Aliénor de Pompignan. Vous étiez à la terrasse du Carillon, le soir du 13 novembre, l’un des bars visés par les terroristes. Quels sont vos souvenirs de cette soirée ?
Olivier Fisher. Le début des souvenirs, c’est une soirée parisienne classique qui rencontre tout de suite le mur de la réalité. J’ai la chance, paradoxalement, de faire partie des victimes des terrasses : les lieux ouverts permettent de s’enfuir. Quand j’ai vu les terroristes arriver, j’ai tout de suite compris. Je n’ai pas eu ce moment de sidération. C’est pour cela que j’ai réussi à me lever de ma chaise et à courir. On n’est pas nombreux à l’avoir fait. Un garçon m’a suivi ; il buvait un verre avec sa copine. Il a survécu, elle est morte. Je l’ai recroisé ensuite, lors des cérémonies qui ont eu lieu peu après le 13 novembre. Il est venu me dire : « J’ai survécu un peu grâce à toi, parce que tu t’es levé, je t’ai suivi dans le mouvement. »
Autour de moi, les gens tombaient les uns après les autres, touchés par les balles. J’en ai pris une dans le bras et j’ai réussi à continuer à courir. J’ai été pris en charge et transféré sur les lieux de la deuxième attaque. Ils m’ont mis à l’étage, avec les blessés légers. En bas, il y avait les blessés très graves. C’étaient des scènes indescriptibles. On parle souvent de « scènes de guerre », mais ce n’est rien comparé à la réalité. La réalité, ce sont des gens éventrés, du sang partout. Un silence de mort, parce que la mort était partout.
A. de P. Depuis les faits, vivez-vous votre quotidien différemment ?
O. F. C’est sûr que je suis un peu plus vigilant. Je m’assois près de la sortie, mais je n’ai pas peur d’aller dans le métro, au cinéma ou dans une salle de concert. Je ne me suis jamais arrêté de vivre pour ça. Au contraire, il faut continuer à vivre et à résister. Il faut se préparer psychologiquement et intellectuellement à combattre ce genre de choses.
A. de P. Comment vous êtes-vous reconstruit, après l’événement ?
O. F. Très vite, je suis entré en résistance. Quarante-huit heures après, j’ai décidé de passer à la radio pour mettre en branle une réaction. La première chose que je voulais faire, c’était donner mon sentiment, dire ce que cela signifiait politiquement, ce qu’il fallait mettre en place, rechercher, etc. Je ne suis pas seulement une victime, je suis aussi quelqu'un qui, maintenant, est détenteur d'une parole que les autres vont écouter parce que j'ai une légitimité pour m'exprimer sur la question.
A. de P. Vous étiez l’une des rares victimes à ne pas accepter le discours « Vous n’aurez pas ma haine ».
O. F. Oui, j’ai un discours différent de celui, lénifiant, de la résilience et de tous ces poncifs qu’on nous distille depuis dix ans. Mais je pense qu’il y a aussi beaucoup de victimes muettes, des gens qui ne s’expriment pas, parce qu’ils ne s’en sentent pas capables, mais qui n’en pensent pas moins.
A. de P. Dix ans après, quel constat faites-vous sur la question du terrorisme islamiste en France ?
O. F. On a fait beaucoup de progrès, sur le plan sécuritaire, les moyens de la DGSI ont considérablement évolué. Mais cela ne constitue pas un programme de lutte contre l’islamisme. J’ai beaucoup milité pour qu’on passe du discours sur la résilience à un discours rationnel sur cette idéologie politique qui s'appelle l'islamisme et qui veut s'imposer en France et en Europe. Face à une idéologie, il faut entrer en résistance. Et pour lui résister, il faut bâtir un contrat social, des règles communes, des digues contre l’islamisme. En fait, aujourd'hui, après dix ans, tout est pire.
Pire en ce qui concerne l’islamisme : la menace a muté. On le voit dans le rapport du ministère de l’Intérieur sur les Frères musulmans et l’infiltration de l’islamisme dans les institutions. Pire, aussi, en matière d’immigration : l’Europe n’a jamais autant accueilli de migrants venus de pays où le djihadisme et l’idéologie islamiste sont largement partagés. Et à l’école, c’est un vrai drame. Les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard ont créé une jurisprudence : les professeurs sont terrifiés à l’idée de défendre la laïcité.
Pourtant, nous avons tous les outils pour résister : interdire les Frères musulmans, comme l’ont fait les Émirats arabes unis ou l’Égypte ; interdire le financement étranger des mosquées, car il n’est pas acceptable que le Qatar ou l’Arabie saoudite finance des mosquées sur le sol français. Quand on finance une mosquée, on finance aussi un discours, porté par des prédicateurs. Les imams qui tiennent des propos problématiques doivent pouvoir être expulsés immédiatement.
Les solutions existent. Les politiques n’ont qu’à s’en emparer. Et je pense que les gens doivent en faire des revendications si on veut que, demain, n'adviennent pas d'autres 13 novembre.
Alienor de Pompignan
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