Je suis membre de l’association d’Alain Soral, « Egalité et Réconciliation ». Du coup, je fréquente des gens de gauche. Du coup, ils me font lire des bouquins écrits par des gens de gauche. Du coup, j’ai lu « le livre noir du libéralisme », de Pierre Larrouturou (PL).
Surprise : c’était une lecture vraiment intéressante. Il reste de la vie intelligente à gauche, finalement.
PL est un ancien du cabinet Andersen. Un moment proche de l’UDF, passé par le PS au temps du rocardisme, en était parti après la mise au placard de Rocard, y revint après le 21 avril 2002 sur l’invitation de F. Hollande (qui préférait le savoir à l’intérieur de la structure plutôt qu’à l’extérieur, au moment où le PS vacillait). PL vient de fonder « Nouvelle Gauche », une association qui se propose de « réveiller le PS » (tout un programme…)
« Le livre noir du libéralisme » est divisé en trois parties : le constat (le néolibéralisme nous conduit au désastre absolu), la solution (un New Deal européen), et le blocage (l’état tragicomique du PS français).
PLAN
1.1 - La fausse croissance américaine
1.1.1 - La dette, moteur d’une fausse croissance
1.1.2 - L’immigration, remède temporaire aux inégalités
1.2 - Du désastre américain à la récession mondiale ?
1.3 - Du rêve chinois au cauchemar belliciste ?
1.4.1 - Retraites : le faux médicament
1.4.2 - Chômage : la fausse guérison
2.1 - Abandonner les illusions rassurantes
2.1.1 - Pas de miracle de la croissance
2.1.2 - Pas de miracle sur le chômage
2.1.3 - Pas de miracle protectionniste
2.2 - Faire naître une nouvelle société
2.2.1 - Un nouveau modèle européen
2.2.2 - Une Europe sociale
2.2.3 - Un nouveau Bretton Woods
3.1.1 - Zéro débat
3.1.2 - Zéro projet
3.1.3 - Zéro ambition
3.2 - Vers un nouveau mai 68 ?
4.1 - Une vision trop limitative
4.1.1 - Tout l’Occident est en crise
4.1.2 - La question identitaire
4.1.3 - Une crise de civilisation
4.2 - Une certaine ignorance des rapports de force
RESUME ET CRITIQUES
PL démonte pour commencer quelques-uns des mythes contemporains. Cette partie du bouquin en fait la valeur : beaucoup d’informations, des analyses parfois péremptoires, mais en tout cas dérangeantes.
1.1 - La fausse croissance américaine
Pour PL, la croissance américaine n’est due qu’à deux moteurs : la dette et l’immigration.
1.1.1 - La dette, moteur d’une fausse croissance
Les USA connaissent, depuis 25 ans, une phase de concentration des richesses très marquée. Les 5 % les plus riches sont de plus en plus riches, le reste de la population s’appauvrit. D’où la dette des particuliers : pour pouvoir continuer à consommer, il faut que les pauvres s’endettent. Voilà la voie « néolibérale » vers laquelle veut nous entraîner une partie de notre classe dirigeante euromondialiste.
Cette voie est à long terme une impasse. La dette totale américaine (privée et publique y/c secteur financier) se monte à 340 % du PIB. A titre de comparaison, à la veille de la grande récession de 1929, la dette totale n’était « que » de 140 % du PIB. Il y a un risque sérieux de crise majeure à brève échéance.
La bonne santé de l’économie américaine est totalement artificielle. On nous parle de plein emploi : en réalité, le nombre d’heures travaillées moyen par emploi est plus faible aux USA (33,7 heures) qu’en France (36,2 heures). S’il y a moins de chômeurs aux USA, c’est parce que toute une Amérique survit d’une fiche de paye à l’autre, en travaillant 10 heures par semaine sur des emplois de service sous-payés.
Le contenu de la croissance américaine est malsain. Le PIB par tête est gonflé par de faux revenus, qui sont aussi de vrais déficits. Par exemple : les frais de santé par tête sont deux fois plus élevés aux USA qu’en France et pourtant, l’espérance de vie est plus faible là-bas qu’ici. Pourquoi ? Entre autres choses, parce que les « frais généraux » du système de santé américain sont très lourds. C’est l’endettement des plus pauvres qui, pour l’instant, permet de financer ce système inefficient, dont le gonflement artificiel crée optiquement de la « croissance ».
En somme, la crise des subprimes n’est que la partie émergée d’un formidable iceberg de dettes non provisionnées. Comme les pauvres, de plus en plus pauvres, ne peuvent plus consommer qu’à crédit pendant que les riches, de plus en plus riches, ont besoin de faire tourner la machine économique pour rentabiliser leurs placements, l’Amérique doit fabriquer constamment de nouvelles bulles spéculatives pour cacher chaque dette avérée sous une nouvelle cascade d’emprunts. C’est exactement le mécanisme qui conduisit jadis à la crise de 1929 : tôt ou tard, on ne peut plus continuer à dissimuler la faillite collective, et donc, ça craque.
1.1.2 - L’immigration, remède temporaire aux inégalités
Une échappatoire, cependant…
Pour continuer à faire croître leur marché intérieur alors que les inégalités croissantes empêchent les pauvres de consommer, les USA ont de plus en plus recours à un subterfuge : l’immigration, qui permet d’augmenter la consommation totale alors que les salaires stagnent. Voici en effet un fait peu commenté par les thuriféraires du modèle américain : hors croissance démographique lié à une immigration clandestine d’abord, régularisée ensuite, le PIB américain augmenterait moins vite que celui de l’Europe. Et cela, malgré son financement par la dette !
En somme, le modèle américain contemporain, eh bien ça ne marche pas. Tout simplement.
1.2 - Du désastre américain à la récession mondiale ?
Le capitalisme dérégulé des Chicago boys fabrique des bulles financières à répétition depuis 25 ans (envolée boursière pré-1987, mirage de la nouvelle économie dans les années 90, bulle immobilière des années 2000, bulle sur les matières premières en voie de formation…).
Le triomphe de ce capitalisme-là risque au final d’être de courte durée : il en train de crever de sa victoire. Partout, des montagnes de cash s’accumulent, mais il n’y a plus d’investissement productif, faute de marché solvable. Le ratio investissement sur PIB est à son plus bas niveau historique dans les pays du G7. Il y a un risque sérieux de déflation mondiale soudaine.
1.3 - Du rêve chinois au cauchemar belliciste ?
En pendant ce temps-là, hors d’Amérique…
En Chine : la situation de l’empire du Milieu version 2007 rappelle celle de l’Allemagne des années 30, avec un cocktail explosif de force extrême (développement industriel, croissance très rapide des capacités militaires) et de faiblesse extrême (déséquilibre social, dépendance envers l’investissement étranger).
La Chine est en état de grande tension : le soi-disant « miracle chinois » n’a été possible que grâce à l’esclavagisation d’une grande partie de la population (main d’œuvre au rabais). Chaque année, 24 millions de personnes supplémentaires arrivent dans les villes pour trouver du travail, et la moitié n’en trouve pas ou peu. Pour l’instant, ce pays au bord de l’explosion se rééquilibre grâce à un développement rapide mais malsain, tiré par la demande américaine. Moralité : si les USA cessaient d’importer, la Chine devrait piloter un atterrissage douloureux.
Or, l’Amérique va réduire ses importations. Assise sur une montagne de dettes, Washington va déprécier le dollar, c’est inéluctable. D’où le scénario catastrophe : comme la croissance chinoise dépend d’une consommation américaine financée par la dette, l’implosion financière des USA provoquera l’implosion sociale de la Chine, et cette implosion poussera les dirigeants chinois à la guerre – parce qu’ils n’auront pas d’autre porte de sortie.
En pendant ce temps-là, hors d’Amérique et loin de la Chine…
En France, la réaction des « élites » est de présenter la crise française comme une conséquence des carences de notre pays. Ce discours n’est, selon PL, que poudre aux yeux. Les carences supposées de notre économie ne sont pas le vrai problème. Le discours officiel ne sert qu’à justifier l’alignement de la France sur un modèle néolibéral qui est, lui, le vrai problème.
Pour PL, la crise du modèle français n’est due qu’à la collision entre notre modèle et le désastre social mondialisé. Certes, un RMIste aujourd’hui gagne autant qu’un travailleur à temps partiel sur un emploi précaire. Mais qu’est-ce que ça prouve, sinon que les revenus du travail doivent être réévalués ?
La rigidité française est un mythe : le taux de rotation de la main d’œuvre est plus élevé en France (23%) qu’en Allemagne (16 %), et il est presque aussi élevé qu’aux USA (24 %). Nous sommes les champions des horaires atypiques, ce qui nous permet une durée d’utilisation des équipements dans l’industrie de 54 heures par semaine, record du monde.
En 25 ans, en France, la part des salaires dans le PIB est passée de 79 % à 67 %. Voilà concrètement ce qui provoque la crise française. Et ce phénomène n’a rien d’exceptionnel : au niveau de l’économie occidentale, la part des salaires vient d’atteindre un plus bas depuis… 1929.
1.4.1 - Retraites : le faux médicament
Pour cacher la véritable nature de la crise, à l’UMP, le mensonge est de rigueur. Fillon se vante d’avoir réussi la réforme des retraites : en fait, l’âge moyen de départ à la retraite, qui était de 62 ans en 2001, vient de passer sous la barre des 61 ans. C'est-à-dire que tout en allongeant la durée de cotisation, le pouvoir a laissé s’installer une situation où les gens sont poussés à prendre leur retraite de plus en plus tôt (d’où, bien sûr, la baisse prévisible du pouvoir d’achat des retraités).
1.4.2 - Chômage : la fausse guérison
Autre exemple du mensonge UMP : les chiffres du chômage sont bidonnés. En réalité, il reste 3,3 millions d’inscrits à l’ANPE en catégorie « immédiatement disponibles », 0,4 million en catégories « chômeurs en formation » ou « emplois aidés », 0,2 million de chômeurs Outre-Mer, 0,4 millions de plus de 55 ans dispensés de recherche d’emploi, 1,2 millions de RMIstes (dont la moitié n’émarge pas à l’ANPE). Au final, il y a en France au moins 4,5 millions de chômeurs. On est loin des 2 millions officiels… En fait, la « baisse du chômage » officiellement proclamée ne résulte que du basculement d’une partie des chômeurs vers des catégories non comptabilisées dans les statistiques. On a caché la poussière sous le tapis, c’est tout.
Les chiffres de création d’emplois sont également faussés : en fait, l’intérim et les boulots précaires explosent. C'est-à-dire qu’une France est en train de naître, où l’on vit d’une feuille de paye sur l’autre, avec 15 heures au SMIC par semaine. PL estime que c’est là le vrai problème français, celui qui risque effectivement d’avoir un jour des conséquences politiques très graves. Les émeutes de novembre 2005 furent d’ailleurs, si l’on en croit les RG, la conséquence de ce désastre social, alignement sur la société inégalitaire en voie de formation aux USA.
Un alignement mondial, bien sûr : au Japon aussi, par exemple, la proportion d’emplois à temps partiel explose. En Allemagne, 6 millions de salariés survivent avec 400 euros par mois. 7 millions d’Allemands vivent sous le seuil de pauvreté… Ce que nous venons de dire pour la France est vrai pour toutes les économies développées.
C’est la marche au désastre.
Pour PL, la solution passe d’une part par la prise de conscience collective de la situation réelle (nous sommes au bord du gouffre), d’autre part par la naissance d’une nouvelle société.
2.1 - Abandonner les illusions rassurantes
2.1.1 - Pas de miracle de la croissance
Tout d’abord, savoir que : l’Europe, toutes choses égales par ailleurs, ne peut dans les décennies qui viennent que connaître une croissance faible (moins de 1 % par an), pour des raisons structurelles, démographiques en particulier. Savoir en outre qu’une récession est très possible, sachant que le prix du baril de pétrole pourrait dépasser 300 $ en 2015, si l’épuisement des gisements est confirmé (risque à ce stade mal connu). Ensuite savoir que : le type de mesure envisagé par Sarko relève :
- soit du court-termisme (par exemple le déblocage de l’épargne salariale, qui a fait bondir le PIB d’un demi point sur un trimestre, puis entraîna une baisse compensatoire le trimestre suivant),
- soit du financement par la dette des ménages, comme aux USA (ce que Sarkozy appelle une France de propriétaires, c’est en réalité une France de surendettés).
Moralité : il n’y a pas de croissance miracle à espérer.
2.1.2 - Pas de miracle sur le chômage
La réduction du chômage par l’effet de la démographie est une simple illusion d’optique. On ne fera que vider le problème « chômage » en remplissant le problème « retraites ». En pratique, l’allongement de la vie active est inévitable, donc il n’y aura pas de baisse de la population active, donc pas de baisse du chômage réel. La baisse de la population active, vu la pyramide démographique, ne devrait commencer vraiment qu’en 2050, quand la population totale commencera à diminuer sensiblement.
Moralité : l’effet « baisse du chômage » n’existe que dans les discours de nos hommes politiques.
2.1.3 - Pas de miracle protectionniste
La tentation protectionniste doit, estime PL, être repoussée. Le déficit de l’UE avec la Chine est de 110 milliards d’euros en 2006, ce qui commence à devenir vraiment préoccupant. Pour continuer à gagner des parts de marché à l’exportation, la Chine ne cesse de faire baisser ses salaires réels (c'est-à-dire que le développement de l’économie chinoise en volume est financé par l’appauvrissement des Chinois ordinaires). Comment éviter cette mise en concurrence avec une Chine dont le modèle de développement est malsain ?
Un protectionnisme pur et dur ouvrirait la porte ouverte à une crise terrible en Chine. Donc à moins de trouver une autre voie, nous avons le choix entre :
- regarder l’Europe se désindustrialiser (ce qui impliquera tôt ou tard une catastrophe chez nous)
- ou regarder la Chine exploser (avec à la clef une guerre mondiale).
A priori, la situation est sans issue.
2.2 - Faire naître une nouvelle société
L’issue existe pourtant, estime PL, mais elle suppose une véritable réforme. Une société nouvelle doit naître, dit PL. S’il y a crise, c’est justement parce que le « Nouveau » est empêché de naître.
Les remèdes sont en réalité bien connus : hausse des salaires (fordisme), protection sociale (Beveridge), soutien de l’Etat (Keynes). Contrebalancer la concentration morbide des richesses par un système de redistribution : voilà la solution, en France et dans le monde (y compris en Chine). Et si cette solution n’est pas appliquée, c’est tout simplement, juge PL, faute de volonté politique.
2.2.1 - Un nouveau modèle européen
L’Europe doit montrer la voie en conduisant une véritable révolution du travail. Il faut prendre acte de la formidable hausse de la productivité opérée ces dernières décennies pour réduire enfin sérieusement et mieux partager le temps de travail ( la France possède probablement la plus forte productivité au monde par heure travaillée). PL propose de mettre en place la semaine de 4 jours / 32 heures (son cheval de bataille). D’après lui, cette mesure serait finançable assez facilement (il propose de dispenser de cotisations chômage les entreprises ayant mis en place la semaine de 4 jours – cette partie du livre fait un peu « réclame pour la méthode Larrouturou », alors je vous passe les détails).
PL en appelle également à une grande politique publique de recherche développement. Il faut que les commandes publiques décuplent dans ce domaine pour que l’Europe rattrape les USA (recherche publique : 250 milliards de dollars par an). Le financement doit être rendu possible par un impôt européen – un simple alignement de la fiscalité européenne sur celle des USA dégagerait des recettes fiscales considérables, car l’impôt sur les bénéfices est de 40 % aux USA, paradis supposé du libéralisme, contre 25 % en Europe, enfer supposé du fiscalisme !
(Au passage, une remarque : PL fait observer qu’aucun pays européen ne peut remonter son taux d’imposition de manière isolée, puisque les entreprises fuiraient son sol. Cela n’est vrai que parce que l’Europe constitue une zone économique unifiée. C'est-à-dire qu’en créant un espace économique unifié sans créer de fiscalité européenne, l’Europe de Bruxelles a mis les Etats européens en concurrence fiscale. De là le différentiel d’imposition entre l’UE et les USA en matière de bénéfices, et de là, donc, entre autres choses, le déficit de financement public de la recherche en Europe. Cela dit pour ceux qui n’auraient pas encore compris ce qu’est en réalité l’Europe de Bruxelles…)
Outre un nouveau modèle du travail et une grande politique de recherche, PL propose diverses mesures. Par exemple : que le fonds de réserve des retraites soit utilisé à la construction de logement social, un « placement » plus efficace à long terme que la bourse (qui va imploser à partir de 2010 au plus tard, quand les baby-boomers vendront les actions destinées à financer leurs retraites). Dans la même optique (privilégier l’économie réelle contre l’économie financiarisée), il suggère des investissements massifs dans une grande politique de l’énergie.
Bref, ce que nous propose PL, c’est un nouveau New Deal, à l’échelle de l’Europe. Ni plus, ni moins.
Ce New Deal européen ne sera possible que si l’Europe se fait pour de bon. PL est manifestement favorable au type de solution proposé par l’Allemand Joschka Fischer en 2000 : une fédération d’Etats-nations, avec un parlement européen souverain pour toutes les questions nécessitant une action commune (monnaie, défense, affaires étrangères) – les parlements nationaux ne conservant que les attributions relatives aux matières locales (instruction publique, urbanisme, par exemple). C’est à peu de choses près la structure des USA – curieusement, PL ne semble pas se rendre compte qu’il propose de décalquer ici, en Europe, les solutions institutionnelles dont il dénonce la faillite économique et sociale outre-Atlantique…
PL estime la construction de ces Etats-Unis d’Europe incontournable, puisque, dit-il, nos problèmes viennent d’abord de l’Allemagne, laquelle a fortement baissé ses coûts salariaux et augmenté sa TVA (d’où baisse de la consommation, donc des importations). Une Allemagne de plus en plus néolibérale et de moins en moins européenne, qu’il faut « encadrer » par un traité européen (un de plus !), un traité fait pour obliger les économies de l’Euroland à converger vers le haut en matière sociale.
2.2.3 - Un nouveau Bretton Woods
Pour que cette convergence de l’Europe vers le haut en matière sociale n’entraîne pas un nouveau mouvement de délocalisation vers la Chine, et sachant qu’il refuse tout protectionnisme « hard », PL préconise un nouveau Bretton Woods. Il s’agit de négocier avec la Chine un système de montants compensatoires qui permettrait de gérer la transition progressive de l’empire du Milieu vers un modèle de développement autocentré. C’est la généralisation à l’échelle du globe du mode de fonctionnement de l’Europe monétaire dans les décennies qui ont précédé la mise en place de l’Euro, tout bonnement.
Ces remèdes rooseveltiens, nous dit PL, sont bien connus. Comment se fait-il alors que le PS ne les propose pas ? – Réponse : parce que le PS, c’est zéro débat, zéro projet, zéro ambition.
Le PS n’a aucun débat d’idées au plus haut niveau. Les dirigeants se bunkérisent dans un autisme déconcertant. PL raconte qu’un ponte du PS (dont il tait le nom, hélas) lui a déclaré, avant le référendum de 2005, que ça ne servirait à rien de demander un complément social au traité européen, parce que de toute façon, « le politique ne peut rien faire sur le chômage, sur le logement ou sur l’illettrisme. » D’où l’on peut effectivement déduire, avec Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, que le rôle du politique, c’est de remplir les pages people…
Dans ces conditions, et PL le dit explicitement, le but de la direction du PS est de donner l’impression qu’elle fait quelque chose, alors qu’elle ne fait rien.
Absolument rien.
Où l’on reparle de la pathétique querelle de ménage Hollande – Royal, etc. Je vous épargne cette partie du bouquin, parce qu’on ne tire pas sur une ambulance en panne.
En fait, le choix du PS est tout simplement de gagner les collectivités locales (fromages, assiette au beurre, yabon copinage) tout en laissant la droite d’affaire gérer l’implosion de la société française. Le PS, c’est un parti centré sur la lutte des places. Au point que PL juge possible qu’un jour, l’UDF de Bayrou remplace le PS comme « force de gauche » – conclusion qui, je l’avoue, me ferait bien rire…
3.2 - Vers un nouveau mai 68 ?
PL voudrait que le PS porte un projet de société, et même qu’il travaille avec le SPD pour construire un véritable projet européen. Pour sortir ce parti cataleptique de son sommeil, il appelle de ses vœux une sorte de « mai 2008 bis » – avec, en arrière-plan, l’idée qu’une gauche « remise en mouvement » pourrait enfin surmonter ses divisions. Au besoin, il envisage de lancer un mouvement sur le modèle du très drôle « Vaffanculo day » inventé par l’acteur italien Beppe Grillo (chaque semaine, des milliers de personnes s’assemblent pour dire à la classe dirigeante d’aller se faire f… Une sorte de manif anti-CPE permanente, si vous voulez).
Une suggestion en forme de provoc à deux balles, à mon avis bien révélatrice de la crise de nerfs qui guette le Parti Socialiste !
PL est un économiste visiblement sérieux, qui creuse ses sujets et sait de quoi il parle. Mais je formulerais deux critiques lourdes : une vision trop limitative, une certaine ignorance des rapports de force.
4.1 - Une vision trop limitative
4.1.1 - Tout l’Occident est en crise
Tout à sa volonté de rédiger un « livre noir du libéralisme », PL a tendance à oublier que le modèle d’économie mixte à la Française reproduit largement les errements du néolibéralisme mondialisé (à petite échelle, il est vrai). Remarque : la dette publique française est de 70 % du PIB officiellement, probablement 160 % si l’on réintègre les retraites par répartition (et il faut les réintégrer, parce que c’est bel et bien une traite sur l’avenir, donc une dette). Par des voies différentes de celles des USA (endettement caché par les retraites plutôt que dette privée), nous avons en fait pratiqué à peu près la même politique qu’eux.
Au fond, c’est toute une civilisation qui est en crise, et cette crise ne renvoie pas seulement à la question du libéralisme. Cela, le mondialisme néolibéral, ce n’est que la forme principale prise actuellement par une crise beaucoup plus globale (au sens de : qui concerne tous les domaines en tous lieux).
4.1.2 - La question identitaire
Limitatif, PL l’est aussi en ignorant complètement la question identitaire en France et en Europe. Son monde semble peuplé d’ « homo economicus » mathématiquement égalisés. Cet angle mort lui fait, parfois, manquer des éléments de diagnostic cruciaux. Par exemple, il s’étonne du différentiel de performance entre le système éducatif finlandais et le système français. Mais à aucun moment, il ne s’intéresse à la diversité ethnique respective des deux pays…
PL semble persuadé que l’homme est indéfiniment modelable par le système social. Il croit que le niveau de compétence académique moyen a fortement augmenté en France, puisque, dit-il, les effectifs de l’enseignement supérieur ont augmenté. Et de toute évidence, il s’imagine qu’une nouvelle hausse ferait semblablement monter le niveau. Tout cela paraît bien théorique, déconnecté du réel. PL vit dans un monde économétrique, mathématisable – le monde de Jacques Attali, la conscience en plus.
PL ne semble pas remarquer que la catastrophe qu’il décrit prend forme au moment précis où l’Occident comme civilisation implose démographiquement, culturellement, politiquement. Il ne pose à aucun moment la question du lien éventuel entre la « mauvaise croissance » étatsunienne et l’individualisme organique américain, paroxysme de la modernité bourgeoise. Il y a, de toute évidence, un refus chez PL de voir dans sa globalité la question contemporaine, d’élever cette question jusqu’à remettre en cause la finalité même de l’expérience sociale, telle que le matérialisme contemporain la formule.
4.1.3 - Une crise de civilisation
PL ne voit que l’aspect économique des problèmes. La question civilisationnelle n’est qu’effleurée dans son essai – il constate que l’un des blocages en matière de réduction du temps de travail, c’est que le travail est devenu un des divertissements qui permettent à l’homme occidental contemporain de se fuir. Mais comment faire cesser cette fuite ? – A cette question, PL ne tente même pas de répondre.
C’est pourquoi, s’il a bien vu que le néolibéralisme est une pathologie, il ne cherche pas à remonter jusqu’à la cause profonde de cette pathologie. PL parle du point de vue de quelqu’un qui veut continuer à faire fonctionner un système sur le point d’entrer en crise fatale – mais mon avis, mon avis à moi, je l’avoue, c’est que ce système est la crise. En lui-même.
Derrière la catastrophe prévisible qui marquera l’implosion cataclysmique du modèle mondialiste néolibéral, il y a, à mon humble avis, la faillite d’un mode de pensée systématique et désincarné (Hobbes), individualiste et dualiste (Descartes), matérialiste et amoraliste (Adam Smith). La reproduction presque trait pour trait du désastre de 1929, reproduction qui semble bel et bien être au programme de la prochaine décennie, confirme que la crise du modèle occidental moderne est structurelle, qu’elle ne pourra que se reproduire à intervalles réguliers, et que seule l’existence d’un contrepoids puissant (l’URSS entre 1945 et 1985) a permis temporairement de borner les tendances auto-amplificatrices de ce système incohérent, spontanément porté à opérer une division de l’humanité entre détenteurs du capital et masses aliénées.
4.2 - Une certaine ignorance des rapports de force
La vision limitative adoptée par PL l’empêche de formuler une réponse à sa propre critique en termes de rapports de force effectifs. PL pense, ou affecte de penser, que la catastrophe latente qu’il décrit dans la première partie de son essai n’est que l’incidence fâcheuse d’une politique conduite par des inconscients. Vision rassurante, mais que rien ne vient étayer…
Il existe une vision alternative à celle de PL. Selon cette vision, la violence faite aux peuples par le mondialisme néolibéral n’est pas le prix à payer pour le déploiement du système économique en tant que finalité : c’est le système économique qui est au contraire le moyen, et la violence qui est le but. Dans cette optique, l’idéologie mondialiste néolibérale est un outil, outil qui permet d’exercer une violence délibérée sur les peuples, violence qui constitue la fin dernière du pouvoir.
Cette question du caractère volontaire de la crise, question que PL refuse d’aborder, est pourtant centrale. Si l’optique alternative est la bonne, alors il ne sert à rien d’expliquer à la classe dirigeante euromondialiste que sa politique nous conduit au désastre : ça ne sert à rien, parce que dans cette hypothèse, la classe dirigeante veut le désastre. Donc, dans cette hypothèse, il ne s’agit pas de convaincre les dirigeants de l’utilité d’une politique réformiste, il s’agit de préparer leur renversement, ou tout au moins de construire un rapport de forces qui les obligera à des concessions.
Enfermé dans son positionnement d’économiste perturbateur au sein de la gauche dite réformiste, PL s’interdit de poser les vraies questions, en particulier dans la troisième et décisive partie de son bouquin. D’où vient en réalité le blocage qu’il dénonce ? Et si, en avouant que le politique est impuissant, les hiérarques du PS ne faisaient que dire la vérité ?
Avec la disparition de la menace soviétique et la déconstruction méthodique des faits nationaux, donc des nations, donc des peuples, donc des masses populaires en tant que collectivités soudées capables de prendre conscience d’elles-mêmes comme forces agissantes, avec aussi le déplacement des capacités d’intégration logistique depuis les organisations territoriales vers les organisations non territoriales, les mondialistes néolibéraux se retrouvent en situation de toute puissance : voilà le vrai problème.
PL ne se demande pas ce qu’est l’Europe de Bruxelles, ce qu’est sa nature. C’est quoi, cette Europe de Bruxelles qui ne réagit pas quand les USA organisent, par leur politique de change, la désindustrialisation de leur principal concurrent géostratégique ? Les USA se sont auto-désindustralisés, et à présent ils exportent leur modèle... Est-ce que cette Europe de Bruxelles est une expression de la souveraineté européenne ? Ne serait-ce pas plutôt un proconsulat de l’empire mondialiste ? – Poser la question, c’est y répondre. En proposant de renforcer l’échelon européen avant d’avoir traité cette question de la souveraineté, PL prend le risque de renforcer l’ennemi qu’il croit combattre. A quoi ça sert de faire enfin fonctionner l’Europe, si l’Europe n’est pour finir qu’un auxiliaire de l’empire ?
Faute de poser ces questions fondamentales, PL se condamne à tourner autour du pot, sans jamais s’en approcher vraiment. Son « mai-68 bis » ne convaincra personne. Qu’est-ce qui se passerait si le peuple de France descendait dans la rue ? – Ma foi, il y trouverait sans doute le sous-prolétariat violent qui s’est déjà défoulé lors des manifs anti-CPE, en 2006, et dans l’hypothèse où cela ne suffirait pas à faire sagement rentrer la classe moyenne inférieure à la maison, on peut supposer que l’oligarchie n’hésiterait pas à faire monter le niveau de violence interethnique jusqu’au point où une reprise en main autoritaire du pays deviendrait possible – au nom, bien entendu, de la tolérance et des Droits de l’Homme.
PL se croit en démocratie alors qu’il n’y a plus de peuple : voilà son problème. PL veut sauver la gauche réformiste, alors que le Capital n’a plus aucune raison de se réformer : voilà son impasse. PL veut croire que la classe dirigeante souhaite l’égalité, alors qu’elle veut l’inégalité, l’injustice même. PL veut réveiller le PS, lui enseigner ce qu’il ne sait pas. Mais je crains, moi, que les dirigeants du PS n’aient hélas compris, de leur côté, quelque chose que PL, malgré toute sa science, malgré toute sa finesse, n’a fait qu’entrapercevoir…
Michel Drac http://www.scriptoblog.com