L’art contemporain ne serait-il pas aujourd’hui déjà la valeur fantôme d’un marché de zombies ?
A l'heure où se tient la Fiac, à Paris, comment se porte le marché de l'art contemporain ? On peut constater qu'au cours des deux années écoulées, il a mieux résisté que lors du précédent krach de 1990. La leçon avait été retenue… Les collectionneurs d'art contemporain rationalisèrent dès lors leur spéculation en imitant les financiers et leur création de produits sécurisés « scientifiquement ». Ils s'organisèrent et fabriquèrent leurs « artistes spéculatifs » en réseau. Les acquéreurs, cooptés parmi les « too rich to fall », devaient désormais être entièrement propriétaires de l'oeuvre, afin de ne pas devoir être affectés par les crises. Par ailleurs, le réseau engloba, dans une sorte de trust, tous les stades de la valorisation de l'oeuvre : galeries, médias, institutions muséales, salles des ventes mondiales…
En 2008, si le marché de l'art contemporain ne s'écroule pas comme en 1990, il perd cependant 75 % de sa valeur. A partir de mars 2009, on constate une remontée, suivant ainsi l'amélioration du marché financier. Dès le printemps, s'affirme une gestion rigoureuse de la crise de l'art contemporain par les maisons de vente. Christie's et Sotheby's en particulier, grâce à leur place hégémonique et stratégique dans l'International, fabriquent les événements du marché avec une stratégie très étudiée et en maîtrisent avec précision la communication.
En observant la vente récente à New York et à Londres de la collection Lehman, on remarque les méthodes habituelles : estimations très basses des oeuvres par rapport à la cotation des années précédentes afin d'être vendues « au-dessus de l'estimation haute », citation des ventes positives, omissions des ventes négatives, diversions, comme la provocation de l'artiste-performer Geoffroy Raymond.
Que se passe-t-il exactement ? L'art contemporain ne serait-il pas aujourd'hui déjà la valeur fantôme d'un marché de zombies ? Par ailleurs, sa valeur ne serait-elle pas aujourd'hui réduite aux services qu'il rend ? Vecteur de visibilité, moyen de communication efficace dans l'International, support de marques, occasion de rencontres régulières d'un milieu d'affaires mondialisé, facilités monétaires ? Dans ce cas, il ne disparaîtra que remplacé par un autre support.
On observe aussi la démonétisation de l'art contemporain. Le public comprend jour après jour un peu mieux sa nature hybride : il n'est pas une avant-garde de plus mais un système de pouvoir doublé d'un produit financier.
Le fait est que Murakami dans la Galerie des Glaces à Versailles en 2010 pose plus de problèmes que Jeff Koons en 2008. Il n'échappe plus au grand public que « l'élite » culturelle et administrative française n'arrive pas à avancer un seul argument qui tienne pour justifier une certaine privatisation de Versailles.
Viendra le moment, mais n'est-il pas déjà là, où un mégacollectionneur, possédant le réseau le plus complet comprenant en particulier une salle des ventes internationale, doublée des services d'un Etat, aura la tentation de « tirer les marrons du feu » avant qu'ils ne brûlent.
Mais en 2010, il fera cela de nuit et masqué. Il vendra dans la foulée de chaque événement prestigieux, comme à Versailles, ses produits dérivés toxiques. Mais personne ne saura que c'est lui. Les collectionneurs sauront qu'ils sont ruinés, mais bien plus tard !
Aude de Kerros
Les Echos
22/10/2010
L'art de la titrisation culturelle
puis Aude de Kerros dans Les Echos : la « titrisation culturelle » va bon train. La titrisation consiste initialement à noyer des produits financiers toxiques au milieu de produits sûrs : c’est une des pratiques du mercantilisme mondial qui a engendré la Crise de 2008. Elle se pratique aussi dans l’Art Financier, à tous les niveaux : Versailles, valeur sûre, se voit farci en Koons et Murakami ; les collections nationales, comme l’or de la Banque de France, sont la garantie des œuvres contemporaines (proposées à la vente par ailleurs) : Koons ou Murakami vaudraient autant que le joyaux de l’histoire séculaire d‘un peuple, ils créeraient le patrimoine du futur…
Mais la titrisation se joue aussi à l’échelon d’une galerie, comme le révélait la visite de la Fiac ou de ses émules. Une galerie expose un beau Soulages des années 50, par exemple, soit il n’est pas à vendre, soit il vaut très très cher (il faut le conserver pour rééditer ce genre d’opération). Mais à côté ou pas très loin, on expose un second couteau de l’Abstraction lyrique, une œuvre moyenne, même époque, même mouvance, mais avec un prix beaucoup plus abordable. L’astuce consiste à mettre en appétit l’acheteur avec une pièce maîtresse pour qu’il se rabatte sur ce qu’on veut lui fourguer… Beaubourg expose régulièrement Jean Prouvé : normal, cet architecte, ingénieur et designer présida le jury du concours international qui choisit…. l'architecture du Centre Pompidou. La Monnaie de Paris vient de lui rendre hommage et Prouvé a également une exposition à l’Hôtel de Ville de Boulogne, ajoutons à ce tir groupé, la Maison Ferembal remontée aux Tuileries, le temps de la Fiac. Or l'événement de la rentrée, l'arrivée du roi new-yorkais du marché de l'art international, Larry Gagosian, débute comme par hasard… avec une expo Prouvé (en association avec la galerie Seguin) au 4, rue de Ponthieu. Là, dans le nouveau White Cube du maître du Financial Art, on ne s’étonnera pas de trouver le plus ennuyeux, le plus standard, de l’industrieux et industriel Prouvé. Les plus belles pièces sont en musée… avis aux cobayes de la titrisation culturelle !
On s’étonnera en revanche de voir le catalogue de l’autre exposition d’ouverture de Gagosian, celle de Twombly, rédigé par Mme Marie-Laure Bernadac, par ailleurs conservateur chargée de l’Art contemporain au Louvre. Il y a 25 ans, on chapitrait les élèves de l’Ecole du Louvre : il est strictement défendu à un conservateur, agent de l‘Etat, d’avoir une activité liée au privé, au commercial. Ceci afin d’éviter les conflits d’intérêt… Au fait, cette loi (fort sage) a-t-elle été abrogée ? Un poste confortable dans le giron de l’Etat, qui permet d’abriter des activités lucratives, la titrisation de la culture a pignon sur rue (de Ponthieu).
Christine Sourgins
Historienne de l’Art
www.magistro.fr