Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

culture et histoire - Page 1320

  • Septembre 63 av. J.-C. : naissance d’un Titan

    Auguste, le second fondateur de Rome

    Il peut paraître cavalier, de prime abord, d’affubler le premier des empereurs romains du titre de « deuxième fondateur de Rome ». Pourtant, son règne marque un tournant fondamental dans l’histoire de l’Urbs et, plus largement, dans celle de l’Europe. Caius Octavius, qui prendra bientôt le nom de Caius Julius César Octavianus Augustus, vint au monde en Septembre 63 avant notre ère, à Rome dans une famille de noblesse récente, alors que la République romaine se délitait dans des guerres civiles meurtrières. C’est à l’issu de la dernière de ces guerres civiles, qu’il parvint à s’imposer à la tête de l’Etat romain. Sa tâche fut de le réformer dans l’optique de l’adapter à sa vocation impériale. Il inaugure ainsi un régime d’une rare longévité (presque cinq siècles), marquant profondément l’Europe de l’empreinte de l’aigle impérial : le principat. Son règne ouvre enfin une période de prospérité, au cours de laquelle l’empire territorial est pacifié sous l’égide de la pax romana, et la culture romaine atteint un niveau de brillance paroxystique, en unifiant autour d’elle une koiné (1) méditerranéenne unificatrice.

    Genèse d’un destin extraordinaire

    Octave est issu d’une famille d’ homini novi. Son père Caius Octavius a exercé plusieurs magistratures (édilité, préture, proconsulat). Il était un homo novus, un « homme nouveau », originaire de Vellitrae, une ancienne cité du Latium, et issue d’une famille de rang équestre (groupe social enrichi par les activités commerciales et financières, et l’exercice de magistratures municipales). Sa famille n’est donc pas d’un rang social particulièrement élevé. Octave lui-même n’entrera dans la haute nobilitas que par son mariage avec Livie. Son père avait épousé la fille d’un sénateur, Atia, dont la mère, Julia était la sœur de Jules César. Par conséquent, Octave était le petit-neveu de ce dernier. Cette filiation fera sa fortune financière et politique. D’autant plus qu’une fois veuve, sa mère, Atia, se remaria dans la noblesse, en 56 à un consul (Marcius Philippus). Il reçut une éducation aristocratique, commune à tous les rejetons de l’élite de l’Empire (éloquence, philosophie) et était doué de talents oratoires, indispensables à Rome pour espérer s’imposer politiquement. Lettré, à l’image de son ami Mécène, et de son oncle (sa politique de ralliement des écrivains, des poètes, comme Virgile et Horace l’atteste), il rédigea lui-même des poèmes, des pièces de théâtre (sans surestimer lui- même son talent qu’il reconnut bien modeste) et un testament politique, les res gestae.

    Dans la guerre civile opposant César à Pompée (49-46 av. J.-C.), Octave s’illustre en Espagne face au fils de Pompée, et César projette même de lui faire prendre part à la campagne qu’il projette de mener en Orient face aux Parthes. Un an avant son assassinat (qui eut lieu aux ides de Mars 44 av. J.-C.), en septembre 45, César, alors dictateur (2), fit de Caius Octavius son héritier, et l’adopta par testament. A la mort de son oncle, Octave décide, contre l’avis de sa famille, de revendiquer son héritage, et de faire valider l’adoption qui faisait de lui le fils de César (ce qui lui ferait un jour bénéficier des clientèles politiques de ce dernier). Il se heurta à Marc-Antoine, qui s’était imposé à Rome après l’assassinat de César comme son héritier, en obtenant le consulat et en éloignant les assassins de celui-ci avec l’appui de ses vétérans. Marc- Antoine fit trainer la reconnaissance de l’adoption d’Octave, ce qui n’empêcha pas cette reconnaissance de s’officialiser. En effet, en fin politique, Octave tenta d’influer sur l’esprit de l’opinion. Ainsi préside-t-il les jeux funéraires en l’honneur de son oncle.

    A Rome, le parti sénatorial est repris par Cicéron, alors que le consulat de Marc Antoine entre conflit avec l’un des meurtriers de César, Decimus Brutus. Octave lève à titre privé une armée de vétérans, et s’allie à Brutus. S’en suit une guerre civile dite « guerre de Modène » s’achevant en Avril 43 par une victoire sur Marc Antoine. Depuis le 7 janvier de la même année, le sénat avait validé l’initiative d’Octave, lui accordant l’imperium et le droit de prendre la parole au Sénat. Octave marche sur Rome avec ses troupes et se fait élire consul par les comices (19 août 43). Marc-Antoine et Lépide (proconsul de Cisalpine et Narbonnaise) parviennent à s’entendre avec Octave et se partagent l’Empire, afin de poursuivre la lutte contre les assassins de César et d’établir une nouvelle constitution (27 nov. 43), formant ainsi le triumvirat.

    Les triumvirs écrasèrent Brutus et Cassius au cours des deux batailles de Philippes, en Macédoine (oct. 42). Après un nouveau partage, Marc-Antoine était chargé de pacifier l’Orient, et Octave l’Occident, en luttant contre Sextus Pompée. « La paix de Brindes » (oct. 40), renouvelle ce partage et l’alliance des deux hommes est scellée par un mariage dynastique entre Antoine et Octavie, sœur d’Octave. En 37, les pouvoirs des triumvirs sont reconduits pour cinq ans et Sextus Pompée est vaincu à Nauloque (août 37) grâce au talent d’amiral d’Agrippa, ami d’Octave. Lépide, rapidement évincé, Octave devient le seul maître de l’Occident. Il se pose en restaurateur de la paix et de l’ordre, trouvant ainsi un écho chez les populations de l’Italie, extenuées par les guerres civiles, le problème des vétérans et la crise économique.

    En Orient, Marc-Antoine lutte difficilement contre les Parthes, et s’installe en Égypte, où il épouse Cléopâtre à qui il promet la donation d’un empire oriental, attitude qui choque l’opinion romaine. Durant toute l’année 33, Marc-Antoine et Octave polémiquent violemment. En 32, avec l’appui d’une partie du Sénat et des soldats, Octave chasse les consuls, tous deux favorables à Marc-Antoine qui répudie Octavie. La découverte du testament de Marc-Antoine acheva de plonger l’Empire dans la dernière guerre civile.

    Octave, se fit attribuer le titre de dux pour la guerre contre l’Égypte, revêtit le consulat, et fit prêter serment aux alliés, et à tous les citoyens romains d’Italie afin de fonder sa légitimité sur un consensus général. Il triomphe lors de la bataille navale d’Actium le 2 septembre 31, puis entame la lente conquête de l’Orient (jusqu’en août 30) qui s’acheva par le suicide d’Antoine et de Cléopâtre à Alexandrie. A l’été 29, Octave revint à Rome et célébra, les 13, 14 et 15 août, trois triomphes. Dès ce moment, Octave se trouve être le seul maître de Rome et de son empire, et doté d’une puissance de droit et de fait que jamais personne n’avait connue avant lui.

    Refonder la Res Publica : la fondation du régime impérial

    En un peu plus de 40 ans de règne personnel, Octave parvient à réformer de fond en comble toute la structure de l’Etat en respectant les traditions romaines. Une nouvelle Rome est fondée, mais elle reste parée ou, pour ainsi dire, « équipée » des fondamentaux de sa civilisation. L’œuvre politique d’Auguste doit se comprendre à la lumière de ce qu’est l’esprit romain : la combinaison d’un respect scrupuleux du mos maiorum (littéralement, les mœurs des ancêtres) et d’un pragmatisme dans l’action, dont il résulte une fabuleuse capacité d’adaptation. Cette œuvre d’Auguste, c’est avant tout la fondation du régime impérial, le Principat : le règne du Princeps, primus inter pares, ancien titre du doyen du Sénat. La Res Publica est cependant maintenue : dans ce détail réside tout le génie politique augustéen.

    Premièrement, intéressons-nous à la fondation du régime impérial. De 31 à 27, Octave conserve les pouvoirs extraordinaires qui lui avaient été confiés par le Sénat romain au cours de la dernière guerre civile. Il était convaincu, comme beaucoup d’autres personnages politiques romains avant lui, que le monde romain avait besoin d’un monarque et en désirait un. Toutefois, de l’assassinat de Jules César, il vit que les Romains conservaient leur haine tenace de la monarchie. Il décida par conséquent de forger progressivement un nouveau régime conservant l’aspect de la forme républicaine de gouvernement, tout en l’adaptant à sa tâche impériale. Il bénéficie dans sa mission du soutien de l’armée, mais aussi de citoyens de différents milieux, sénateurs ou chevaliers. Sa stratégie est la suivante : conserver un pouvoir quasi-absolu, tout en fondant celui-ci sur le cumul de plusieurs magistratures civiles héritées de la République.

    Depuis 31 av. J-C, il était titulaire du consulat, depuis 43 av. J-C, il détenait l’imperium, et, depuis 30 av. J-C, la puissance tribunicienne (3). Ainsi, au cours d’une séance au Sénat (en janvier 27 av. J-C), restaure-t-il la res publica, qu’il rend symboliquement au Sénat et au peuple. Dans les faits, il se produit un partage : le Sénat conservait l’administration de quelques provinces sans légions et confiait à Octave, qui recevra peu après le titre d’Auguste, les provinces frontalières, et donc le commandement de l’armée. Le titre d’Augustus soulignait l’aspect sacré et divin de sa personne, et conférait de l’auctoritas à ses décisions. En 23 av. J- C, il abandonne le consulat, mais reçoit la puissance tribunicienne à vie. Cette puissance tribunitienne constitue la base de son pouvoir (sa personne étant sacrosainte, intouchable). De même il se voit confirmé son imperium. Enfin, il est régulièrement élu grand pontife (pontifex maximus), gardien de la religion traditionnelle, et reçoit, en 2 avant J.-C., le titre de Père de la patrie (pater patriae), l’ensemble du peuple romain devenant par là même son protégé, son client. Son pouvoir repose donc ainsi sur l’armée, son imperium, et sur le cumul de plusieurs pouvoirs civils. D’autre part, la puissance des tribuns lui conférait le pouvoir de s’opposer à l’action de tout autre magistrat. Enfin, son pouvoir était renforcé par le fait qu’il détenait entre ses mains la direction de la religion de l’État par le grand pontificat. Il se voyait également confié des « missions » par le Sénat et le peuple (cura morum, cura annonae). L’ensemble de ses pouvoirs, missions, et magistratures le mettait dans une position hors de pair. Il disposait dans le même temps de nombreux pouvoirs d’exceptions. Il reçut par exemple, du peuple ou du Sénat plusieurs autorisations exceptionnelles : il put ainsi intervenir dans l’élection des magistrats (droit de recommandatio), faire entrer au Sénat qui il voulait (adlectio), diriger la diplomatie et la politique extérieure. Il disposait, enfin, d’importants moyens financiers, grâce à sa fortune personnelle, héritée en partie de César, aux revenus de l’Égypte (devenue son domaine privé, du fait de son importance dans le ravitaillement en blé de Rome, afin de ne pas la laisser tomber entre les mains d’un rival), et à certains impôts alimentant les caisses impériales.

    Il devint donc le princeps, le premier de ses pairs, le prince. Son régime garda devant l’histoire le nom de principat. Comme nous l’avions suggéré plus haut, son pouvoir vient enfin des circonstances politiques. Vainqueur de la guerre civile, il ne se contente pas de rester le chef des seuls populares et abolit les différentes factions. Il cherche à rassembler toutes les composantes de la société autour de sa personne. Pour y parvenir, il s’appuie sur l’iconographie et la littérature (les écrits de Virgile, d’Horace) : les lettres et les arts sont mis au service de son projet, de sa représentation politique, alors que le culte impérial commence à se diffuser. Auguste est le fils de divus caesar (le divin César), et fait honorer son Génie (sorte d’ange gardien) ainsi que son Numen (volonté agissante), voire sa propre personne, associée ou non à la déesse Rome.

    Ce régime souffrait néanmoins d’une faiblesse : le princeps, étant en théorie un magistrat investi par le peuple et le Sénat, impossible pour lui de transmettre son pouvoir à un héritier naturel. Par conséquent, Auguste dut déployer nombre d’astuces et de précautions pour désigner officiellement son successeur, choisi dans sa propre famille, en recourant à l’investiture sénatoriale. La perte de tous ses héritiers directs le poussa à associer à son pouvoir Tibère, son beau-fils, qui lui succéda sans difficulté.

    Une politique de refondation et de grandeur

    Intéressons nous à présent à la politique de grandeur concomitante à la fondation du régime impérial. Nous l’avons vu, celle-ci répondait à la plus stricte nécessité. A Rome, l’empire territorial avait précédé l’Empire politique. La forme républicaine de gouvernement ne parvenait pas à remplir sa mission impériale Les conquêtes républicaines et les guerres civiles du Ier siècle av. J.-C., avaient provoqué dans le monde romain un important besoin de réorganisation. Auguste eut à subir les répercussions des guerres civiles : opposition sénatoriale, émeutes populaires, conjurations « républicaines ». Il sut malgré tout agir avec prudence, alternant sévérité et clémence. En outre, il eut la chance de vivre longtemps, malgré une santé fragile. Il put de même s’appuyer sur son entourage : Agrippa pour les questions militaires et matérielles (routes, recensements, cadastre), Mécène pour les affaires intérieures (ralliement des intellectuels). Il sut enfin rassembler autour de lui un personnel fidèle et dévoué d’hommes nouveaux, chevaliers, militaires, notables des villes italiennes, et sénateurs. Il assura au peuple de Rome un ravitaillement ponctuel à travers le système de l’annone, consistant en des distributions gratuites de blé. Il mena en général une politique conservatrice, favorable à l’ordre moral et à la famille (lois contre le célibat et les mauvaises mœurs) et fonda des colonies (en Narbonnaise, en Espagne, en Asie Mineure).

    Il réorganisa les classes supérieures de la société afin de les soumettre au service de l’État. Il chercha à contrôler le dynamique ordre équestre qui devint le vivier de l’administration. L’administration provinciale est elle aussi réorganisée. À Rome, l’administration centrale fut, dans ses hauts postes, recrutée parmi les sénateurs et les chevaliers, et, dans les postes inférieurs, des affranchis du prince, voire de ses esclaves, la familia du princeps se confondant avec l’administration de l’État. Dans l’ensemble, en dépit d’abus difficilement évitables, les provinces du monde romain furent impérialement administrées et non plus exploitées (4). Les provinciaux développèrent en conséquence une reconnaissance sincère pour le régime impérial. Ces réformes, à quoi il faut ajouter l’entretien de l’armée et des 200 000 plébéiens de la capitale coûtaient cher : Si, au début de son règne, l’empereur n’eut pas de difficultés financières majeures, il dut faire face au cours des dernières années à une sévère déflation, car il avait énormément dépensé, construit et distribué.

    La politique extérieure fut elle aussi motivée par la recherche et le maintien de la grandeur de Rome. Sous Auguste, l’Espagne du Nord-Ouest est pacifiée. Il obtint des Parthes la restitution des aigles perdus par Crassus. L’Asie Mineure, la Galatie et la Judée, furent annexées et les autres États tampons protégeant la frontière de l’Euphrate furent maintenus. L’armée atteignit le cours du Danube et l’on créa les provinces de Mésie, de Pannonie, et, dans Les Alpes furent conquises par Tibère et Drusus, ainsi que le Norique, la Rétie et les Alpes maritime. Auguste lutta aussi contre les Germains. Dans ces guerres s’illustrèrent encore Drusus et Tibère, puis Germanicus, cependant, après de multiples campagnes qui conduisirent l’armée jusqu’à l’Elbe, le soulèvement d’Arminius aboutit, à l’une des seules tâches du règne, en 9 après J.-C., au désastre de Teutobourg au cours duquel Varus, perdit trois légions.

    Le « siècle d’Auguste » (R. Etienne)

    Si elle fut servie par une propagande bien maîtrisée, la postérité de l’œuvre politique de paix et de restauration d’Auguste fut importante. A tel point que son long règne fut assimilé par ses contemporains à un « siècle ». Il rendit vie aux rites traditionnels, parfois négligés voir bafoués à la fin de la République, et plaça l’État sous la protection d’Apollon, de Mars et de la Triade capitoline. Il favorisa de même la vie intellectuelle afin d’assurer des échos positifs à ses actes mais aussi pour s’attirer le soutien de l’élite cultivée, ainsi que, on l’oublierait un peu trop vite, par goût, étant lui-même lettré. Il put profiter dans ce domaine des efforts du siècle précédent, du goût des aristocrates pour les plaisirs de l’esprit et de la richesse en talent de la génération d’écrivains latins officiant sous son règne, ces derniers figurant parmi les plus grands auteurs romains. Virgile et Horace (ainsi que Tibulle et Properce) avaient commencé à écrire avant son triomphe, et se mirent au service du prestige de l’empereur dans leurs écrits (Énéide, liant Auguste à la descendance d’Enée, et, partant des fondateurs de Rome, ainsi que des dieux Mars et Vénus, Art poétique). Tite-Live fut quant à lui l’historien de la grandeur romaine et justifia dans sa longue histoire (Ab Urbe condita) la conquête du monde par les romains. Ovide, poète expert en science religieuse, paya quant à lui de son exil ses rapports avec des milieux d’opposants et aussi le fait de n’être pas dans la ligne voulue par Auguste vieillissant que choquaient ses poèmes érotiques (Ars amatoria, ou « l’art d’aimer »). L’art augustéen réalise pour la première fois la synthèse de la gravité romaine et des techniques grecques, alors qu’une inspiration officielle assure l’unité de la production, le tout donnant une architecture, riche, soignée et composite.

    Puisqu’il faut bien conclure

    Auguste put grâce à sa longévité mettre en place patiemment de nouvelles structures politiques, rendues nécessaires par la place impériale que s’était arrogée Rome. Son œuvre politique s’accompagne d’une impulsion culturelle sans précédent, suite à laquelle le passé et le présent firent l’objet d’une relecture globale, justifiant le pouvoir du prince, et l’existence de l’Empire, fédérant l’ensemble du bassin méditerranéen. Il fut pourtant un homme souffreteux avec de nombreux soucis de santé. L’idéalisation des portraits physiques, inspirée par l’art grec, ne doit pas en cela nous tromper. Si la statuaire fige Auguste dans une éternelle santé conquérante (la statue de Prima Porta en est l’exemple parfait), il fut plutôt une personne réservée, remarquable par sa maîtrise de soi, de ses émotions, austère, vu par ses contemporains comme un héros stoïcien, affrontant ses faiblesses, luttant contre elles au quotidien et les transcendant par son œuvre politique titanesque. D’un simple chef de faction, il parvint à devenir un Dieu vivant, un souverain à l’autorité incontestée, « forte, mais paternelle et philanthropique » (Claude Nicolet). Le principat est aujourd’hui désigné par le terme d’« Empire ». Ce nouveau régime est malgré tout difficile à définir, puisque personne sous Auguste n’a mis de nom sur lui (La Res Publica demeure donc, au moins sur le papier). Auguste inaugure un mode de gouvernement pragmatique, constitué dans la pratique quotidienne. Comme nous l’évoquions dans l’introduction, l’opération est très « romaine » : rien n’est détruit, l’ancien est conservé, du nouveau est ajouté, les solutions, si elles s’avèrent fonctionner, sont adoptées et conservées. Le principat se maintiendra jusqu’en 284 (5), l’Empire jusqu’en 476, preuve de la solidité des fondations d’Auguste. Le titre d’Augustus, qu’il fut le premier à se faire octroyer, fut porté par tous ses successeurs, ainsi que le nom de César, qui était le sien, et qu’on retrouve encore dans le kaiser allemand ou le czar russe. L’œuvre historique de cet empereur dépasse largement le cadre purement romain. Par l’unité qu’il sut renforcer dans l’Empire, il peut être considéré comme l’un des pères d’une certaine Europe, dont le souvenir a traversé les siècles, au point que les « barbares » ayant mis à bas l’Empire d’Occident au Ve siècle après J-C, n’ont cherché qu’à en imiter le modèle, à tenter de le refonder. Telle fut l’ambition de Charlemagne, roi des Francs, couronné empereur en l’an 800. C’était presque huit siècles après que ce soit éteint, à Nola, le 14 Août 14 ap. J.-C., le premier des empereurs de Rome, désormais vénéré à l’égal des dieux (6).

    Notes

    1. Une Koiné (terme grec) désigne une communauté de culture.

    2. Dans le système politique de la République romaine, la dictature était une magistrature d’exception, confiée en cas de grave crise politique, ou de péril extérieur immédiat, à un individu considéré comme ayant les qualités nécessaires à la gestion de la crise. Elle lui donnait les pleins pouvoirs pour dix ans.

    3. La République romaine était gouvernée par des magistrats d’inégales importances, n’ayant pas tous les mêmes pouvoirs. On distinguait les magistratures inférieures (détentrices de la potestas, c’est-à-dire d’une simple « compétence » ou « puissance » sur un domaine précis, comme l’édilité ou la questure) des magistratures supérieures (détentrices de l’imperium, pouvoir de souveraineté dont l’origine est divine, telle le consulat). La puissance tribunicienne, ou tribunitia potestas, attribuée aux tribuns de la plèbe rendait la personne de ces derniers sacrosaintes, autrement dit, intouchable. A noter que les magistratures étaient collégiales, et limitées dans le temps. Les sénateurs quant à eux, anciens magistrats, siégeaient à vie.

    4. La période républicaine connut à maintes reprises le pillage des provinces de l’empire par les gouverneurs, profitant de leurs missions (provinciae) pour s’enrichir afin de payer leurs campagnes électorales pour les postes qu’ils briguaient à Rome, ou pour gonfler leurs fortunes personnelles (Cf. Le procès Verrès, dont l’accusateur était Cicéron).

    5. Suite à une crise politique majeure, la « Crise du IIIe siècle », marquée par des usurpations, des guerres civiles et une forte instabilité politique, le Principat fut remplacé par le Dominat avec l’avènement de Dioclétien (284- 305), dans lequel l’Empereur n’est plus le princeps, mais le dominus (le maître).

    6. Pour prendre la véritable mesure de l’œuvre accomplie par Octave Auguste, nous renvoyons le lecteur aux références suivantes :
    – ETIENNE Robert, Le siècle d’Auguste.
    – JERPHAGNON Lucien, Histoire de la Rome Antique. Les Armes et les mots.
    – BORDET Marcel, Précis d’histoire romaine.
    – NICOLET Claude, « AUGUSTE CAÏUS JULIUS CAESAR OCTAVIANUS AUGUSTUS ou OCTAVE (~63-14) » dans Encyclopedia Universalis.
    – LE BOHEC Yann, PETIT Paul, « Rome et Empire romain – Le Haut Empire », idem.

    Charles Mallet,

    pour la Dissidence Française

  • Hannah Arendt : l’âge sombre, le paria et le parvenu

     Recension : Agnes HELLER, « Eine Frau in finsteren Zeiten », in :Studienreihe der Alten Synagoge, Band 5 : Hannah Arendt, “Lebensgeschichteeiner deutschen Jüdin”, Klartext Verlag, Essen, 1995-96, 127 p.

    Dans un volume publié par le centre d’études juives Alte Synagoge, Agnes Heller se penche sur la vision du monde et des hommes qu’a développéeHannah Arendt, au cours de sa longue et mouvementée quête de philosophe. Cette vision évoque tout à la fois un âge sombre (finster) et un âge de Lumière, mais les périodes sombres sont plus fréquentes et plus durables que les périodes de Lumière, qui sont, elles, éphémères, marquées par la fulgurance de l’instant et la force de l’intensité. Les périodes sombres, dont la modernité, sont celles où l’homme ne peut plus agir politiquement, ne peut plus façonner la réalité politique : Hannah Arendt se montre là disciple de Hegel, pour qui le zôon politikon grec était justement l’homme qui s’était hissé au-dessus de la banalité existentielle du vécu pré-urbain pour accéder à l’ère lumineuse des cités antiques. Urbaine et non ruraliste (au contraire de Heidegger), Hannah Arendt conçoit l’oikos primordial (laHeimat ou la glèbe / Die Scholle) comme une zone anté-historique d’obscurité tandis que la ville ou la cité est lumière parce qu’elle permet une action politique, permet le plongeon dans l’histoire. Pour cette raison, le totalitarisme est assombrissement total, car il empêche l’accès des citoyens/des hommes à l’agora de la Cité qui est Lumière. L’action politique, tension des hommes vers la Lumière, exige effort, décision, responsabilité, courage, mais la Lumière dans sa plénitude ne survient qu’au moment furtif mais très intense de la libération, moment toujours imprévisible et éphémère. Agnes Heller signale que la philosophie politique de Hannah Arendt réside tout entière dans son ouvrageVita activa ; Hannah Arendt y perçoit l’histoire, à l’instar d’Alfred Schuler, comme un long processus de dépérissement des forces vitales et d’assombrissement ; Walter Benjamin, à la suite de Schuler qu’il avait entendu quelques fois à Munich, parlait d’un “déclin de l'aura”. Hannah Arendt est très clairement tributaire, ici, et via Benjamin, des Cosmiques de Schwabing (le quartier de la bohème littéraire de Munich de 1885 à 1919), dont l’impulseur le plus original fut sans conteste Alfred Schuler. Agnes Heller ne signale pas cette filiation, mais explicite très bien la démarche de Hannah Arendt.

    L'histoire : un long processus d’assombrissement

    L'histoire, depuis les Cités grecques et depuis Rome, est donc un processus continu d’assombrissement. Les cités antiques laissaient à leurs citoyens un vaste espace de liberté pour leur action politique Depuis lors, depuis l’époque d’Eschyle, ce champ n’a cessé de se restreindre. La liberté d’action a fait place au travail (à la production, à la fabrication sérielle d’objets). Notre époque des jobs, des boulots, du salariat infécond est donc une époque d’assombrissement total pour Hannah Arendt. Son pessimisme ne relève pas de l’idéologie des Lumières ni de la tradition messianique. L’histoire n’est pas, chez Hannah Arendt, progrès mais régression unilinéaires et déclin. La plénitude de la Lumière ne reviendra pas, sauf en quelques instants surprises, inattendus. Ces moments lumineux de libération impliquent un “retournement” (Umkehr) et un “retour” bref à cette fusion originelle de l’action et de la pensée, incarnée par le politique, qui ne se déploie qu’en toute clarté et toute luminosité. Mais dans cette succession ininterrompue de périodes sombres, inintéressantes et inauthentiques, triviales, la pensée agit, se prépare aux rares irruptions de lumière, est quasiment le seul travail préparatoire possible qui permettra la réception de la lumière. Seuls ceux qui pensent se rendent compte de cet assombrissement. Ceux qui ne pensent pas participent, renforcent ou accélèrent l’assombrissement et l’acceptent comme fait accompli. Mais toute forme de pensée n’est pas préparation à la réception de la Lumière. Une pensée obnubilée par la vérité toute faite ou recherchant fébrilement à accumuler du savoir participe aussi au processus d'assombrissement. Le totalitarisme repose et sur cette non-pensée et sur cette pensée accumulante et obsessionnellement “véritiste”.

    L’homme ou la femme, pendant un âge sombre, peuvent se profiler sur le plan culturel, comme Rahel Varnhagen, femme de lettres et d’art dans la communauté israélite de Berlin, ou sur le plan historique, comme Benjamin Disraeli, qui a forgé l’empire britannique, écrit Hannah Arendt. Mais, dans un tel contexte de “sombritude”, quel est le sort de l’homme et de la femme dans sa propre communauté juive ? Il ou elle s’assimile. Mais cette assimilation est assimilation à la “sombritude”. Les assimilés en souffrent davantage que les non-assimilés. Dans ce processus d’assimilisation-assombrissement, deux figures idéal-typiques apparaissent dans l’œuvre de Hannah Arendt : le paria(1) et le parvenu, deux pistes proposées à suivre pour le Juif en voie d’assimilation à l’ère sombre. À ce propos, Agnes Heller écrit :

    « Le paria émet d’interminables réflexions et interprète le monde en noir ; il s’isole. Par ailleurs, le parvenu cesse de réfléchir, car il ne pense pas ce qu’il fait ; au lieu de cela, il tente de fusionner avec la masse. La première de ces attitudes est authentique, mais impuissante ; la seconde n’est pas authentique, mais puissante. Mais aucune de ces deux attitudes est féconde ».

    Ni paria ni parvenu

    Dès lors, si on ne veut être ni paria (par ex. dans la bohème littéraire ou artistique) ni parvenu (dans le monde inauthentique des jobs et des boulots), y a-t-il une troisième option ? “Oui”, répond Hannah Arendt. Il faut, dit-elle, construire sa propre personnalité, la façonner dans l’originalité, l’imposer en dépit des conformismes et des routines. Ainsi, Rahel Varnhagen (2) a exprimé sa personnalité en organisant un salon littéraire et artistique très original où se côtoyaient des talents et des individualités exceptionnelles. Pour sa part, Benjamin Disraeli a réalisé une œuvre politique selon les règles d’une mise en scène théâtrale. Enfin, Rosa Luxemburg, dont Hannah Arendt dit ne pas partager les opinions politiques si ce n'est un intérêt pour la démocratie directe, a, elle aussi, représenté une réelle authenticité, car elle est restée fidèle à ses options, a toujours refusé compromissions, corruptions et démissions, ne s’est jamais adaptée aux circonstances, est restée en marge de la “sombritude” routinière, comme sa judéité d’Europe orientale était déjà d’emblée marginale dans les réalités allemandes, y compris dans la diaspora germanisée. L’esthétique de Rahel Varnhagen, le travail politique de Disraeli, la radicalité sans compromission de Rosa Luxemburg, qu’ils aient été succès ou échec, constituent autant de refus de la non-pensée, de la capitulation devant l’assombrissement général du monde, autant de volontés de laisser une trace de soi dans le monde. Hannah Arendt méprisait la recherche du succès à tout prix, tout autant que la capitulation trop rapide devant les combats qu’exige la vie. Ni le geste du paria ni la suffisance du parvenu…

    S’élire soi-même

    Agnes Heller écrit :

    « Paria ou parvenu : tels sont les choix pertinents possibles dans la société pour les Juifs émancipés au temps de l’assimilation. Hannah Arendt indique que ces Juifs avaient une troisième option, l’option que Rahel Varnhagen et Disraeli ont prise : s’élire soi-même. Le temps de l’émancipation juive était le temps où a démarré la modernité. Nous vivons aujourd'hui dans une ère moderne (postmoderne), dans une société de masse, dans un monde que Hannah Arendt décrivait comme un monde de détenteurs de jobs ou un monde du labeur. Mais l’assimilation n’est-elle pas devenue une tendance sociale générale ? Après la dissolution des classes, après la tendance inexorable vers l’universalisation de l’ordre social moderne, qui a pris de l’ampleur au cours de ces dernières décennies, n’est-il pas vrai que tous, que chaque personne ou chaque groupe de personnes, doit s’assimiler ? N’y a-t-il pas d’autres choix sociaux pertinents pour les individus que d'être soit paria soit parvenu ? S’insérer dans un monde sans se demander pourquoi ? Pour connaître le succès, pour obtenir des revenus, pour atteindre le bien-être, pour être reconnu comme “modernes” entre les nations et les peuples, la recette n'est-elle pas de prendre l’attitude du parvenu, ce que réclame la modernité aujourd'hui ? Quant à l'attitude qui consiste à refuser l’assimilation, tout en se soûlant de rêves et d’activismes fondamentalistes ou en grognant dans son coin contre la marche de ce monde (moderne) qui ne respecte par nos talents et où nous n’aboutissons à rien, n’est-ce pas l’attitude du paria ? ».

    Nous devons tous nous assimiler…

    Si les Juifs en voie d'assimilation au XIXe siècle ont été confrontés à ce dilemme — vais-je opter pour la voie du paria ou pour la voie du parvenu ? — aujourd'hui tous les hommes, indépendamment de leur ethnie ou de leur religion sont face à la même problématique : se noyer dans le flux de la modernité ou se marginaliser. Hannah Arendt, en proposant les portraits de Rahel Varnhagen, Benjamin Disraeli ou Rosa Luxemburg, opte pour le “Deviens ce que tu es !” de nietzschéenne mémoire [maxime reprise à Pindare]. Les figures, que Hannah Arendt met en exergue, refusent de choisir l’un ou l’autre des modèles que propose (et impose subrepticement) la modernité. Ils choisissent d’être eux-mêmes, ce qui exige d’eux une forte détermination (Entschlossenheit). Ces hommes et ces femmes restent fidèles à leur option première, une option qu’ils ont librement choisie et déterminée. Mais ils ne tournent pas le dos au monde (le paria !) et n’acceptent pas les carrières dites “normales” (le parvenu !). Ils refusent d’appartenir à une école, à un “isme” (comme Hannah Arendt, par ex., ne se fera jamais “féministe”). En indiquant cette voie, Hannah Arendt reconnaît sa dette envers son maître Heidegger, et l’exprime dans sa laudatio, prononcée pour le 80ème anniversaire du philosophe de la Forêt Noire. Heidegger, dit-elle, n’a jamais eu d’école (à sa dévotion) et n'a jamais été le gourou d’un “isme”. Ce dégagement des meilleurs hors de la cangue des ismes permet de maintenir, en jachère ou sous le boisseau, la “Lumière de la liberté”.

    ► Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°42, 1999.

    1 : La Tradition cachée : Le juif comme paria, HA, trad. S. Courtine-Denamy, C. Bourgois, 1987 ; rééd. 10/18, 1997.

    2 : Rahel Varnhagen : La vie d'une Juive allemande à l'époque du romantisme, HA, trad. H. Plard, Paris, Tierce, 1986 ; rééd. Presses-Pocket, 1994 (Rahel Varnhagen : The Life of a Jewess, 1958).

    Courte bibliographie :

    • Les Origines du Totalitarisme (1951) suivi de Eichmann à Jérusalem (1963), Gallimard / Quarto, 2002
    • La Crise de la culture (1961), trad. P. Lévy (dir.), Gallimard / Folio, 1989 [recension]
    • Essai sur la révolution (1963), trad. M. Chrestien, Gallimard / Tel, 1985 [recension]
    • Condition de l’homme moderne (1958), trad. G. Fradier, Presses-Pocket, 1988
    • Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, Seuil, 1995
    • La vie de l’esprit, trad. L. Lotringer, PUF, 2005
    • Juger, trad. M. Revault d'Allonnes, Seuil, 2003

    http://www.archiveseroe.eu/arendt-a117920760

  • Le krach de l’art officiel mondial

    C’est un véritable événement dans le monde de l’art : le graveur et essayiste Aude de Kerros a pu exprimer dans les médias dominants ses critiques de fond sur l’art contemporain, « l’AC ». Tour à tour Les Echos, Le Monde et la télévision lui ont donné l’occasion de démonter les faux-semblants du « Financial Art ».


    Dans l’émission « Paris-Berlin » sur ARTE, Aude de Kerros a défendu l’art véritable contre l’art officiel mondial imposé par le ministère de la culture et le pseudo-art contemporain ne reposant que sur des notions mercantiles. Aude de Kerros a fait mouche face à la journaliste du Point Judith Benhamou subjuguée, elle, par la seule valeur marchande des oeuvres. Polémia a déjà fait découvrir à ses lecteurs le dernier livre d’Aude de Kerros L’Art caché/Les Dissidents de l’art contemporain :
    http://www.polemia.com/article.php?id=1628

    Il nous a paru utile de revenir sur le sujet en publiant la remarquable communication prononcée par Aude de Kerros, le 25 mars dernier, à l’Académie des Beaux-Arts sur « L’Art et la “Très Grande Crise” ». Nos lecteurs y verront que le krach financier se double d’un krach de l’art contemporain dont la valeur s’est établie de la même manière que celle des actifs toxiques.

    Ci-dessous la conclusion de cette communication et, en pdf, l’intégralité de l’intervention à l’adresse suivante :
    http://www.polemia.com/pdf/ConfKerrosK.pdf

    Polémia
    23/04/2009

    Ainsi commence la Très Grande Crise…
    Nous arrivons au dénouement…

    Le XIXe s’achève en 1914 par la Première Guerre mondiale. Le XXe siècle s’achève en septembre 2008 par une crise qui touche toute la planète.

    En 1960 avait commencé un système inconnu jusque-là dans le domaine des arts : une avant-garde parmi d’autres avait été choisie pour servir une stratégie politique aux enjeux majeurs. Pour la première fois ce fut possible, sans que cela soit perçu comme une violence.
    Grâce à la vertu des mass médias de créer par le spectacle une « réalité » et, par le seul fait de la montrer, d’effacer tous les autres aspects du réel, et grâce, surtout, à la création financière de la valeur appuyée sur des réseaux, l’Art contemporain, l’AC, s’imposa comme art officiel mondial.
    Les théoriciens de « l’englobant » affirment que l’AC est le seul art de notre temps parce qu’unique reflet de la réalité sociale et économique. Toute autre expression artistique est ravalée au rang méprisable de « pastiche » ; le refuser fait de vous un « réactionnaire ». Ce faisant, les théoriciens occultent la ruse du vainqueur et avalisent la loi du plus fort. Posons-nous la question, l’art légitime est-il celui du vainqueur ?
    Ici, en l’occurrence : l’Art imposé par un marché financier ?

    En 2008 nous assistons à l’effondrement des produits dérivés entraînant l’effondrement du marché de l’AC qui apparaît clairement comme un « financial art ». La lumière dans tous les esprits se fait, car l’usage de l’argent est universel. Lorsque l’on comprend que le mécanisme financier caché derrière les oeuvres les plus nulles ressemble en tous points à ceux des produits dérivés, on a enfin percé le mystère de la fabrication de la valeur de l’AC. On comprend aussi la différence de nature entre « art » et « art contemporain ».
    Ce qui était si impossible à voir en raison de la manipulation sémantique du mot « art » s’aperçoit enfin grâce à la crise. Les valeurs qui se fabriquent en réseau s’effondrent avec les réseaux. Et « l’aura » qui entourait les objets les plus chers du monde s’éteint avec la disparition de la cote.
    Tout un chacun, quelle que soit sa nationalité ou sa fortune, fait aujourd’hui l’expérience existentielle de ce que la finance ne dit pas la valeur. L’arbitraire et l’absurde sont mortels ; chacun pour survivre doit garder l’autonomie de son jugement et trouver d’autres critères d’évaluation.

    Le deuxième pilier, entendons par là la technologie des mass médias, qui avait permis en 1960 de créer un art contemporain international d’un coup de baguette magique s’effondre aussi. Ils ont engendré un méchant petit canard incontrôlable : Internet.

    Nous n’avions rien su pendant les années 1950 des folies du maccarthysme ni en 1990 des guerres culturelles en Amérique ; nous n’avions rien su du marasme culturel américain dans ces mêmes années ; aujourd’hui de telles occultations de la réalité sont impossibles. Je donnerai un exemple qui concerne la semaine dernière :

    M. Pinault organise chez Christie’s, dont il est propriétaire, une vente des artistes « les plus chers du monde », présents dans ses collections. Après la vente Saint-Laurent, il convoque le monde entier et choisit Paris. Une vente de ce genre serait vue à Londres ou à New York comme une provocation, même par les médias.
    Il adopte la formule « vente de charité » pour que tout le monde comprenne que ce ne sont pas les collectionneurs qui se débarrassent de leurs collections mais les artistes, en grands humanitaires, qui en font le don pour la recherche sur le cancer.
    Il convie tous les collectionneurs à donner le spectacle d’un art contemporain bien portant. La vente a eu lieu le 17 mars dernier. Les mauvais résultats, publiés par Christie’s, ne font l’objet d’aucune information ou analyse dans les grands médias. Internet, par les blogs, se charge du commentaire : les masses médias sont encore maîtresses du spectacle mais plus autant de son interprétation.

    Nous savons maintenant que le marché de l’Art contemporain est très mal en point, alors que le marché de l’art ancien et moderne, quand les oeuvres sont bonnes, se porte de mieux en mieux, si l’on en croit la vente Berger.

    Que se passe-t-il en France en 2009 ?

    Au premier abord tout semble plus tranquille qu’ailleurs. Le marché de l’art contemporain ne s’effondre pas en France, les artistes français n’ayant pas été cooptés par les réseaux financiers. Même M. Pinault n’achetait pas d’artistes « vivant et travaillant à Paris ». La crise pour les artistes français sévit depuis très longtemps, sauf pour ceux que le ministère a abrités et souvent fonctionnarisés grâce à des emplois de professeur ou d’agent culturel.
    En revanche, il y a une incidence indirecte de la crise sur nos fonctionnaires qui dirigent la création : en effet, leurs choix calés sur les tendances de New York sont remis en cause ; ils sont désorientés par l’effondrement de ce qui fut leur unique référence.
    Par ailleurs, l’omniprésence de l’art officiel est devenue trop visible et pesante ces derniers mois et mal supportée par le public.
    Alors que les Etats-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, la Chine, le Japon défendent ouvertement leurs artistes, à Paris tous les hauts lieux de la consécration – le Louvre, Versailles, le Grand Palais – portent en apothéose « les oeuvres les plus chères du monde » : les hochets en or des « global collectors », selon l’appellation de Judith Benhamou.
    Pour donner le change aux protestations des artistes français ainsi méprisés, nos fonctionnaires de l’art améliorent convulsivement leur splendide utopie. Citons :

    – les 15 mesures pour l’art contemporain déclarées par le ministre lors de la FIAC en octobre 2008 ;
    – le projet d’ouverture du Palais de Tokyo n° 2 pour « gérer » les artistes en milieu de carrière ;
    – leur obstination sans faille à ne retenir que la tendance conceptuelle et à nier toute peinture, sculpture, gravure. Ainsi en sera-t-il à la « Force de l’Art » qui va s’ouvrir au Grand Palais, exposition conçue comme une vitrine de l’art en France. Mais…

    Le développement de l’art officiel crée de la dissidence.

    Le sociologue de l’art Raimundo Strassoldo, ayant fait des études comparatives de la critique cultivée de l’art contemporain dans le monde, note qu’en raison d’un art officiel dur la France a produit un corpus exceptionnel et unique d’analyses et critiques, réunissant sociologues, historiens de l’art, artistes, économistes, philosophes, écrivains de tous horizons idéologiques.
    Si les grands médias relaient le moins possible le débat sur l’art depuis trente ans, ils subissent aujourd’hui la pression très forte d’Internet et des blogs. Combien de temps pourront-ils ignorer la dissidence sans être pris en flagrant délit d’occultation ?

    Le débat sur l’art est en France à la fois intense et souterrain… si l’on met à part sa courte apparition dans les grands médias entre novembre 1996 et mai 1997. Depuis trente ans, seuls trois noms ont été admis sur la scène médiatique : Clair, Fumaroli et Domecq, ce qui fit peser très lourd sur eux la tâche et donna l’impression qu’ils étaient isolés.

    Il n’en est rien, la dissidence en France est un courant majeur :

    – Pierre Souchaud, directeur d’Artension, a rendu compte, dans des conditions très difficiles, de toutes les facettes de ce débat dans le magazine pendant trente ans ;
    – De façon savante, la revue Ecritique, animée par François Dérivery, Francis Parent, Michel Dupré, a fait à la fois un travail d’analyse et d’histoire sur l’époque, et ce avec une totale et héroïque indépendance ;
    – La revue Le Débat, de Gallimard, dirigée par Marcel Gauchet, ose depuis de nombreuses années exposer tous les points de vue du débat ;
    – Ce fut aussi le cas de Krisis, dirigé par un anticonformiste majeur, Alain de Benoist.

    Vers 2002, les artistes relevant des arts visuels découvrent Photoshop, la révolution de l’image sur Internet. Ils adoptent ce mode de communication et accèdent ainsi à l’information et au débat sur l’art :

    – Le premier blog ayant de très nombreuses visites et des échanges de haut niveau date de 2002. Il a été créé par le peintre Marie Sallantin et quelques autres peintres. C’est « Face à l’Art » ; le problème de l’exclusion totalitaire de la peinture y est clairement posé et exposé ;
    – Un autre blog les rejoint, « La Peau de l’ours », animé par une association d’artistes liés à des amateurs ; Philippe Rillon commente et décrypte, avec beaucoup de réactivité, les événements qui intéressent l’art ;
    – Rémy Aron, président de la Maison des artistes, crée un blog en 2007 qui informe et relie 40.000 artistes ;
    – Le blog « Débat Art contemporain », créé par Michel de Caso, se consacre à un travail d’information de haut niveau sur les péripéties du débat. Il effectue aussi un travail d’archives dans « Dissidents Art contemporain » où il expose l’exceptionnelle bibliographie de Laurent Danchin, rassemblant tous les écrits de la critique cultivée de l’AC et de l’art depuis trente ans. Cette bibliographie est régulièrement mise à jour et utilisée par des universitaires du monde entier. La réalité non médiatique apparaît avec toutes ses références ;
    – Le « blog du dessin du 21e siècle », mené par Serghey Litvin Manoliou, poursuit à la fois l’analyse du fonctionnement des marchés de l’AC et la recherche de solutions alternatives ; il y expose aussi le monde caché du dessin. Animé par le désir de reconstruire sur les ruines du marché, il fonde la Foire internationale du dessin dont on verra la première manifestation à la fin de la semaine, rue de Turenne ;
    – Dans « Chroniques culturelles », Carla van der Rhoe, docteur en histoire de l’art, défend du haut de ses talons aiguille, de ses trente ans et de sa blondeur candide, la nécessité de réintroduire les méthodes de l’histoire de l’art dans l’évaluation de la création d’aujourd’hui. Elle défend une nouvelle critique d’art et se risque aussi à une critique, pleine d’esprit, du système. Tous les ténors de l’art officiel la craignent désormais… Leurs déclarations péremptoires sur ce qui est ou n’est pas de l’art sont passés au crible de son humour infaillible ;
    – Le blog de Christine Sourgins, auteur de Mirages de l’art contemporain, fournit un corpus de textes d’analyse critique et savante de l’Art contemporain qui initie le regardeur à sa logique et à ses jeux. Elle s’attache à des cas concrets, des cas d’école, pourrait-on dire.
    – Citons encore « Sophie Taam », de Sophie Taam, MDA 2008 de Lydia Van den Bussch.
    La liste s’allonge tout les jours, les contacts avec l’étranger sont de plus en plus nombreux, le phénomène français fait tache d’huile.

    Ainsi l’épisode sectaire est en voie de prendre fin. Le milieu de l’art se recentre sur les artistes et amateurs, se reconstitue et se rencontre à nouveau. Le débat reprend au point où il a été interrompu : Qu’est-ce que l’art ? Comment avons nous été aliénés ? Existe-t-il des critères d’évaluation des œuvres ? Comment sortir de l’impasse ?

    Un nouveau paysage de l’art apparaît.

    Une image inappropriée a fait obstacle pour décrire la « modernité » en art : celui de la succession des avant-gardes. En réalité, les avant-gardes ne se sont jamais succédé, elles ont toujours été simultanées. L’image qui rendrait mieux compte de la réalité serait celle d’un fleuve se ramifiant en un delta : en effet, à partir du XIXe siècle, le grand fleuve de l’art se divise. A partir de ce moment l’art connaît de multiples courants qui sont là, tous à la fois, tout le long de la fin du XIXe à aujourd’hui. L’épisode « Art contemporain », d’essence conceptuelle, imposé financièrement et médiatiquement, cache mais ne supprime pas cette modernité protéiforme. L’effondrement du marché de l’AC vampirisant à la fois la visibilité médiatique et les moyens financiers fait réapparaître ses multiples courants. Son inventaire et son évaluation sont désormais à l’ordre du jour, ce qui demandera du temps mais aussi le savoir et l’oeil exercé aux longues perspectives des historiens et critiques d’art, écartés par les théoriciens de l’AC. La reconstitution d’un marché de l’art, avec des amateurs n’ayant pas pour finalité principale la transaction financière, suivra.

    Il n’y a plus de capitale de l’art, la place est à prendre.
    Paris pourrait y prétendre… mais tant qu’en France l’Etat et son réseau restent le seul circuit de légitimation et de consécration cela ne sera pas possible. Les raisons sont diverses, la première étant que la réalité artistique montrée par le ministère, attaché exclusivement au conceptualisme, ne correspond pas à la réalité de la création d’aujourd’hui.
    Du temps où le système soviétique existait encore, à la question « Qu’est-ce qu’un ‘dissident’ ? » les Russes répondaient par la formule : « Celui qui dit la vérité », c’est-à-dire celui qui voit le réel et n’adhère pas à l’utopie d’Etat. D’ailleurs, la dissidence française évoquée tout à l’heure ressemble à cela… elle n’énonce pas une nouvelle utopie, ne prône pas un discours politique, philosophique ou esthétique, mais évoque les réalités concrètes et existentielles de la création.
    L’Etat est si omniprésent qu’aucune concurrence privée ne peut lui faire face. Il lui arrive même fréquemment de faire échouer les initiatives qu’il ne contrôle pas : toute entreprise privée qui ne va pas dans le sens de ses choix esthétiques est en mauvaise posture.
    Quel rayonnement ? Quelle aventure artistique ? Quelles découvertes sont-elles possibles dans ces conditions ?
    Le changement est à l’ordre du jour mais ses modalités semblent difficiles à concevoir pour les gouvernants… Que peut faire le Haut Comité piloté par l’Elysée et confié à M. Karmitz ? Il est trop tôt pour le dire mais il a un avantage majeur : Il vaut mieux avoir deux arts officiels plutôt qu’un…

    Alors :
    – Laissons finir de s’effondrer le mur du concept qui nous a privés du sensible et du réel ;
    – Sortons du marécage sémantique ; redevenons maîtres du vocabulaire et, par là même, de notre faculté de penser et de juger ;
    – Distinguons art et culture, art et art contemporain, créativité et création, multiculturalisme et universalité ;
    – Trouvons des critères différents pour juger des démarches différentes : afin de rendre à chaque chose sa légitimité et sa fonction ; en art, évaluons l’accomplissement de la forme qui offre le sens en cadeau. Pour l’AC, estimons l’authenticité de la critique et du questionnement qu’il s’est donné comme finalité car ce que l’on nomme aujourd’hui « Art contemporain » a toujours existé mais sans la prétention totalitaire d’être la seule expression possible. L’art a toujours eu des contrepouvoirs remettant en cause son immense prestige, démarche salutaire nous rappelant que nul ne possède la recette, ni la propriété du bien, du vrai et du beau. Ainsi le comportement transgresseur des philosophes cyniques, le temps récurrent du carnaval dévolu au monde à l’envers, les adeptes des « arts incohérents », de Dada et de Marcel Duchamp ont toujours été contemporains de l’art ;
    – Refusons aussi la fatalité de « l’englobant sociologique » et poursuivons la part intemporelle de l’art ;
    – Retrouvons dans notre travail le sens du transcendant et échappons à ce sacré terrifiant et totémique qui l’a remplacé.

    Jean Clair dit de la modernité : « C’est l’adaptation au temps… ». Une démarche naturelle, en somme, qui n’a pas besoin de théorie mais de pratique.
    C’est peut-être en retrouvant les chemins de la modernité naturelle que nous rendrons à Paris son rayonnement et sa place.

    Intégralité de l’intervention d’Aude de Kerros
    http://www.polemia.com/pdf/ConfKerrosK.pdf

    http://www.polemia.com/le-krach-de-lart-officiel-mondial/

  • Jean Raspail et Érik L’Homme : une rencontre au sommet à lire dans Éléments n°156 le 23 juillet

    6a0147e4419f47970b01b7c7ae4040970b-120wi.pngAu royaume de l'enfance et de l'aventure, Jean Raspail pourrait bien avoir trouvé un digne successeur en la personne d'Érik L'homme. Dans son très beau dernier roman, Le regard des princes à minuit (Gallimard), l'un des écrivains français pour la jeunesse les plus populaires, – 1 100 000 exemplaires de livres vendus en France et sa trilogie Le livre des étoiles traduite dans 28 pays –, proposait à ses jeunes lecteurs une initiation contemporaine aux valeurs de la chevalerie. Au premier rang desquelles figurait le courage, qualité chère à Jean Raspail, et qui demeure le préalable essentiel à toute aventure. À l’occasion de la parution de Là-bas, au loin, si loin, recueil de cinq des plus beaux chefs-d’œuvre de Jean Raspail chez Bouquins, Éléments a voulu réunir les deux hommes pour une discussion sur l’aventure. La proposition a enthousiasmé Erik L'Homme, lecteur fervent deL’île bleue et de Qui se souvient des hommes, par ailleurs vice-consul du royaume de Patagonie pour la Drôme du sud et a enchanté Jean Raspail, qui sait à quoi s’en tenir sur son cadet depuis Des pas dans la neige (Gallimard), formidable récit d’Érik L’Homme sur ses aventures dans les montagnes de l'Hindu Kush, aux confins du Pakistan et de l'Afghanistan, à la recherche de l'Homme sauvage. Au cours de cet entretien mémorable, placé sous le signe de l'amitié et de l'humour qui s'est conclu comme il se doit par un bon verre de whisky à la santé du royaume de Patagonie, il a été question de fugues et de voyages, de scoutisme et d’aventures, de grand jeu et des petits cons qui ne jouent plus assez !

    http://blogelements.typepad.fr/blog/2015/07/jean-raspail-et-%C3%A9rik-lhomme-une-rencontre-au-sommet-%C3%A0-lire-dans-%C3%A9l%C3%A9ments-n156-le-23-juillet-.html

  • Eric Zemmour : « Reconquérir la société par la culture »

    Politique magazine l’avait écrit dès sa parution : parce qu’il permet de comprendre comment la France en est arrivée à se renier elle-même, Le Suicide français d’Eric Zemmour est un livre capital. Pour l’écrivain, c’est par la culture que notre société a été contaminée par l’idéologie qui détruit notre pays. C’est par la culture qu’il faut la reconquérir.

    Pourquoi choisir un titre aussi provoquant que « Le suicide français » ?

    L’aspect éditorial a bien sûr compté, mais le but était avant tout de frapper un grand coup, dès la couverture, pour alerter sur l’imminence de la catastrophe : la disparition pure et simple du peuple français et de sa civilisation tels qu’ils existent depuis des siècles. On peut toujours ergoter pour savoir s’il s’agit d’un suicide, d’un meurtre ou que sais-je encore… Il n’empêche que nous sommes collectivement fascinés par notre propre disparition et que nous cédons volontiers à cette pulsion mortifère. Il s’agit donc bien d’une sorte de suicide. Ou, si l’on veut, d’un suicide assisté.

    Qui en est le responsable ?

    Le responsable, c’est le projet subversif de ceux qui contraignent notre pays à ingurgiter des valeurs et des mœurs aux antipodes de ce qu’il a édifié au fil des siècles. C’est un totalitarisme d’un genre nouveau qui, en particulier à travers les médias, impose ses conceptions et guide les consciences, interdisant de fait toute pensée autonome. C’est la haine des élites politiques, économiques, médiatiques, héritières de Mai 68, envers le peuple français et son histoire. Et ce sont les Français eux-mêmes qui ont assimilé cette haine et, par une sorte de masochisme, l’ont retournée contre eux.

    Lire la suite 

  • Julius Evola : « Les droits supérieurs »

    Le militarisme est, comme on le sait, une des bêtes noires des démocraties modernes, et la lutte contre le militarisme un de leurs mots d’ordre préférés, qui va de paire avec un pacifisme hypocrite et la prétention de légitimer la « guerre juste » sous la seule forme d’une nécessaire opération internationale de police contre un « agresseur ». Durant la période qui englobe la Première et la Seconde Guerre mondiale, le « militarisme prussien » est apparu aux démocraties comme le prototype du phénomène à conjurer. Nous constatons ici une antithèse caractéristique, qui concerne moins les relations entre groupes de nations rivales, que deux conceptions générales de la vie et de l’État, et même deux formes de civilisation et de société distinctes et irréconciliables. D’un point de vue historique et concret, il s’agit, d’une part, de la conception qui s’affirma surtout en Europe Centrale et notamment dans le cadre de la tradition germano-prussienne, d’autre part de celle qui s’affirma d’abord en Angleterre, pour passer ensuite en Amérique, et, d’une façon générale, chez les nations démocratiques, en étroite relation avec la primauté accordée aux valeurs économiques et mercantiles, et avec leur développement marqué dans le sens du capitalisme. Quant au prussianisme, nous avons déjà rappelé qu’il tire son origine d’une organisation ascétique et guerrière, celle de l’ancien Ordre des Chevaliers Teutoniques.

    Essentiellement, l’antithèse réside dans la conception du rapport qui doit exister entre l’élément militaire et l’élément bourgeois, et donc la signification et la fonction qu’on leur reconnaît respectivement dans l’ensemble de la société et de l’État. Pour les démocraties modernes – selon une conception qui, nous l’avons vu, s’est d’abord imposée en Angleterre, mère-patrie du mercantilisme -, l’élément primordial de la société est représenté par le bourgeois et la vie bourgeoise du temps de paix, dominé par des préoccupations de sécurité physique, de bien-être et de prospérité matérielle, le « développement des lettres et des arts » servant de cadre ornemental. Selon cette conception, c’est en principe l’élément « civil » ou, si l’on préfère, « bourgeois » qui doit gouverner l’État. Ses représentants président à la politique et – selon l’expression bien connue de Clausewitz – ce n’est que lorsque la politique, sur le plan international, doit être poursuivie par d’autres moyens, que l’on a recours aux forces armées. Dans ces conditions, l’élément militaire et, en général, guerrier, est réduit au rôle secondaire de simple instrument et ne doit ni s’intégrer ni exercer une influence quelconque dans la vie collective. Même si l’on reconnaît aux « militaires » une éthique propre, on ne juge pas souhaitable de la voir s’appliquer à la vie normale de la nation. Cette conception se relie étroitement, en effet, à la conviction humanitariste et libérale que la civilisation vraie n’a rien à voir avec cette triste nécessité et cette « inutile boucherie » qu’est la guerre ; qu’elle a pour fondement non les vertus guerrières mais les vertus « civiles » et sociales liées aux « immortels principes » ; que la « culture » et la « spiritualité » s’expriment dans le monde de la « pensée », des sciences et des arts, alors que tout ce qui relève de la guerre et du domaine militaire se réduit à la simple force, à quelque chose de matérialiste, dépourvu d’esprit.

    Dans cette perspective, plutôt que d’un élément guerrier et militaire, c’est de « soldats » que l’on devrait parler, car le mot « soldat » très proche par le sens de celui de « mercenaire », désignait à l’origine celui qui exerçait le métier des armes pour recevoir une solde. Il s’appliquait aux troupes à gages qu’une cité enrôlait et entretenait pour se défendre ou pour attaquer, puisque les citoyens proprement dits ne faisaient pas la guerre mais vaquaient, en tant que bourgeois, à leurs affaires privées. Aux « soldats » compris dans ce sens s’opposait le guerrier, membre de l’aristocratie féodale qui constituait le noyau central d’une organisation sociale correspondante et n’était pas au service d’une classe bourgeoise ; c’est le bourgeois, au contraire, qui lui était soumis, sa protection impliquant dépendance, et non suprématie par rapport à celui qui avait droit aux armes.

    Malgré la conscription obligatoire et la création des armées permanentes, le rôle reconnu au militaire dans les démocraties modernes demeure plus ou moins celui du « soldat ». Pour elles, répétons-le, les vertus militaires sont une chose, les vertus civiles une autre ; on met l’accent sur les secondes, ce sont elles auxquelles on se réfère, essentiellement, pour modeler l’existence. Selon la formulation la plus récente de l’idéologie qui nous occupe, les armées n’auraient d’autre rôle que celui d’une police internationale destinée à défendre la « paix », c’est-à-dire, dans le meilleur des cas, la vie paisible des nations les plus riches. Dans les autres cas, on voit se répéter, derrière la façade, ce qui se passa déjà pour la Compagnie des Indes et des entreprises analogues : les forces armées servent à imposer et à maintenir une hégémonie économique, à s’assurer des marchés et des matières premières et à créer des débouchés aux capitaux en quête de placements et de profits. On ne parle plus de mercenaires, on prononce de belles et nobles paroles, qui font appel aux idées de patrie, de civilisation et de progrès, mais, en fait, la situation n’a guère changé : on retrouve toujours le « soldat » au service du « bourgeois » dans sa fonction spécifique de « marchand », le « marchand », pris dans son acception la plus vaste, étant le type social, la caste qui trône au premier rang de la civilisation capitaliste.

    En particulier, la conception démocratique n’admet pas que la classe politique ait un caractère et une structure militaires ; ce serait, à ses yeux, le pire des maux : une manifestation de « militarisme ». Ce sont des bourgeois qui doivent, en tant que politiciens et représentants d’une majorité, gouverner la chose publique, et chacun sait combien souvent cette classe dirigeante, à son tour, se trouve pratiquement au service des intérêts et des groupes économiques, financiers, syndicaux ou industriels.

    À tout cela s’oppose la vérité de ceux qui reconnaissent les droits supérieurs d’une conception guerrière de la vie, avec la spiritualité, les valeurs et l’éthique qui lui sont propres. Cette conception s’exprime en particulier, dans tout ce qui concerne la guerre et le métier des armes, mais ne se limite pas à ce cadre ; elle est susceptible de se manifester aussi sous d’autres formes et dans d’autres domaines, au point de donner le ton à un type sui generis d’organisation politico-sociale. Ici les valeurs « militaires » se rapprochent des valeurs proprement guerrières ; on estime souhaitable qu’elle s’unissent aux valeurs éthiques et politiques pour constituer la base solide de l’État. La conception bourgeoise, antipolitique, de l’ « esprit » est ici repoussée, ainsi que l’idéal humanitaire et bourgeois de la « culture » et du « progrès ». On veut au contraire fixer une limite à la bourgeoisie et à l’esprit bourgeois dans les hiérarchies et l’ordre général de l’État. Cela ne signifie pas, bien entendu, que les militaires proprement dits doivent diriger la chose publique – en dehors de cas exceptionnels, un « régime de généraux » serait, dans les conditions actuelles, fâcheux – mais qu’on reconnaît aux vertus, aux exigences et aux sentiments militaires, une dignité supérieure. Il ne s’agit pas non plus d’un « idéal de caserne », d’une « casernisation » de l’existence (ce qui est une des caractéristiques du totalitarisme), synonyme de raideur et de discipline mécanique et sans âme. Le goût de la hiérarchie, des rapports de commandement et d’obéissance, le courage, les sentiments d’honneur et de fidélité, certaines formes d’impersonnalité active pouvant aller jusqu’au sacrifice anonyme, des relations claires et ouvertes d’homme à homme, de camarade à camarade, de chef à subordonné, telles sont les valeurs caractéristiques vivantes de ce que nous avons appelé la « société d’hommes ». Ce qui appartient au seul domaine de l’armée et de la guerre, ne représente, répétons-le, qu’un aspect particulier de ce système de valeurs.

    Julius Evola,

    Chapitre IX de « Les hommes au milieu des ruines »

    http://la-dissidence.org/2013/09/23/julius-evola-les-droits-superieurs/