stupide que de faire des grimaces et de proférer des insultes lorsque vous n’avez rien pour les étayer, mais la Russie, héritière de siècles de suspicion à l’égard de l’Occident, est susceptible de sur-interpréter les bouderies et les sifflements et de prendre cela comme quelque chose de plus sérieux. Après tout, vous pouvez imaginer un expert russe disant, regardez, l’Allemagne était effectivement désarmée en 1931 et voyez où ils en étaient dix ans plus tard. On n’est jamais trop prudent ! En effet, si nous ne sommes pas satisfaits du désastre ukrainien et que nous en désirons un autre et plus grand, cela pourrait bien être une réaction excessive de la Russie aux menaces puériles de l’Occident.
Si vous acceptez le fait que l’Europe (avec ou sans les États-Unis) n’a aucune chance sérieuse de faire face militairement à la Russie et que, de toute façon, les intérêts stratégiques de ses États membres seront trop divers pour que cela soit réalisable, une grande partie du nuage d’incertitude actuel est dissipée, ou le sera lorsque la réalité s’installera enfin. Cependant, comprendre cela et en tirer les bonnes conclusions, est franchement au-delà de la possibilité actuelle des nains de jardin que nous avons comme dirigeants. À un moment donné cependant, de différentes manières selon les pays, des dirigeants plus réalistes émergeront, car cela se passe toujours ainsi. Il faut juste espérer que cela ne prendra pas trop de temps.
Que pouvons-nous dire des options dont ils disposeront ? Eh bien, premièrement, ces options seront en grande partie un produit de la géographie et de la population. Pour les proches voisins de la Russie, il n’y aura guère d’autre choix que d’adopter une politique de conciliation envers Moscou, de rechercher de bonnes relations et d’éviter de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier le Kremlin. Géré intelligemment – comme ce fut le cas par la Finlande après 1945 – cela ne devrait pas être un désastre. En effet, des politiciens avisés, s’il y en a, devraient être capables de faire un numéro d’équilibriste entre la Russie et l’Occident : la difficulté maintenant est qu’un côté de l’équilibre est beaucoup plus faible qu’auparavant. Le danger, bien sûr, est que le ressentiment généralisé à l’égard de ce statut subordonné amène les nationalistes au pouvoir, avec des résultats imprévisibles. Ici, je le crains, il y a la possibilité réelle d’une réaction excessive de Moscou. S’installer dans les États baltes, par exemple pour encourager les autres (en français dans le texte, mais ce serait plutôt pour «décourager les autres») ne serait pas difficile à faire (cela a déjà été fait) et il n’y a rien dans la pratique que l’Occident puisse faire à ce sujet.
Les voisins plus éloignés devront également éviter de provoquer Moscou et entamer le lent et délicat processus de reconstruction des relations politiques et économiques. Ils seront de loin les acteurs les plus faibles, mais d’un autre côté, dans un avenir prévisible, la Russie ne s’intéressera pas beaucoup à eux, tant qu’ils ne sembleront pas constituer une menace. Ils seront encouragés à demander à toutes les forces américaines restantes de partir et de devenir de facto neutres. Je doute que cela soit réalisable avec quelque chose comme la classe politique européenne actuelle : en effet, certains systèmes politiques entiers pourraient ne pas survivre à la série déchirante de changements requis.
Les voisins lointains, où l’on peut inclure la Grande-Bretagne et la France, mais aussi l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, auront la plus grande liberté d’action, et une grande partie du reste de cet essai leur est consacrée. Être relativement éloigné ne signifie pas que la tâche sera nécessairement facile. (Par exemple, les Britanniques devront accepter, aussi difficile que cela puisse être, la profondeur de la paranoïa russe historique sur les activités «cachées» de Londres.) Mais la seule chose qui est claire, c’est que l’Europe est en train de sortir du moule post-1945 et de revenir à quelque chose de beaucoup plus traditionnel. Dans ce contexte, les voisins éloignés se détacheront de plus en plus des autres, notamment parce qu’ils ne disposent d’aucune ressource pour influencer le comportement de la Russie à l’égard de voisins plus proches.
Et qu’en sera-t-il du comportement russe ? Je n’ai aucune idée de ce que les Russes vont faire, et je ne suis pas un spécialiste du pays. Mais nous pouvons utiliser la Probabilité politique inhérente, et un peu d’histoire, et envisager ce qu’une grande et puissante nation dans cette situation pourrait faire. Tout d’abord, ils voudront s’assurer que les sacrifices de la guerre ne sont pas vains et ne peuvent pas être facilement annulés. Cela signifie qu’aucune menace militaire ne puisse être lancée contre la Russie, qui remette en question ces gains. Cela nécessite un cercle d’États autour de la Russie qui ne soient pas menaçants, non seulement parce que leur propre capacité militaire est très limitée, mais surtout parce qu’aucune force étrangère n’est autorisée sur leur sol. Cela impliquera effectivement un régime Quinsling à Kiev qui devienne un allié efficace de Moscou et prenne la responsabilité principale de traquer et d’éliminer tous les nationalistes fanatiques qui survivent. Cela exigera également une neutralité effective dans les États baltes et en Finlande, et éventuellement en Suède et en Roumanie aussi.
Deuxièmement, et sur un point légèrement différent, les Russes voudront pouvoir dire que les objectifs plus larges de la guerre ont été atteints. Cela pourrait bien nécessiter le démembrement massif de l’Ukraine et le contrôle effectif de son système politique et de son économie, ainsi qu’une influence substantielle sur les systèmes politiques de ses voisins proches. Plus largement, ils chercheront quelque chose comme le résultat envisagé dans leur projet de traité de 2021 avec l’OTAN. Ce projet a été rejeté – sans surprise, car l’accepter aurait été politiquement impossible à l’époque – mais je soupçonne que les Russes reviendront bientôt avec quelque chose de substantiellement similaire. Ainsi, ils encourageront, par des moyens manifestes et secrets, des voix en Europe suggérant de bonnes relations avec la Russie, et ils causeront des problèmes à tout acteur plus affirmé. Il existe un certain nombre de leviers politiques et économiques disponibles pour le faire ouvertement, et bien sûr, s’ils veulent agiter des sabres, ils ne manqueront pas de sabres à agiter. Il existe également une gamme presque illimitée d’opérations secrètes possibles, dont les Russes ont l’expérience.
Troisièmement, les Russes voudront affaiblir et saper l’influence occidentale ailleurs dans le monde. Par exemple, la perte de la base aérienne américaine de Rammstein en Allemagne compliquerait considérablement toute tentative américaine de monter des opérations au Moyen-Orient. Les Russes sont déjà occupés à saper la position française en Afrique de l’Ouest, se nourrissant d’une tradition empoisonnée de ressentiment anti-français que la plupart des anglophones ignorent, et des vestiges d’un souvenir historique du soutien de Moscou aux «mouvements de libération» pendant la Guerre froide. Il est douteux que les Russes cherchent à remplacer la France dans ces pays – ils n’en ont ni la profondeur de connaissances ni la capacité, et Wagner s’est montré incapable de combattre les djihadistes – mais leur objectif est essentiellement négatif : saper l’influence française. On peut s’attendre au même genre de tentatives dans le reste de l’Afrique et aussi en Amérique latine, où les Russes tenteront de saper la position américaine. Plus généralement, ils chercheront à affaiblir l’OTAN, qu’ils considèrent comme une menace, et probablement aussi l’UE.
Tout cela est assez élémentaire. La question est de savoir comment, le cas échéant, réagir. Je dis «le cas échéant» parce que je pense que nous avons maintenant dépassé le point où une opposition instinctive à tout ce que font les Russes a un sens. Concrètement, les voisins proches de la Russie devront être considérés comme faisant partie de leur sphère d’influence, et il n’y a pas grand-chose à faire à ce sujet. Mais rappelez-vous que j’ai dit plus tôt que je m’intéressais ici à la politique sécuritaire, pas seulement, ou même principalement, aux questions militaires et de défense. La politique sécuritaire englobe tout, de la diplomatie à la police et aux douanes, en passant par le renseignement, la défense et l’armée, le tout, du moins en théorie, dans le cadre d’une stratégie commune. Donc, la première chose à élaborer est une stratégie globale face à une Russie victorieuse et en colère.
La première priorité, évidemment, est de ne pas empirer les choses. L’Occident s’en sortirait nettement plus mal en cas d’affrontement armé, et il aurait tout intérêt à désamorcer et à calmer la situation. Cela dit, il n’est pas évident, pour les raisons évoquées ci-dessus, que «l’Occident» soit en mesure de développer une position commune. Limitons donc l’argument aux voisins éloignés, notamment la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, qui sont tous très éloignés de la Russie et n’ont pas besoin de s’impliquer avec ses voisins plus immédiats. Pour eux, la Russie ne doit pas être la seule, ni même la principale, priorité. Par exemple, de nombreux États d’Europe occidentale et méridionale sont confrontés à une menace beaucoup plus grande venant d’une immigration incontrôlée, généralement organisée par des cartels criminels et accompagnée de leurs représentants. Il y a maintenant des parties de nombreuses villes européennes où les dealers de drogue règnent efficacement et où les forces de l’État, y compris les services de santé et d’urgence, ne peuvent pas se rendre de peur d’être attaquées. Des voix sobres caractérisent désormais des pays comme la Belgique et les Pays-Bas comme des narco-États naissants, où le monopole de l’État sur la violence légitime n’est plus garanti. Il y a des quartiers de villes françaises dirigés par des gangs de trafiquants de drogue plus nombreux et plus lourdement armés que la police. L’opinion publique – en particulier parmi les communautés immigrées elles-mêmes – est beaucoup plus préoccupée par ces questions que par les nébuleuses menaces russes. Ce n’est à son tour qu’une partie de la menace plus large de la criminalité transnationale organisée et de diverses formes de terrorisme, qui collectivement dépassent largement toute «menace» russe si lointaine.
Cela dit, la prochaine priorité sera évidemment de développer une meilleure compréhension de la Russie et de ce que veulent ses dirigeants. Le genre d’approche ignorante, supérieure et dédaigneuse qui a caractérisé la dernière génération ne fera plus l’affaire. De véritables experts sur le pays seront nécessaires, et la politique globale devrait être axée sur «vivre avec la Russie», et non sur une opposition aveugle à chaque action russe. De même, l’effort global de renseignement doit être intensifié et amélioré en qualité (en mettant l’accent sur le «renseignement»), mais cela ne veut pas dire que la Russie serait la cible principale de tous, voire de la plupart des pays européens. Inversement, il y aura des domaines dans lesquels les pays européens et la Russie pourront réellement coopérer, et il est inutile de chercher à contrarier les Russes pour le plaisir, d’autant plus que cela ne fera qu’encourager davantage une Russie en colère à rendre la pareille.
Cela dit, il restera un rôle pour les forces militaires et les moyens de défense en général, mais principalement politique et stratégique. Le dicton de Machiavel disant que l’homme qui n’est pas armé n’est pas respecté est malheureusement vrai dans les relations internationales, où les États dotés d’armées capables et efficaces fournissent aux gouvernements des forces et des avantages qu’ils n’auraient pas autrement. Mais ce n’est pas qu’une simple relation arithmétique : les forces armées égyptiennes sont plus importantes que celles de l’Algérie, mais l’Algérie est une puissance militaire régionale et l’Égypte ne l’est pas.
L’un des deux rôles principaux est l’affirmation de la souveraineté : un mot (et un concept) largement oublié. L’existence de forces armées, même à une échelle limitée, est une affirmation de la souveraineté et de l’indépendance nationales. Il ne s’agit pas de «défendre» banalement le pays, mais plutôt, comme c’était la norme dans l’histoire et c’est toujours la norme en dehors de l’Europe, de fournir un symbole politique national visible. Revenir à un tel concept après des générations à marcher sous des drapeaux multinationaux sera difficile à accepter pour certains, mais contribuera en fait beaucoup à obtenir le soutien du public pour l’armée et à promouvoir le recrutement. Il est intéressant de noter qu’en France, qui a toujours eu une vision clairement nationaliste de son armée, le soutien du public est toujours fort et le recrutement est moins un problème que dans de nombreux autres pays. Paradoxalement, tout cela facilite en fait la coopération internationale, car elle se fera sur la base d’un véritable intérêt commun et non d’une obligation.
Bien sûr, ce n’est pas non plus qu’une histoire de défilés. La surveillance des frontières aériennes et maritimes est un rôle pratique important pour l’armée et aidera à dicter où va l’argent. Dans ce contexte, les rôles traditionnels tels que l’interception des avions russes au-dessus de la mer du Nord conserveront leur importance. Peu importe qu’en pratique l’A123 européen soit techniquement inférieur au Z456 russe, car les avions ne vont pas se battre : ils jouent un jeu traditionnel qui influence le calcul politique des différents pays.
Le second rôle découle du dicton très mal cité et très mal compris de Clausewitz selon lequel l’existence de l’armée permet «la poursuite de la politique de l’État avec l’ajout d’autres moyens». En d’autres termes, les militaires sont un outil supplémentaire dans la boîte, si besoin est. Ici, le fait brutal est que les puissances militaires sérieuses ont plus d’influence, tant au niveau régional que mondial, que les puissances non sérieuses, et cela se reflète à l’ONU et ailleurs, dans les discussions sur les crises dans le monde, dans la gestion de ces crises et dans les solutions proposées. Si les Canadiens se présentaient avec un plan pour une force de maintien de la paix à Gaza, personne ne prendrait la peine de les écouter.
L’Europe aura toujours deux des États du P5, et donc deux des États dotés d’armes nucléaires dans le monde. Une sorte d’«Eurobomb» est une autre idée stupide à laquelle il ne vaut pas la peine de penser, et la notion de «parapluie» nucléaire a toujours été une erreur journalistique. Mais le fait d’avoir deux puissances nucléaires en Europe a des effets visibles et mesurables sur l’équilibre politique, et la coopération britannique et française sur les armes nucléaires, qui est évidemment raisonnable, n’a progressé que par petits pas, mais va probablement devenir inévitable.
Un continent pratiquant ce qu’on appelait autrefois la «défense non provocatrice» et utilisant ses forces armées comme un moyen de préserver le plus grand degré de souveraineté et d’indépendance, est loin des rêves fiévreux de notre classe politique actuelle, mais c’est pourtant la seule voie raisonnable à suivre. Dans le passé, cela aurait été dédaigneusement rejeté comme étant une «finlandisation», bien qu’en réalité les Finlandais se soient plutôt bien débrouillés avec cette politique. Nous devrons maintenant apprendre les règles d’une Finlandisation 2.0.
source : Aurelien via Le Saker Francophone