Lors de sa visite officielle en Algérie les 19 et 20 décembre derniers, le président de la République a estimé que la colonisation française en Algérie avait été « brutale et injuste ». Gérard Longuet a expliqué quant à lui que « si elle était injuste, elle constituait, au regard de ce qu'était la société traditionnelle ottomane, un véritable progrès ».
Interrogé par Jean-Benoît Raynaud pour Atlantico, l’africaniste Bernard Lugan donne son point de vue.
Polémia
Atlantico : Le président de la République a estimé ce jeudi que la colonisation française en Algérie avait été « brutale et injuste ». Interrogé par Public Sénat, l’ex-ministre de la Défense Gérard Longuet a déclaré ce vendredi matin que le colonialisme ne peut être jugé à l'aune d'aujourd'hui, et que, replacé dans son contexte historique, il a eu un bilan « acceptable » et même « positif ». Il a également ajouté que « si elle était injuste, elle constituait, au regard de ce qu'était la société traditionnelle ottomane, un véritable progrès ». Cette bataille des mémoires est-elle de nature à faire avancer le débat ?
Bernard Lugan : Le débat sur la colonisation est stérile car il a échappé aux historiens pour être monopolisé par des groupes mémoriels. Or, la Mémoire n’est pas l’Histoire. L’historien est un peu comme un juge d’instruction : il travaille à charge et à décharge, alors que le mémorialiste ou le témoin sont, par définition, en pleine subjectivité. Avec le rôle « positif » ou « négatif » de la colonisation, deux mémoires se dressent ainsi l’une contre l’autre : celle des anciens « colonisateurs » et celle des anciens « colonisés ». Or, comme colonisation est devenu un mot-prison synonyme, à tort, d’exploitation, d’injustice et d’esclavage, l’incommunicabilité entre les deux mémoires est totale.
A. Les anciens colonisateurs ont une logique comptable, alignant le nombre d’hôpitaux construits, les pourcentages d’enfants scolarisés ou encore les kilomètres de routes quand les anciens colonisés parlent de dignité bafouée.
B.L. A l’applaudimètre de l’émotionnel, les seconds sont assurés d’être les vainqueurs. Que pèse en effet un livre de comptes face à une humiliation historique, réelle, supposée ou ressentie ?
Pour tenter de « reprendre la main » les premiers devront alors mettre en avant leurs propres souffrances : exode de 1962, spoliation, attentats, assassinats, enlèvements qui ont d’ailleurs été scandaleusement oubliés par François Hollande dans son discours d’Alger. Désormais, ce sera donc Mémoire contre Mémoire. Mais dans ce type d’exercice, les jeux sont faits par avance et les anciens « coloniaux » assurés de perdre une fois de plus. En effet, et à supposer que leur part de souffrance soit prise en compte, il leur sera toujours opposé, in fine que, pour respectable qu’elle soit, la leur l’est dans tous les cas moins que celle de ceux qu’ils ont humilié en les colonisant… Les colonisateurs étant toujours présentés comme des agresseurs et les colonisés comme des victimes, nous sommes donc dans une impasse et comme je n’aime pas me sentir enfermé, je refuse d’entrer dans ce débat biaisé.
A. Pour autant, peut-on laisser de côté le bilan « civilisationnel » de la colonisation ?
B.L. Evidemment non car il est nécessaire de rappeler à ceux qui ne cessent d’accuser la France de les avoir colonisés, qu’à la veille des indépendances, ils mangeaient à leur faim, étaient gratuitement soignés et se déplaçaient le long de routes ou de pistes entretenues sans risquer de se faire rançonner. Mais cela avait un coût pour les Français, toutes les infrastructures créées en Afrique, ports, routes, pont, écoles, hôpitaux, voies ferrées etc., ayant été payées par les impôts de nos grands-parents.
Daniel Lefeuvre a magistralement démontré comment l’Algérie fut un insupportable fardeau pour la France. En 1959, toutes dépenses confondues, celle qu’il baptise la « Chère Algérie » engloutissait ainsi à elle seule 20% du budget de l’Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Education nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l’Industrie et du Commerce ! Quels intérêts la France avait-elle donc à défendre en Algérie pour s’y ruiner ainsi avec une telle obstination, l’on pourrait presque dire avec un tel aveuglement ? La réponse est claire : économiquement aucun ! Qu’il s’agisse des minerais, du liège, de l’alpha, des vins, des agrumes etc., toutes les productions algériennes avaient en effet des coûts supérieurs à ceux du marché. Quant au pétrole et au gaz découverts par des Français, ils ne furent véritablement exploités qu’après l’indépendance.
A. Vous avez écrit que « la question coloniale sert à désarmer moralement les Français ». Pouvez-vous expliquer ?
B.L. Si nous faisons le bilan, c’est pour nos sociétés européennes que la colonisation fut une catastrophe. Aujourd’hui, elle est devenue une véritable « tunique de Nessus » qui fait peser sur les générations européennes à venir une hypothèque d’autant plus lourde qu’elles ne l’ont pas signée et dont elles demanderont un jour pourquoi elle sont condamnées à en honorer les traites. Combien de temps encore les jeunes Européens accepteront-ils en effet de se soumettre aux incantations accusatoires de ceux qui veulent leur faire croire que, puisque, et par postulat, leurs grands-parents ont « pillé » l’Afrique, ils sont donc condamnés à subir et à réparer ? D’autant plus qu’ils ont sous les yeux le spectacle de ceux qui, tout en accusant la France de tous les maux, forcent cependant ses portes pour y trouver de quoi survivre ou pour s’y faire soigner. Laissons parler les chiffres. Il y eut au maximum 1.500.000 nationaux (ou Européens) installés dans tout l’Empire français, dont les deux tiers dans la seule Algérie. Or, aujourd’hui, les populations originaires de notre ancien empire et vivant en France, comptent plus de 6 millions de personnes, naturalisés compris, soit quatre fois plus qu’il n’y eut de « colons ». Là est le vrai bilan colonial.
Propos recueillis par Jean-Benoît Raynaud
Atlantico
22/12/2012