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culture et histoire - Page 1503

  • Que reste-t-il des Lumières ? (1re partie) par Pierre LE VIGAN

    Plus de 250 ans après le lancement de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751), que reste-t-il des Lumières ? Un mythe et beaucoup d’ambiguïtés.

    Le mythe, c’est l’idée que l’usage de la raison a été inventé par les Lumières. C’est très excessif. C’est faire peu de cas de Grecs, des Romains, des Renaissants et même des théologiens. Mais il reste un acquis de la pensée des Lumières : c’est l’idée que les hommes font leur histoire. Qu’ils ont la responsabilité de leur histoire. Les Lumières le disent et l’intègrent dans le développement de leur pensée. « Bien et mal coulent de la même source » dit justement Jean-Jacques Rousseau. Cette source, c’est l’homme, avec sa grandeur et avec ses limites. En outre, les Lumières n’ont pas inventé la notion de bien commun mais elle fut présente chez la plupart de ses penseurs. Ceci distingue les Lumières d’un certain libéralisme individualiste.

    Le mythe des Lumières doit donc être ramené à ses justes proportions : les Lumières n’ont pas été une préfiguration de la Révolution française mais un mouvement qui a d’abord séduit les élites du royaume. « Les penseurs des Lumières n’ont rien compris à la Révolution » remarque Jean-Marie Goulemot, professeur à l’Université de Tours (dans Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ?, Le Seuil, 2001). C’est justement la grande faiblesse des Lumières :  leur culte du progrès, à la notable exception de Rousseau, s’est accompagné d’une incompréhension ou mécompréhension de l’histoire – peut-être à l’exception, elle aussi plus que notable, de Voltaire. En d’autres termes, les penseurs les plus importants du XVIIIe siècle sont irréductibles à la catégorie des Lumières.

    Ambiguïté des Lumières. Au nom de la tolérance, les penseurs des Lumières poursuivent l’objectif d’un rapport de force idéologique et social. Nombre de penseurs des Lumières appellent à ne respecter que la raison mais déplorent de possibles « abus » des Lumières, comme « la dureté, l’égoïsme, l’irréligion et l’anarchie » (Moses Mendelssohn). Les Lumières critiquent l’arbitraire du pouvoir mais, en expliquant que tout pouvoir vient du peuple, elles légitiment en un sens les abus et l’arbitraire d’un pouvoir qui prétendrait avoir une légitimité absolue car venant du peuple. Un inventaire est nécessaire.

    I – Les origines des Lumières et la France

    On assimile souvent les Lumières à la pensée de la Révolution française, et plus largement à la genèse de la modernité. Les Lumières, ce serait Voltaire, et ce serait aussi Rousseau, et ce serait Diderot, et d’Alembert, voire un peu Benjamin Franklin, et tout de même aussi Kant, ce qui n’est pas une mince affaire. Si les Lumières sont un mot-valise, il est à craindre qu’elle soit lourde à porter. Et qu’une telle étendue de la notion n’aide pas à y voir clair. Et si le plus important dans les Lumières était ce dont on parle le moins, ce que le libéralisme des temps hypermodernes tend le plus à occulter, à savoir la notion de bien commun ?

    La novation constituée par les Lumières est sans doute d’articuler, comme l’a relevé Tzvetan Todorov, le rationalisme et l’empirisme, d’une part Descartes, Leibniz et d’autre part Francis Bacon, John Locke, George Berkeley, David Hume.

    Les Lumières partent d’Angleterre, de Locke et Berkeley, de la Cyclopaedia de Ephraïm Chambers et culminent avec l’Encyclopédie Britannique de 1768. On a d’ailleurs souvent fait commencer les Lumières à la crise de la première Révolution anglaise, celle de 1641 -1649, qui aboutit à la décapitation du roi Charles Ier. Les Lumières passent par la France et se terminent en Allemagne. Elles sont l’effet des liens de plus en plus étroits – mais qui restent conflictuels – entre les pays d’Europe, et d’une connaissance mutuelle croissante due au développement des échanges. Les Lumières ne se conçoivent pas sans l’amélioration des voies de communication et le développement de la poste. Ainsi, Voltaire aura environ un millier de correspondants.

    Quelle est l’idée centrale des Lumières ? C’est d’émanciper la connaissance de la tutelle des religions. L’idée, c’est l’autonomie du peuple et de chacun : deux idées pas toujours compatibles au demeurant. Mais les Lumières, c’est aussi l’aspiration au bien commun qui pose des limites aux désirs de chacun. Les Lumières, c’est encore  non pas exactement les droits de l’homme mais les droits humains, un principe d’universalité des droits de chaque homme, même s’il s’agit essentiellement… des droits de l’homme blanc et européen.

    Les Lumières se sont heurtées à des adversaires externes, les « obscurantistes » mais aussi à des adversaires internes, les réductionnistes, ceux qui croient à l’inéluctabilité des Lumières, réductionnistes dont Rousseau, quoi que l’on puisse lui objecter par ailleurs, ne faisait pas partie. Il n’a en effet jamais évacué le tragique de la condition humaine.

    À l’origine des Lumières, il y a souvent à la fois un mouvement social et un mouvement national, comme le soulèvement hollandais contre la domination espagnole de Philippe II. Loin de se vouloir révolutionnaires, les philosophes des Lumières se voulaient généralement porteurs d’idées visant à une plus grande stabilité, sur le plan de l’équilibre social (Hobbes) ou de la prévention des catastrophes naturelles (Descartes). Ce qui ouvre réellement la voie aux Lumières, c’est de s’opposer, comme Hobbes, et surtout comme Spinoza et Pierre Bayle, à toute censure. Pour Spinoza (1632 – 1677), « la raison à elle seule peut nous conduire à la béatitude, et fonde une religion naturelle, indépendante de la révélation historique » remarque le philosophe Ariel Suhamy (dans Spinoza, Ellipses, 2008). C’est pourquoi Spinoza est un partisan de la « lumière naturelle » de la raison. Mais il ouvre aussi la voie au panthéisme, au romantisme, bien au-delà des Lumières et parfois… contre les Lumières. Cela ne veut pas dire un rejet de tout esprit religieux. C’est en outre une position « avancée » qui ne fait pas l’unanimité. De fait, Locke et Leibniz croient pour leur part encore à la providence divine.

    Ainsi s’esquisse une coupure entre les Lumières radicales – les ultras des Lumières – et les Lumières « modérées ». À l’origine des Lumières, il y a encore les doctrines du droit naturel, issu de la nature elle-même et de sa compréhension par la raison. Ce sont les doctrines du Hollandais Hugo Grotius et de l’Allemand Samuel Pufendorf (1632 – 1694). Tous deux défendent le principe de la distinction entre l’État et la société, cette dernière étant régie par l’ordre naturel. « Le droit naturel est immuable, jusque-là que Dieu même n’y peut rien changer » (Grotius, Du droit de la guerre et de la paix, 1625). Pour John Locke (1632 – 1704), le gouvernement civil est issu de la loi naturelle. C’est un contrat par lequel les hommes acceptent l’autorité politique en échange de la sécurité. Cela n’a aucun rapport avec la foi et si des restrictions à la liberté de croyance sont possibles ce ne peut être que pour la cohésion de la nation et non pour des motifs intrinsèquement religieux : « notre entendement est d’une nature qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte » (John Locke, Lettre sur la tolérance, 1686).

    On rattache souvent les Lumières au culte du progrès. Ce n’est pas toujours vrai. Ainsi Pierre Bayle (1647 – 1706) ne croit pas au progrès; il cultive un doute systématique. La croyance au progrès de l’esprit humain caractérise par contre Fontenelle (1657 – 1757) qui défend aussi l’idée, dans la lignée de Copernic et Galilée, que l’homme ne peut plus se considérer comme le centre de l’univers. Fontenelle fut raillé par Voltaire (Micromégas). Pour Leibniz, le principe de la raison ne relève pas d’une intercompréhension entre les hommes mais est surplombant : c’est une harmonie préétablie d’origine divine (Monadologie, 1714). C’est le principe de raison suffisante.

    Voltaire mettra aussi en scène Leibniz pour le ridiculiser dans Candide, non sans le caricaturer. Pour Mandeville, le vice et l’égoïsme sont les conditions de la prospérité (La Fable des Abeilles, 1705). « Seuls les fous veulent rendre honnête une grande ruche ». Friedrich von Hayek, au XXe siècle, verra en Mandeville un précurseur du libéralisme qu’il défendra contre les collectivistes et aussi contre les nationalistes.

    Selon Peter Sloterdijk, le véritable ancêtre des Lumières est, à côté de Spinoza, le Tchèque Coménius (1592 – 1670), le « Galilée de l’éducation » dira Michelet. Selon Coménius, l’éducation peut rendre les êtres humains meilleurs. « Tout doit être enseigné à tout le monde, sans distinction de richesse, de religion ou de sexe », écrit-il. Coménius reprenait l’idée platonicienne de l’élévation de l’âme (Via Lucis. La voie de la lumière, 1642). La condition de cette élévation est l’éducation dont fera l’éloge même Rousseau, pourtant réservé quant à l’idée de progrès.

    Les Lumières dans les Îles britanniques (ou îles anglo-celtes)

    Si les Lumières ont pris naissance outre-Manche, elles ne sont pas seulement anglaises, elles sont britanniques. L’Écosse y a une grande part. Ce sont en effet les Écossais Francis Hutcheson, David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson et d’autres, professeurs à l’Université d’Édimbourg, qui l’illustrent. Pour Hume, le commerce, le droit, la politique, l’État sont des artifices nécessaires pour donner plus de force à l’homme, animal plus fragile que les autres animaux. L’ordre social n’est pas le fruit d’une providence divine. Il est contingent. James Dunbar s’interroge : « Tout ce qui m’entoure n’est-il pas désordre, confusion, chaos ? Existe-t-il alors quelque principe de stabilité, d’ordre ? » (Essai sur l’histoire de l’humanité dans les époques violentes et cultivées, 1781). James Harrington défend l’idée (Oceana, 1656, destiné à Cromwell, puis L’art de légiférer, 1659) que l’économique détermine le politique. En d’autres termes, les rapports économiques, et notamment la propriété, détermineraient la nature du pouvoir politique, celui-ci n’étant qu’une superstructure – ce qui représente une préfiguration du matérialisme historique de Marx. L’histoire relève donc d’une sociologie historique et non des desseins de la Providence comme le pensait Bossuet.

    Les Lumières écossaises constituent une tendance radicale des Lumières. La théorie du droit naturel de Hobbes et Locke est renversée au profit d’une étude des « circonstances » – le contexte – socio-historiques et d’un matérialisme économique. Pour Francis Hutcheson, nous disposons d’un sens moral donné par Dieu – une idée déjà développée par Lord Shaftesbury (1671 – 1713). Ce sens moral, s’il est naturel, peut néanmoins être mieux éduqué par la raison, indique Francis Hutcheson (Recherche sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu, 1725). Cette conception sera attaquée par Kant comme ne faisant pas pleinement jouer son rôle à la raison.

    L’époque des Lumières est loin d’être univoque. Les Lumières ne sont pas une doctrine. Elles ne sont définies qu’à la fin du processus, par Kant, et encore la définition n’est-elle pas forcément convaincante du point de vue rétroactif. C’est plutôt la définition d’un projet. Les Lumières sont une dynamique, et surtout un climat. Pas une pensée unique. Le rapport au monde devenant moderne, au monde « se modernisant », est ainsi complexe en fonction des penseurs. Il n’y a pas un rapport unique des Lumières à la modernité, ni au progrès et à la « souhaitabilité » ou « désirabilité » de ce l’on appelle alors le progrès.

    Ainsi, l’Irlandais d’origine anglaise Jonathan Swift illustre, dans Les voyages de Gulliver (1726) les méfaits du monde moderne où le culte de l’argent s’allie souvent au culte du pouvoir. Contre l’idée d’un progrès possible dans l’art de gouverner, Jonathan Swift se réfère à des valeurs connues de tout temps. Pour Swift, la « science de gouverner [doit rester] dans des bornes très étroites, la réduisant au sens commun, à la raison, à la justice, à la douceur, à la prompte décision des affaires civiles et criminelles ».

    Pour David Hume, les choses n’existent qu’en tant qu’elles existent pour nous, qu’elles sont quelque chose pour nous,  que nous en avons fait l’expérience. C’est l’empirisme. Comme nous ne pouvons faire l’expérience de l’essence des choses, cette philosophie conduit au scepticisme, à la suite de Pyrrhon et de Montaigne, un scepticisme qui trouvera un nouveau souffle avec la philosophie analytique au XXe siècle.

    Samuel Johnson est une autre figure qui, pour être rattachée aux Lumières, est surprenante et au vrai inclassable. Conservateur au sens sociétal du terme, il critique les Whigs, rivaux des Tories, et leur modernité qui consiste, selon lui, dans la valorisation de l’argent et l’appel au renversement des anciennes hiérarchies. Il avait créé un journal intitulé The Idler (le désoeuvré, le fainéant), se faisant notamment le défenseur des gens condamnés à de la prison pour dette.

    L’Écossais Adam Smith, élève de Francis Hutcheson, écrit sa Théorie des sentiments moraux (1759) avant sa célèbre Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).  Son idée est que la morale vient de la sympathie que l’on éprouve ou non pour autrui. Si j’apprécie quelqu’un, je me comporterais de manière bienveillante vis-à-vis de cette personne. La bienveillance n’est pas un préalable aux relations sociales, c’est une conséquence de la sympathie. Sur le plan des décisions et des comportements des agents économiques, l’Enquête d’Adam Smith prétend démontrer que la marché s’autorégule et aboutit à ce que la recherche par chacun de son intérêt profite à l’intérêt général. Ceci suppose toutefois deux vertus selon Adam Smith : la prudence et la justice.

    Si l’homme est au départ une table rase, comme le soutenait Locke, comment se forge-t-il une personnalité ? C’est le sujet du roman d’éducation de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme achevé en 1768.

    Les Lumières en France

    En France, il y a deux périodes des Lumières : l’une va de la période de la Régence, cette « révolution tranquille », jusqu’à Montesquieu et L’esprit des lois (1748), et il y a la deuxième période, celle, plus doctrinaire, des philosophes, à partir de 1750, avec les débuts de L’Encyclopédie (1751). C’est une période marquée par des penseurs aussi différents que Voltaire, Rousseau, Diderot.

    Montesquieu défend le principe d’un ordre naturel contre le contractualisme, qui est aussi un constructivisme, de Hobbes. Mais l’ordre naturel selon Montesquieu n’est pas le prolongement d’un ordre divin, c’est un ordre humain et donc faillible. Les lois sont particulières aux habitudes humaines et ne peuvent donc être universalisées.

    Pour La Mettrie (1709 – 1751), le corps est une machine mais surtout une chimie complexe. La pensée est elle-même une machine productrice de signes. Pour La Mettrie, les grandes aspirations humaines ne doivent pas être idéalisées, elles correspondent  tout simplement à des fonctions chimiques et biologiques. « Le corps n’est qu’une horloge dont le nouveau chyle [résultat de la digestion] est l’horloger » (L’homme-machine, 1748).

    Le comte de Buffon, anobli par Louis XV, n’est pas un théoricien des Lumières mais son projet dans le domaine de l’anatomie le rattache à l’ambition encyclopédique de son temps : rassembler toutes les connaissances, décrire les espèces, comprendre les différences de mœurs et d’habitat. Il partage cette ambition notamment avec Daubenton, et avec le Suédois Linné.

    L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le second ayant une autorité scientifique, se voulait au départ une traduction de l’encyclopédie anglaise (Cyclopaedia ou Dictionnaire universel des arts et des sciences) de Éphraïm Chambers (1728). Pierre Bayle avait ouvert la voie des encyclopédies critiques avec son Dictionnaire historique et critique (1697), L’Encyclopédie est engagée : il ne s’agit pas seulement de décrire; les jugements critiques abondent sur tous les sujets. Les auteurs plaident pour une monarchie parlementaire à l’anglaise, et contre le principe de légitimité absolue du pouvoir royal. La puissance du roi vient du consentement du peuple et est soumise à des conditions, comme la puissance paternelle l’est. C’est en fait un contrat avec des obligations réciproques. « Le prince ne peut pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation, et indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumission. » Et encore : « Le gouvernement est […] un bien public qui par conséquent  ne peut jamais être enlevé au peuple (Encyclopédie, article « Autorité politique », tome I, 1751) ».

    Claude-Adrien Helvétius (1715 – 1771), né Schweitzer, considère que l’intérêt est le critère essentiel de nos conduites et de nos jugements. Helvétius est le père de l’utilitarisme. Ce sont pour lui les sens qui nous révèlent tout. Sa doctrine est aussi un sensualisme. « Toute idée qu’on nous présente a toujours quelque rapport avec notre état, nos passions, nos opinions. » La presque totalité des hommes, explique encore Helvétius, « ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs, et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont tous de la justesse de leur esprit (De l’esprit, discours II, chapitre 3) ».

    Voltaire est un esprit universel : historien, poète, conteur, philosophe (sans la lourdeur de beaucoup de ceux-ci). C’est tardivement qu’il exprime réellement une pensée personnelle. Et cette pensée est pessimiste, notamment dans Candide (1759)  – un état d’esprit peut-être dû en partie au bouleversement de l’auteur face au terrible tremblement de terre de Lisbonne de 1755 (plus de 50 000 morts) et face aux guerres européennes incessantes. Voltaire appelait ses contes des « couillonneries », ceci pour indiquer qu’il n’y attachait pas une importance excessive. Ils n’en sont pas moins pleins de finesse. La morale de Candide est que, dans un monde dont il ne faut pas attendre de grands bonheurs, le mieux est encore de travailler sans se faire d’illusions. Voltaire s’opposait ici à Leibniz et à son optimisme philosophique. « Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes […]. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse […]. Vous savez… – Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. – Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. – Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable (Candide, chapitre XXX). »

    Autre ouvrage de Voltaire, le Dictionnaire philosophique portatif – on dirait aujourd’hui « de poche » –, paru en 1764 d’abord de manière anonyme, systématise et synthétise sa pensée émancipée vis-à-vis de toutes les crédulités. Le ton en est volontiers polémique. L’ouvrage est mis à l’index par le Vatican en 1765 et brûlé dans plusieurs villes. On a beaucoup souligné l’opposition de Voltaire à l’Église et aux autorités religieuses manifestée par sa formule « Écrasez l’infâme ! ». Toutefois, Voltaire est déiste – c’est-à-dire croyant en Dieu mais rejetant tout surnaturel et toute tradition religieuse. Il n’est pas athée ; c’est pourquoi il oppose la religion naturelle, pacifique et saine, aux religions « artificielles » qu’il voit comme stupides et meurtrières.

    Rousseau (1712 – 1778), pour sa part, se fait connaître par un Discours sur les sciences et les arts (1751) dans lequel il critique l’idée qu’il y aurait un progrès de la moralité en même temps que des progrès des connaissances et des techniques. À la même époque, il collabore à L’Encyclopédie (article « musique »). Dans la Nouvelle Héloïse (1761), il critique les développements de la « civilité », de la politesse, et en somme de la civilisation. Pour Rousseau, politesse et civilisation représentent une insincérité foncière. Dans la Lettre à d’Alembert (1758), il avait déjà mis en question les vertus du théâtre – un des modes de la civilité – en lequel il voyait une école d’affectation préjudiciable à la perpétuation des mœurs sincères et franches.

    C’est ainsi toute la stratégie des Lumières que récuse Rousseau : faire passer des idées nouvelles par le moyen de conversations mondaines, « de salon ». Pour Rousseau, la forme en dit long sur le fond, et de ce fond, il ne veut pas.

    Du contrat social, que publie Rousseau en 1762, est un éloge du politique. Rousseau entend démontrer que l’homme n’étant pas naturellement apte à vivre en société, il faut un pouvoir politique pour empêcher les guerres permanentes. C’est ici une analyse assez proche de celle de Hobbes. Mais pour Rousseau, le pouvoir politique doit être étroitement dépendant de la société. Il doit être son émanation. Partant de là, le pouvoir a une très forte légitimité, qui peut justifier des dérives que l’on appellerait de nos jours totalitaires. Rousseau considère qu’il faut accepter dans le cadre du contrat social des clauses qui « bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer (Du contrat social, Livre I, chapitre 6) ». « À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision… » (ibid., Livre I, chapitre 6).

    Diderot (1713 – 1784) se distingue tant de Rousseau que de Voltaire par son athéisme. Dans Le rêve de d’Alembert écrit en 1769, (une œuvre en trois parties : « Entretien entre d’Alembert et Diderot », « Le Rêve de d’Alembert », « Suite de l’entretien précédent »), Diderot met en scène, sous forme de dialogues, ses conceptions matérialistes antichrétiennes mais n’excluant pas de reconnaître de la valeur aux religions « naturelles ». C’est ce qu’il exprime dès l’écriture de ses Pensées philosophiques, publiées anonymement (1746). Dans le corps humain, Il n’y a pas d’âme, il n’y a qu’un cerveau et des neurones.

    C’est un développement radical de la pensée des Lumières, dans lequel sont valorisées les expérimentations de tous ordres, tandis que Diderot appelle à rompre avec toutes les servitudes y compris l’esclavage (ainsi dans Contribution à l’histoire des deux Indes, 1772, sous la direction de l’abbé Raynal). Dans Le rêve de d’Alembert (« Suite de l’entretien précédent »), un personnage exprime le point de vue de Diderot en affirmant : « c’est que nous ne dégraderions plus nos frères en les assujettissant à des fonctions indignes d’eux et de nous. […] C’est que nous ne réduirions plus l’homme dans nos colonies à la condition de la bête de somme. » Il n’y a pas de morale révélée ni universelle, affirme encore Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville (1796, posthume). Avec cette pensée non systématique et différentialiste du point de vue culturel, les Lumières françaises culminent dans bien autre chose que l’optimisme et le culte du progrès qu’on leur attribue bien souvent.

    Le baron d’Holbach, d’origine allemande, contributeur de L’Encyclopédie, présentait deux faces. L’une était celle d’un homme de débat. L’autre était celle d’un propagandiste déterminé de l’athéisme et du matérialisme philosophique. Ses coups de butoirs matérialistes se manifestent par Le système de la nature en 1770 – qui fut condamné à être brûlé cette même année – et Le bon sens, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles (1772). Ses idées étaient fort appréciées par Diderot. Hostile à tout déisme, à la différence de Voltaire et Rousseau, d’Holbach nie l’intérêt de l’hypothèse de Dieu même comme simple Grand Architecte de l’Univers, dépourvu de dimension sacrée. D’Holbach ne se contente pas de prôner le matérialisme athée. Il développe ses conceptions sociales dans Système social ou principes naturels de la morale et de la politique (1773) et La politique naturelle ou discours sur les vrais principes du Gouvernement (1773). Selon d’Holbach, le système physique détermine le système politique, d’où le déterminisme et ce qu’on a appelé le « fatalisme » de d’Holbach. La souveraineté repose selon d’Holbach sur un pacte social et non sur un droit divin et la volonté générale est son fondement. D’Holbach, mort quelque temps avant la prise de la Bastille, le 21 janvier 1789, est peut-être l’auteur qui a le plus influencé les révolutionnaires et constituants de 1789 – 1791. Voire le seul qui les ait réellement influencés.

    Il faut sans doute rattacher à d’Holbach et aux Lumières radicales le curé Jean Meslier (1664 – 1729), dont le Testament, en tout cas celui qui lui est attribué, fut publié par Voltaire en 1762. Ce texte est empreint de matérialisme, de libertinage au sens philosophique, d’athéisme et même d’anarchisme social. Il ne critique pas l’existence d’une morale mais veut lui donner un autre fondement que la religion. D’Holbach s’abrita derrière Meslier pour défendre ses propres thèses (Le bon sens du curé Meslier, 1772). De même, Morelly (Code de la nature ou Le Véritable esprit des lois, 1755) appartient aux Lumières radicales, voire aux Lumières « ultra » et développe des idées communistes (abolition de la propriété privée, collectivisme…). « I – Rien dans la Société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs, ou son travail journalier. II – Tout Citoyen sera homme public sustenté, entretenu et occupé aux dépens du Public. III – Tout Citoyen contribuera pour sa part à l’utilité publique selon ses forces, ses talents et son âge; c’est sur cela que seront réglés ses devoirs, conformément aux Lois distributives (dans Lois fondamentales et sacrées qui couperont racine aux vices et à tous les maux d’une Société) ».

    La Révolution française s’est-elle réclamée des Lumières ? Elle s’est réclamée un peu de Voltaire et surtout de Rousseau, mais il ne faut pas surestimer l’influence des publications intellectuelles : les livres politiques étaient les moins lus. Ce qui est sûr, par contre, c’est que la plupart des penseurs des Lumières, quand ils étaient encore vivants durant la Révolution, ne lui ont manifesté aucune sympathie. L’abbé Raynal, co-auteur avec Diderot de L’Histoire des deux Indes, écrit à l’Assemblée constituante en mai 1791 une lettre dans laquelle il défend la monarchie constitutionnelle et s’insurge, après avoir des années auparavant rappelé « les devoirs des rois », contre ce qu’il voit maintenant, et appelle « les erreurs du peuple ».

    Pierre Le Vigan

    http://www.europemaxima.com/?p=2109

  • Jean de France, un prince à l’écoute des autres

    FILS DU PRINCE HENRI, COMTE DE PARIS, ET DE LA DUCHESSE MARIE-THÉRÈSE DE WURTEMBERG, DUCHESSE DE MONTPENSIER, IL EST L’HÉRITIER DES QUARANTE ROIS QUI ONT FAIT LA FRANCE, DE HUGUES CAPET À LOUIS-PHILIPPE. EN 2009, IL A ÉPOUSÉ PHILOMENA DE TORNOS Y STEINHART.

    LES DUCS DE VENDÔME ONT TROIS ENFANTS, LE PRINCE GASTON, NÉ EN 2009, LA PRINCESSE ANTOINETTE, VENUE AU MONDE À VIENNE EN 2011, ET LA PRINCESSE LOUISE-MARGUERITE NÉE CE 30 JUILLET 2014 À POISSY. ILS SE PARTAGENT ENTRE PARIS ET DREUX OÙ ILS DISPOSENT D’UNE RÉSIDENCE, NON LOIN DE LA CHAPELLE ROYALE OÙ SONT INHUMÉS LES ANCÊTRES DU PRINCE. SOUCIEUX DE PERPÉTUER LA TRADITION CAPÉTIENNE EN L’ADAPTANT À NOTRE ÉPOQUE ET CETTE NOTION DE SERVICE QUI LUI EST CHÈRE, JEAN DE FRANCE S’AFFIRME COMME UN PRINCE DU XXIE SIÈCLE, À L’ÉCOUTE DES AUTRES.

    L’Eventail - Monseigneur, vos arrière-grands-parents et vos grands-parents ont vécu en Belgique. Vous-même, connaissez-vous notre pays ?

    Jean de France - Oui, bien entendu. [...]

    La suite sur Eventail.be

    http://www.actionfrancaise.net/craf/?Jean-de-France-un-prince-a-l

  • Contes et légendes du communisme français : le bolchévisme et la réécriture de l’histoire

    Dès que les bolcheviks se furent emparés du pouvoir en novembre 1917, Lénine, suivant les leçons de son maître ès révolution, développa un gigantesque appareil de propagande qui imposa « sa » vision de l’histoire et de la révolution russe. Celle-ci était commandée par les impératifs idéologiques et politiques du parti bolchévique et de son chef, et ne tenait à peu près aucun compte des réalités historiques. Le régime léniniste ayant d’emblée interdit la presse d’opposition – y compris socialiste – et établi une stricte censure sur tous les médias dont il s’était emparé du monopole, cette vision ne rencontra qu’une très faible résistance. Elle devint bientôt vérité d’État diffusée massivement en URSS mais aussi à l’étranger, portée par les dizaines de partis communistes qui venaient d’apparaître, au début des années 1920, comme des champignons après la pluie. 

    Cette manière totalitaire de concevoir son histoire ne tarda pas à être imposée par Lénine puis par ses héritiers, et le principal d’entre eux Staline, à l’Internationale communiste (IC) qui transmit rapidement le virus de la légende historique à toutes ses sections nationales, les partis communistes. Alors que, dans l’ensemble, l’éthique des dirigeants ouvriers et spécialistes français les avait conduits à entretenir une vision de leur histoire qui ne s’écartait guère du récit républicain et national – comme en témoignent L’histoire de la révolution française de Jean Jaurès ou L’Encyclopédie socialiste de Compère-Morel – la création du PCF en décembre 1920 introduisit progressivement la pratique des contes et légendes bolcheviques. 

    Avec Staline, celle-ci atteignit, dès la fin des années 1920 et dans les années 1930, des sommets de falsifications : photos truquées et ouvrages réécrits pour en faire disparaître des acteurs historiques devenus indésirables (Trotski, puis Zinoviev, Boukharine, etc.), publication en 1938 du Précis d’histoire du parti communiste bolchevique de l’Union soviétique entièrement revu par Staline, qui établissait un récit de la révolution d’Octobre et de l’URSS largement légendaire mais devenu vérité officielle et intangible jusqu’à la mort de Staline en 1953, version obligatoire pour les communistes du monde entier. Car le dictateur totalitaire veut non seulement contrôler le présent et l’avenir, mais aussi le passé. 

    Stéphane Courtois, Mythes et polémiques de l’histoire

    http://www.oragesdacier.info/2014/08/contes-et-legendes-du-communisme.html

  • Manifeste de Gabriele d'Annunzio au peuple français

    Fiume, 22 septembre 1919 -  Ce soir, à sept heures, dans son palais, Gabriele d’Annunzio nous a remis, à mon ami Tudesq et à moi - seuls journalistes entrés dans Fiume -, le texte du message ci-joint, afin que par nos soins, a-t-il dit, « ce message soit porté au peuple français ». Il a déposé ensuite, entre mes mains, le destinant uniquement à l’Excelsior, l’autographe de ce manifeste. (Albert Londres).

    Au Peuple français,

    “Frères de France, vous savez ce que nous avons fait, sous l’inspiration et la protection de notre Dieu.
    La plus italienne des villes d’Italie, aujourd’hui plus italienne que Vérone ou Pise ou Pérouse ou toute autre commune insigne, était perdue pour nous, sous la menace de toutes les profanations et de toutes les violations.
    J’étais malade dans mon lit. Je me suis levé pour répondre à l’appel. Les forces ne m’ont pas abandonné. Moi et mes compagnons, nous avons tous obéi à l’esprit et, par lui, nous avons surmonté tout empêchement et toute misère.
    L’esprit a accompli le prodige. En quelques heures, sans coup férir, je me suis emparé de la ville, du territoire, des navires et d’une partie de la ligne d’armistice. Les soldats envoyés contre moi avec les armes passent de mon coté avec les armes. La contagion, l’ardeur et de la générosité est soudaine. Fiume n’est qu’une forge d’héroïsme, comme jadis le mont Grappa. Les héros viennent respirer ici l’élément même de leurs âmes. Les blessés, les mutilés, les aveugles accourent pour offrir tout ce qui leur reste. Tous les combattants sans reproche sont attirés par ce feu qui jamais ne faiblit. Les cicatrices flamboient. Le drapeau est hissé à la cime de la volonté humaine et surhumaine de souffrir, de lutter, de résister.
    Frères de France, tout ce que je dis est attesté par tous ceux qui ont vu et entendu. 
    On connaît désormais la passion de Fiume. Il y a des confesseurs et des martyrs. Toute démonstration et toute récrimination seraient aujourd’hui inopportunes et vaines.
    Je suis décidé à tenir et à défendre la ville jusqu’au bout, avec toutes les armes. Nous sommes prêts à mourir de faim dans ses rues, à nous ensevelir sous ses ruines, à brûler dans ses maisons incendiées, à nous moquer de toutes les menaces et à braver en riant les morts les plus cruelles.
    A cette condition - les bons combattants fiançais le savent, à leur gloire-, on est invincible. D’autres, après moi, vont bondir.
    Ceux qui pendant des années et des années de tristesse ont suspendu des couronnes en deuil aux statues des villes esclaves, peuvent-ils nous blâmer, nous condamner ?
    Frères de France, je ne vous demande pas que vous ralliiez à notre cause qui est la plus belle du monde.
    Le combattant qui se dévoua ardemment à la vôtre en août 1914, le même qui ne s’éloigna de l’Ile-de-France que pour aller prêcher la guerre en mai 1915, le même qui survola le front de l’Aisne en septembre 1918, celui-là même vous salue sans espoir ni crainte, du haut de la ville assiégée”. (22 septembre 1919, Gabriele d’Annunzio)
    Extrait de l’Equipée de Gabriele d’Annunzio, Albert Londres, Arléa poche, 2010.

    A lire aussi sur Engarda

    http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2012/07/06/manifeste-de-gabriele-d-annunzio-au-peuple-francais.html

  • Pour que vive mon village (Docu)

     


    On trouve en France plus de 30 000 villages. Beaucoup sont confrontés à la baisse de leur population qui, par conséquence, entraîne la fin des services de base.

    Mais les Français sont attachés à leurs communes. Dans le Finistère, Virginie et Christophe ont créé un service d’épicerie ambulante pour redynamiser le secteur. Le maire de Siaugues, lui, cherche un médecin pour son village auvergnat. A l’Hospitalet-près-l’Andorre, les habitants se mobilisent pour éviter la fermeture de l’école et de sa classe unique. Enfin, à Tanaron, des passionnés se retrouvent chaque année pour préserver les murs de ce hameau provençal.

    Réalisé par Camille Robert (France 2013)

     

  • Pour en finir avec la civilisation occidentale

    « Cette Europe qui, dans son incalculable aveuglement, se trouve toujours sur le point de se poignarder elle-même, écrit Martin Heidegger dans son Introduction à la métaphysique, est prise aujourd’hui dans un étau entre la Russie d’une part et l’Amérique de l’autre. La Russie et l’Amérique sont, toutes les deux, au point de vue métaphysique la même chose : la même frénésie de l’organisation sans racine de l’homme normalisé. Lorsque le dernier petit coin du globe terrestre est devenu exploitable économiquement [...] et que le temps comme provenance a disparu de l’être-là de tous les peuples, alors la question : « Pour quel but ? Où allons-nous ? Et quoi ensuite ? » est toujours présente et, à la façon d’un spectre, traverse toute cette sorcellerie. » 

         Dans les campagnes françaises, on ne danse plus la gigue ou la sardane les jours de fête. Le juke-box et le flipper ont colonisé les derniers refuges de la culture populaire. Dans un collège allemand, un garçon de dix-huit ans achève de crever d’overdose, recroquevillé au fond d’une pissotière. Dans la banlieue de Lille, trente Maliens vivent entassés dans une cave. A Bangkok ou à Honolulu, vous pouvez, pour cinq dollars, vous envoyer une fillette de quinze ans. « Ce n’est pas de la prostitution puisque toute la population le pratique », précise une brochure touristique américaine. Dans la banlieue de Mexico, une firme américaine de production de skate board licencie une centaine d’ouvrières. Houston estime qu’il est plus rentable de s’installer à Bogota... 

         Tel est le visage hideux de la civilisation qui, avec une logique implacable, s’impose à tous les continents, arasant les cultures sous un même mode de vie planétaire et digérant les contestations sociopolitiques des peuples qui lui sont soumis dans les mêmes habitudes de mœurs (standard habits). A quoi sert, en effet, de crier US go home si l’on porte des jeans ? Pour Konrad Lorenz, cette civilisation a trouvé pire que l’asservissement ou l’oppression : elle a inventé la « domestication physiologique ». Et plus efficacement que le marxisme soviétique, elle réalise une expérience sociale de fin de l’histoire. Avec pour objectif d’assurer partout le triomphe du type bourgeois, au terme d’une dynamique homogénéisante et d’un processus d’innovation culturelle. 

         Cette civilisation dans laquelle les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique latine sont aujourd’hui englués, il nous faut bien la désigner par son nom : c’est la civilisation occidentale. La civilisation occidentale n’est pas la civilisation européenne. Elle est le fruit monstrueux de la culture européenne, à laquelle elle a emprunté son dynamisme et son esprit d’entreprise, mais à laquelle elle s’oppose fondamentalement, et des idéologies égalitaires issues du monothéisme judéo-chrétien. Elle s’accomplit dans l’Amérique qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lui a donné son impulsion décisive. 

         Il convient dès lors de distinguer la civilisation occidentale du système occidental, celui-ci désignant la puissance qui entraîne l’expansion de celle-là. Le système occidental ne peut en outre être décrit sous les traits d’un pouvoir homogène et constitué en tant que tel. Il s’organise en un réseau mondial de micro-décisions, cohérent mais inorganique, ce qui le rend relativement insaisissable et, partant, d’autant plus redoutable. Il regroupe notamment les milieux d’affaires des pays membres de l’OCDE, les états-majors d’une centaine de firmes transnationales, un fort pourcentage du personnel politique des nations « occidentales », les sphères dirigeantes des « élites » conservatrices des pays pauvres, une partie des cadres des institutions internationales, et la plupart des rouages supérieurs des institutions bancaires du monde « développé ». 

         Le système occidental tient son épicentre aux Etats-Unis. Il n’est pas d’essence politique ou étatique, mais procède par mobilisation de l’économie. Négligeant les Etats, les frontières, les religions, sa « théorie de la praxis » repose moins sur la diffusion d’un corpus idéologique ou sur la contrainte que sur une modification radicale des comportements culturels, orientés vers le modèle américain. 

    Guillaume Faye, Eléments n°34, automne 1980

    http://www.oragesdacier.info/2014/08/pour-en-finir-avec-la-civilisation.html

  • Auguste (63 av. J.-C. - 14) Le maître du monde

    César et Auguste, deux destins très différents

    L'empereur Auguste est traditionnellement associé dans l'imaginaire occidental à son grand-oncle et père adoptif Jules César.

    Les empereurs romains qui leur ont succédé pendant quatre ou cinq siècles n'ont jamais manqué d'associer les deux noms à leur titulature :César Auguste... et nous nous les remémorons chaque été enjuillet, le mois de Jules (César) etaoût, le mois d'Auguste.

    Pourtant, il n'est guère de personnalités et de destins aussi dissemblables.

    Jules César, dilettante issu d'une illustre famille patricienne de Rome, révéla sur le tard son génie militaire, son courage et son charisme ; promptement assassiné par ses adversaires, il eut néanmoins le temps, en cinq ou six ans, de réformer la République sénatoriale et d'ouvrir la voie au successeur qu'il s'était choisi en la personne de son petit-neveu.

    Auguste, de son vrai nom Octave, est le fils d'un notable romain et de la nièce de César. Il a seulement 19 ans à la mort de celui-ci, en 44 av. J.-C.. Il va user de toutes les ressources de son esprit rusé pour éliminer ses rivaux et ses propres alliés et assurer sur Rome et ses immenses possessions un pouvoir sans partage.

    Retors et brutal, homme à femmes quelque peu pervers, pleutre sur le champ de bataille, cruel à l'égard des vaincus, Octave témoigne néanmoins dès ses jeunes années d'une habileté politique qui lui permet de l'emporter sur de fortes personnalités, des hommes mûrs et des guerriers tels que Brutus, Marc Antoine et Cicéron.

    À la différence de César, il a l'habileté de respecter les formes républicaines du régime et de ne jamais prétendre à la monarchie, de façon à ne pas contrarier les ambitions personnelles du millier de sénateurs qui aspirent à suivre la carrière des honneurs jusqu'au consulat. Il se contente de concentrer entre ses mains toutes les magistratures utiles et se satisfait du titre dePrinceps senatus(le« premier du Sénat ») qui lui est attribué en 28 av. J.-C. (nous en avons tiré le motprince).

    Une fois son pouvoir bien établi, il va cultiver jusqu'à sa mort l'image d'un patriarche bienveillant et aux moeurs frugales, attentif à préserver la paix civile et soucieux d'éviter les guerres de conquête inutiles.

     

    L'empire romain à son apogée

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    L'empire romain à son apogée (cartographie Herodote.net)

    Cette carte montre l'empire romain dans sa plus grande extension (fin du Ier siècle après J.-C.). Au centre de cet immense empire était la mer Méditerranée, que les Romains appelaient avec orgueil et non sans justesseMare Nostrum(Notre mer). Cet empire est aujourd'hui éclaté en États rivaux que divisent la langue, la politique, la religion, la société et l'économie.

     

     

    De la République auprincipat

     

    Né le 23 septembre de l'an 63 av. J.-C. sur le mont Palatin, quartier aristocratique de Rome, Octave est le fils de Gaius Octavus, un« homme nouveau », autrement dit un représentant de la bourgoisie équestre en pleine ascension sociale.

    Comme tout Romain bien né, le jeune homme va faire ses humanités en Grèce, en l'occurence à Apollonie d'Illyrie. C'est là qu'il apprend de sa mère Atia l'assassinat de son grand-oncle puis, dans un message ultérieur, sa désignation comme héritier ! Il est jeune, de santé fragile, n'a pas de partisans ni d'armée mais seulement quelques amis fidèles et habiles : Agrippa, Mécène, Rufus.

    Il doit affronter d'une part les assassins de César, guidés par les sénateurs Brutus et Cassius ainsi que Sextus Pompée, commandant de la flotte ; d'autre part Marc Antoine, un solide quadragénaire qui a pour lui le prestige militaire. Il est assisté de Lépide, le maître de la cavalerie de César.

    Le jeune homme, qui se fait désormais appelerCaius Julius César mais que l'on appelle aussiOctavien, va devoir jouer serré. Il obtient au Sénat le soutien de Cicéronet soigne sa popularité en distribuant les biens de César. Avec l'aide financière de Mécène, il lève des légions et se fait attribuer illégalement par le Sénat un commandement militaire, l'imperium proconsulare

    Les légions de Marc Antoine et Octave s'affrontent sous les murs de Modène le 21 avril 43 av. J.-C.. Le premier est défait et aussitôt déclaré ennemi public par le Sénat.

    Octave profite de son avantage et, nonobstant sa jeunesse, réclame rien moins que le consulat, stade suprême de la carrière des honneurs. Pour appuyer ses prétentions, il marche sur Rome et rallie à lui les trois légions que le Sénat lui oppose. Dans la curie où les sénateurs tentent encore de résister à Octave, un centurion montre son glaive :« Si vous ne le faites pas consul, celui-ci s'en chargera ! ». Voilà Octave consul à 20 ans, le 9 août 43 av. J.-C. !

    Le jeune intrépide juge sa situation malgré tout fragile et choisit de négocier avec le parti césarien. C'est ainsi qu'Octave, Marc Antoine et Lépide font alliance à Bologne le 11 novembre 43 avant J.-C. et forment un second triumvirat, à l'imitation de celui qui avait rapproché très provisoirement Pompée, César et Crassus 17 ans plus tôt. 

    Ils proscrivent les républicains prétendument coupables d'avoir comploté contre César, y compris Cicéron, puis se lancent à la poursuite de Brutus et Cassius. La bataille décisive a lieu à Philippes, en Grèce. Elle est gagnée haut la main par Marc Antoine, Octave s'étant fait porter pâle au moment crucial.

    Les triumvirs renouvellent leur alliance à Brindes (aujourd'hui Brindisi), en octobre 40 avant J.-C., et se partagent le monde romain. À Marc Antoine l'Orient, à Octave l'Occident, à Lépide l'Afrique.  En gage de réconciliation, Marc Antoine, qui vient de perdre Fulvie, épouse la soeur aînée de son rival, Octavie.

    Il s'ensuit une longue trêve que savourent les Romains. Octave en profite pour affermir son autorité à Rome et en Italie. Il fait usage de la flotte d'Antoine pour vaincre Sextus Pompée en Sicile, à Nauloque, le 3 septembre 36 av. J.-C., et confisque aussi les possessions africaines de Lépide mais laisse à celui-ci le titre de grand pontife (ordonnateur des cérémonies religieuses). 

    En 32 enfin vient l'heure des comptes. Cléopâtre a repris son ascendant sur Marc Antoine et les deux amants réorganisent à leur façon les provinces orientales de Rome et l'Égypte.

    À Rome, Octave a beau jeu de dénoncer une trahison d'Antoine au profit de Cléopâtre. Il obtient du Sénat qu'il déclare la guerre à cette dernière.

    Ainsi la guerre civile prend-elle l'allure d'une guerre contre l'étranger. Elle va aboutir à la défaite navale de Marc Antoine et Cléopâtreà Actium, grâce au génie stratégique d'Agrippa. 

    Après la prise d'Alexandrie d'Égypte, Antoine et Cléopâtre n'ont plus d'autre issue que la mort. 

    Libéré de ses rivaux, Octave peut célébrer à Rome, le 15 août 29 avant J.-C., le triomphe dû à un général vainqueur.

    Il s'octroie dès lors un pouvoir quasi-absolu grâce au cumul indéfiniment renouvelé des plus hautes fonctions de la République. 

     

    La République romaine se transforme en quelques années en un« empire »qui ne dit pas son nom, ou plus précisément en un« principat »(avec un homme tout-puissant à sa tête) sans que ses structures traditionnelles aient été en apparence modifiées !

     

     

    Une monarchie qui ne dit pas son nom

     

    Pour commencer, Octave obtient du Sénat, comme César, le droit de porter à vie le titre d'Imperator  (d'où nous avons tiré le mot empereur).

    Ce titre désigne usuellement un général investi de l'imperium. C'est un pouvoir à caractère militaire mais aussi juridique et sacré conféré par le Sénat à un général avant de partir en campagne. Il lui est retiré à son retour à Rome, dans les limites du pomerium, l'enceinte sacrée délimitée selon la légende par la charrue de Romulus.

    Par ailleurs, après la fin du deuxième triumvirat, le nouvel homme fort de Rome se voit réattribuer dix années de suite le consulat (qu'il partage à chaque fois avec un quelconque notable).

    À partir de l'an 28 av. J.-C., Octave est officiellement considéré commePrinceps senatusou premier sénateur (d'où nous avons tiré le motprince).

    L'année suivante, le 16 janvier de l'an 27 av. J.-C., le Sénat romain lui décerne le surnom Augustus (Auguste) habituellement réservé aux divinités. Ce titre honorifique désigne celui qui agit sous de bons auspices.

    Le prince impose une réorganisation des provinces.

    Au Sénat, les provinces les plus anciennes, pacifiques et désarmées, avec un proconsul à leur tête ; à lui, les provinces les plus récentes, avec la force armée qu'elles nécessitent et un légat à leur tête. 

    Il a de la sorte autorité sur les trois provinces de Gaule, d'Espagne et de Syrie ainsi que sur leurs armées, éliminant pour longtemps le risque qu'un général ne se pose en rival. Il sera quelques années plus tard élargi à tout l'empire, y compris à la ville de Rome !

    En 23 av. J.-C., à la suite d'une grave maladie, Auguste se fait attribuer lapuissance tribunicienneà vie, autrement dit tous les attributs d'un tribun de la plèbe, fonction qu'il lui est interdit de cumuler avec ses autres magistratures.

    Elle lui garantit l'inviolabilité et lui donne le droit de proposer des lois au Sénat et d'opposer sonvetoà celles qui lui déplaisent, lacensurel'autorisant à dresser les listes de sénateurs, de chevaliers et de citoyens.

    À la mort de Lépide, en 12 avant J.-C., Auguste est enfin élugrand Pontifeet devient à ce titre le chef de la religion et l'ordonnateur des cérémonies. On l'honore sur les autels et plusieurs cités provinciales vont jusqu'à le déifier.

    Le prince n'est bientôt plus désigné que sous l'appellationImperator Cesar Augustus.

     

    Le « Père de la Patrie »

     

    Assuré de son pouvoir sur Rome et l'ensemble de ses possessions, Auguste professionnalise l'armée avec des volontaires engagés pour vingt ans qui reçoivent en fin de carrière un lopin de terre et un pécule. Se targuant d'avoir restauré la paix, il peut fermer pour un temps le temple de Janus, consacré à la guerre et à la paix.

    - Auguste, la guerre et la diplomatie :

     

     

     

    Auguste, qui n'a aucun attrait pour les armes, lance seulement quelques guerres pour consolider les frontières. Il délègue celles-ci à ses proches Rufus et surtout Agrippa.

    Le premier sera condamné à mort par le Sénat pour avoir comploté contre le prince ; le second demeurera à ses côtés jusqu'à sa mort, en 12 avant J.-C., l'assistant de son génie et acceptant même d'épouser sa fille unique, l'inconstante Julie, pour lui donner des petits-fils.

    Entre les Alpes et le Danube, ses gendres Drusus et Tibère conquièrent la Rhétie, le Norique et la Pannonie. Il soumet en personne les peuples des Alpes occidentales, ce qui lui vaut un trophée à sa gloire à La Turbie, en un lieu magnifique qui domine la côte méditerranéenne et l'actuelle cité de Monaco.

    À l'exception de l'Égypte, devenue l'un des joyaux de l'empire, il n'annexe pas formellement les royaumes périphériques mais les maintient sous le protectorat de Rome et fait éduquer à ses frais, dans la Ville même, les enfants des rois vaincus afin de les rallier à sa politique.

    C'est le cas en Orient du royaume de Judée, gouverné par Hérode, de la Cappadoce du roi Archelaüs, du Pont et de la Petite Arménie du roi Polémon, de la Galatie, la Pisidie et la Lycaonie du roi Amyntas. En Afrique, Juba II, roi de Maurétanie, est aussi le protégé d'Auguste.

    Sa principale déconvenue vient de l'échec de la tentative de conquête de la Germanie entre Rhin et Danube. Tibère et Germanicus, neveu de l'empereur, occupent ces régions mais un chef chérusque,Arminius(Hermann), piège et massacre trois légions en l'an 9 de notre ère dans la forêt de Teutoburg, près d'Osnabrück. Il en éprouva, dit-on, un tel désespoir, qu'il laissa croître sa barbe et ses cheveux pendant plusieurs mois, et qu'il se frappait parfois la tête contre les murs, en s'écriant : «Quinctilius Varus, rends-moi mes légions». Les anniversaires de ce désastre furent toujours pour lui des jours de tristesse et de deuil (Suétone, Vie des Douze Césars).

    - Auguste et l'urbanisme :

    Auguste s'applique à embellir Rome, laVillepar excellence, et la couvrir de monuments, grâce au concours de son fidèle Agrippa.« Il se vanta avec raison d'avoir trouvé une ville de briques et d'en avoir laissé une de marbre », (Suétone, Vie des Douze Césars).

    Agrippa construit sur ses deniers propres les premiers thermes publics de Rome, sur le Champ de Mars, au nord dupomerium, l'enceinte sacrée de la ville. À proximité, il érige aussi lePanthéon, dédié à tous les dieux. Ce monument a été profondément remanié par l'empereur Hadrien et a traversé les siècles intact.

    Toujours sur le Champ de Mars est érigé le Mausolée d'Auguste. Ce monument de forme conique, dont il ne reste que des ruines, est destiné à recevoir les cendres des membres de la famille d'Auguste (seules sa fille Julie et sa petite-fille Julie en seront exclues pour cause d'inconduite notoire). En 13 avant J.-C., le Sénat décide de célébrer le rétablissement de la paix par Auguste en lui vouant un autel à proximité du Mausolée. Ce bijou architectural est l'Autel de la Paix (ara pacis).

     

    Agrippa lance aussi d'autres chantiers comme le Forum d'Auguste. Il se préoccupe aussi de la vie quotidienne en modernisant les égoûts, construisant de nouveaux aqueducs  et renforçant les services de prévention des incendies, avec notamment des machines de siège destinées à détruire les bâtisses pour circonscrire au plus vite les sinistres !Les cités provinciales ne sont pas oubliées. Nîmes, par exemple, a bénéficié de grands travaux et d'un début de réalisation de son célèbre aqueduc (le pont du Gard). 

    Il tente aussi de réformer l'annone, une distribution gratuite de blé à 300.000 plébéiens de Rome, en essayant d'en restreindre le nombre de bénéficiaires.

    Avec un million d'habitants sur 1300 hectares, dont une bonne partie occupés par les forums, temples et résidences aristocratiques, Rome apparaît comme une cité grouillante et dangereuse, tout autant que majestueuse. Sa densit de près de 100.000 habitants/km2 est cinq fois supérieure à celle du Paris intra-muros actuel.

    - Culture et propagande :

     

     

     

     

    Le principat voit aussi l'épanouissement de la littérature latine avec les poètes Virgile et Horace et l'historien Tite-Live, contemporains d'Auguste, Properce et Ovide, plus jeunes. C'est ainsi que Virgile compose  les Georgiques en 37 avant J.-C. pour exalter le retour à la paix et les charmes de la vie rurale et, à la fin de sa vie, sur une suggestion directe d'Auguste, compose l'Énéide, un poème épique sur les origines de Rome.

    L'un des plus proches amis d'Auguste, le richissime Mécène, les reçoit dans sa villa de Tibur et n'hésite pas à les aider financièrement quand cela est nécessaire. Faisant office de ministre de la Culture, il les invite à chanter les louanges du prince. Son nom est devenu un nom commun pour désigner les protecteurs des artistes !

    Habile communicant, Auguste soigne son image de « Père de la Patrie », surnom octroyé par le Sénat en 2 de notre ère. Il se montre capable de clémence comme avec le jeune sénateur Cinna, petit-fils du Grand Pompée, qui projeta de l'assassiner, obtint son pardon le 5 juillet 13 avant J.-C. et finit par accéder au consulat.

     


    Un Âge d'Or ?

    Attentif aux présages et aux mythes comme la plupart de ses concitoyens, il souhaite que son règne soit assimilé à l'Âge d'Or qui doit succéder à l'Âge de Fer. Ses travaux d'embellissement urbains vont dans ce sens, de même que la réhabilitation des rites traditionnels de la religion. Du 31 mai au 2 juin 17 avant J.-C., il renoue avec le lointain passé de Rome en faisant procéder auxJeux Séculaires, les précédents ayant eu lieu en 149 avant J.-C. !Mais il s'attire des sarcasme quand il tente, avec la Lex Julia de maritandis ordinibus, d'encourager le mariage, la fidélité et la procréation dans les couches supérieures de la société romaine. Lui-même, en effet, s'adonne au sexe sans modération, vole sans scrupules les femmes de ses proches, y compris celle de son ami Mécène, n'a eu aucun enfant de sa femme Livie et doit sévir contre l'indonduite scandaleuse de sa fille unique Julie, née d'un premier mariage.Virgile exprime dans saIVe Églogue(poème bucolique) en l'honneur de son protecteur Pollion son espoir en un possible Âge d'Or :« Toi du moins, sois favorable chaste Lucine, à l’enfant naissant par lequel cessera d’abord [la race] du fer et s’élèvera la race de l’or dans le monde entier ». Ce vers va prendre une résonance particulière chez des exégètes chrétiens des siècles suivants qui y verront rien moins que l'annonce du Christ ! On ne saurait oublier en effet que c'est au temps de l'empereur César Auguste que naît à Bethléem, un petit village au sud de Jérusalem, un enfant du nom de Jésus.

     

    Embrouilles familiales

    Auguste, heureux dans presque toutes ses entreprises, a cependant échoué à assurer la transmission héréditaire du pouvoir en dépit d'une réputation méritée d'homme à femmes et d'une union heureuse mais stérile de 52 ans avec Livie Drusilla, une aristocrate qu'il a faite divorcer de son premier mari alors qu'elle portait son deuxième enfant.

    Faute de fils pour lui succéder, il demande à son ami et complice Agrippa d'épouser sa fille Julie, née d'un premier mariage. Mais il a la douleur de voir mourir son gendre en 12 av. J.-C. et les deux fils d'Agrippa et Julie, les« Princes de la Jeunesse »Lucius et Caïus, en 2 et 4 après J.-C.. Faute de mieux, il adopte son beau-fils Tibère, né d'un premier mariage de Livie, un homme capable mais avec lequel il n'a guère d'affinités.

    L'empereur s'éteint en pleine gloire à 76 ans, le 19 août de l'an 14 après J.-C., dans les bras de Livie. Déjà honoré comme le « Père de la Patrie », il reçoit sitôt après sa mort les honneurs de l'apothéose, c'est-à-dire qu'il est hissé au rang des divinités.

    C'est en définitive Tibère qui va hériter à 56 ans de l'oeuvre immense de César et d'Auguste ! Mais avec l'accession ensuite de Caligulaauprincipat, Rome liera son destin pendant quelques décennies à une dynastie julio-claudienne, issue tout à la fois de lagensJulia (Auguste) et de lagensClaudia (Livie).

     

    L'ouvrage incontournable est signé Suétone : Vie des douze Césars. L'auteur est un érudit né en 75, qui travailla pour l'empereur Hadrien avant d'être exilé. Son récit, vivant et non dépourvu de commérages, a forgé en bonne partie notre vision des débuts de l'empire romain. Nous lui devons en premier lieu notre classement des douze premiers empereurs : Jules César, Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, Titus et Domitien et le moyen mnémotechnique de s'en souvenir (un classique du collège) : Cés Au Ti Ca Vi Ves Ti Do.Bibliographie

     

    Plus près de nous, Pierre Cosme a publié en 2005 Auguste (Perrin), une biographie limpide et didactique autant que passionnante. On peut aussi se reporter sur le hors-série richement illustré qu'a consacré à Auguste Le Figaro en 2014. Notons aussi l'excellente série télévisée Rome en 22 épisodes réalisée en 2005 par John Millius et Bruno Heller, avec une production internationale : derrière un vernis romanesque, elle donne du jeune Octavien et de Rome une image très vraisemblable.

    André Larané