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Enrico Mattei au Proche et au Moyen Orient

La figure d’Enrico Mattei, le grand pétrolier italien, est encore susceptible de donner du fil à retordre à tous ceux qui, au niveau universitaire, se posent maintes questions sur l’histoire des approvisionnements énergétiques, sur l’indépendance nationale en matières énergétiques, sur le colonialisme et sur les rapports internationaux. Aujourd’hui, on se souvient principalement d’Enrico Mattei parce qu’il avait financé, plus ou moins frauduleusement, les partis politiques de la péninsule pour qu’ils ne lui mettent pas des bâtons dans les roues. En revanche, bien peu se souviennent qu’il entendait ainsi « utiliser les partis comme on utilise un taxi », afin de rendre l’Italie indépendante sur le plan énergétique et de la dégager de la tutelle des « Sept Sœurs » américaines et anglo-hollandaises. Il suffit de penser que, dans l’immédiat après-guerre, Enrico Mattei fut nommé commissaire pour la liquidation de l’AGIP et que, dans le cadre de cette fonction, il a fait preuve d’une indubitable clairvoyance. Il a réussi à convaincre le gouvernement de l’époque de renoncer à liquider l’entreprise pétrolière italienne et d’investir dans un cartel public, l’ENI, qui s’occuperait de garantir à l’Italie les approvisionnements en gaz et en pétrole dont elle avait besoin pour soutenir son envolée économique. La presse italienne, surtout celle du nord, liée aux milieux industriels et financiers nationaux et entretenant des liens solides avec des milieux analogues en Europe et aux Etats-Unis, n’a pas laissé s’échapper l’occasion d’attaquer la politique de l’ENI qui se déployait avec une autonomie quasi totale sur la scène internationale, et dont la préoccupation première était l’intérêt de la nation italienne.
Ce qui déterminait le succès de l’ENI dans les pays producteurs de pétrole fut essentiellement l’approche non colonialiste que lui avait conféré Mattei. Celui-ci, en effet, innovait radicalement dans l’attribution des pourcentages que retenait l’ENI pour pouvoir exploiter les gisements de pétrole découverts. Le groupe italien ne retenait que 25% des bénéfices et en octroyait 75% à la compagnie pétrolière de l’Etat recelant les gisements. Au contraire, les « Sept Sœurs » s’appropriaient un minimum de 50%. Le deuxième aspect qui séduisait dans la politique pétrolière de Mattei fut la clause suivante : si les recherches n’aboutissaient à rien sur un site spécifique, l’ENI ne réclamait rien à titre d’indemnisation à l’Etat sur le territoire duquel se trouvait le site en question. C’était là des méthodes élémentaires et simples qui contribuaient à créer un formidable courant de sympathie pour le groupe italien. Troisième aspect de la politique de Mattei, et non le moindre : former les compétences locales à l’école de l’ENI, située à San Donato dans le Milanais. Le but de cette politique était évident. Mattei voulait faire comprendre que l’ENI n’entendait pas se limiter à des rapports économiques mais voulait aussi faire évoluer professionnellement des équipes de techniciens qui, une fois formées, seraient capables de travailler sans aide étrangère et d’aider au mieux les sociétés pétrolières étrangères, sans devoir pour autant dépendre entièrement d’elles. Cette approche demeure encore vivante dans la mémoire de bon nombre de dirigeants des pays producteurs de pétrole. Ce souvenir positif fait que l’ENI, aujourd’hui encore, peut vivre de rentes en provenance de ces pays, en jouissant d’une sympathie qui ne s’est jamais estompée.
La politique autonome de l’ENI s’est adressée surtout aux pays du Proche et du Moyen Orient et d’Afrique du Nord. L’Iran fut évidemment l’exemple le plus prestigieux dans le palmarès du groupe italien, qui était parvenu à s’insinuer dans un pays considéré comme chasse gardée et exclusive de la « British Petroleum ». Mais il y eut aussi l’Egypte de Nasser : elle fut le premier pays avec lequel Mattei amorça des rapports stables et durables, dès 1956. Il faut aussi évoquer l’appui financier qu’accorda Mattei au Front de Libération National algérien, ce qui irrita bien entendu la France, dont la classe dirigeante s’était faite à l’idée de perdre ses territoires d’Outremer. Les rapports entre l’ENI et le FNL étaient de fait assez étroits : le chef politique du mouvement indépendantiste algérien, Mohammed Ben Bella, avait un appartement à sa disposition à Rome.
L’ENI se présentait donc comme une réalité autonome qui, au nom des intérêts supérieurs de l’Italie, considérait que l’Europe possédait un prolongement naturel sur la rive méridionale de la Méditerranée, ce qui avait pour corollaire de rompre les équilibres consolidés dans toute la région. L’activisme de Mattei rencontrait l’hostilité d’Israël qui tolérait mal de voir l’ENI contribuer à la croissance économique de pays comme l’Egypte ou l’Algérie, et cela tout en maintenant leur autonomie politique. L’origine de l’attentat perpétré contre lui le 27 octobre 1962, lorsqu’une bombe placée dans son avion explosa dans le ciel au-dessus de Bascapè, doit sans doute être recherchée dans l’hostilité que lui vouait ce petit Etat, né quinze ans plus tôt. Une hostilité à son endroit que l’on retrouvait également au sein même de l’ENI. Quelques mois avant sa mort, Mattei avait obligé Eugenio Cefis, vice-président de l’ENI et président de l’ANIC, à abandonner le groupe, où il était considéré comme le leader d’un courant jugé trop proche des intérêts atlantistes et israéliens. Ce même Cefis, ancien bras droit de Mattei dans les rangs des partisans catholiques lors de la guerre civile italienne (1943-45), fut appelé à diriger l’ENI immédiatement après la mort de Mattei. Il existe d’autres hypothèses sur l’attentat mais elles sont peu crédibles. On a évoqué une intervention des « Sept Sœurs » mais Mattei avait trouvé avec elles une sorte de « gentlemen agreement ». On a aussi évoqué la main de la CIA qui aurait jugé Mattei comme un « élément déstabilisateur », surtout en ces jours où sévissait la crise des missiles soviétiques à Cuba. Il y a lieu de faire montre du même scepticisme quand on parle d’un rôle possible des compagnies pétrolières françaises qui avaient de gros intérêts en Algérie. De même, il est peu plausible que la mafia sicilienne ou la Cosa Nostra américaine aient agi pour le compte de tiers. Toutes ces hypothèses ont le désavantage de voir seulement la partie émergée de l’iceberg et de ne pas voir le problème dans toute sa substantialité. L’attentat de Bascapè a mis fin à l’existence d’une personnalité unique, d’un homme qui s’était montré capable de percevoir réalités et potentialités là où la plupart des autres ne voyaient ni n’imaginaient quoi que ce soit.
Filippo GHIRA.
(article tiré du site  http://rinascita.eu/ , 23 février 2010).
par Robert Steuckers

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