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Peillon et la morale pour tous

Le ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, vient de présenter, le 22 avril, un rapport intitulé "Pour un enseignement laïque de la morale", rédigé par Alain Bergounioux, historien et inspecteur général de l’Education nationale, Laurence Loeffel, professeur de philosophie de l’éducation à l’université de Lille-3 et Rémy Schwartz, conseiller d’Etat.
Jusqu’à cette date historique, on ignorait que cet « enseignement laïque » fût absent de nos salles de cours. Ce qui, évidemment, ne semble pas être le cas, si l’on entend par « laïque » la tradition issue des Lumières, dont les enseignants se font généralement, sans trop de recul, les prosélytes. De ce point de vue, tous les préjugés véhiculés depuis deux siècles par le modernisme militant, antireligieux et anti-autoritaire, y sont assénés comme autant de vérités.
On aurait voulu croire que cette manœuvre assez opaque se serait traduite par la réintroduction du sens du devoir, du travail et de l’effort, valeurs explicitement bannies des réformes depuis quatre décennies, sous le prétexte fallacieux qu’elles seraient source d’inégalité, d’injustice et de stigmatisation des plus faibles. De même aurait-on pu espérer une réaffirmation de l’autorité des maîtres, dont le respect du savoir, de l’âge et du symbole institutionnel est sans doute le début de la sagesse. Au lieu de quoi on nous annonce naïvement, comme il va de soi quand il est question de pédagogie actuelle, de « discussions », de « débats autour des valeurs des droits de l'homme telles que la dignité, la liberté ou l'égalité - notamment entre les filles et les garçons -, la solidarité, l'esprit de justice ». Autrement dit – et cela n’étonnera personne – on proposera une sorte de café du commerce, une foire aux opinions, un forum comme l’on en trouve sur la toile. N’est pas Socrate qui veut, et l’on sait qu’en guise de maïeutique, l’accouchement contemporain n’aboutit qu’à des clones de la non pensée unique, à des poncifs affadis, souvenirs vagues des catéchismes cathodiques ou des prêches idéologiques sermonnés par des associations au-dessus de tout soupçon (et souvent de tout contrôle financier).
Au demeurant, l’hypothèse scolaire de se référer à des oeuvres littéraires ou à l’Histoire pour susciter la réflexion morale ne suscitera que scepticisme. Cette pâte-là ne laisse suinter la morale que pour faire goûter l’ennui. Les hommes se meuvent ou créent rarement pour des raisons « morales ». L’Histoire est façonnée avec les passions, les haines, les fureurs et une grande dose d’amour de la destruction, tandis que la littérature comporte sa part d’ombre, de Mal, au risque de s’abolir dans la médiocrité.
Il est malgré tout question de prodiguer cet enseignement durant une heure hebdomadaire en école primaire et en collège, et dix-huit heures annualisées en lycée, au détriment probablement d’autres disciplines. Ce qui rend encore plus perplexe, c’est la suggestion de notre ministre que « cela pourrait passer par exemple par une "forme de contrôle continu au bac" ». Selon quels critères, quels paramètres ?  Devra-t-on être sanctionné en fonction d’une question qui porterait sur notre propension à assassiner, ou à épargner, les petites vieilles, ou à proférer des propos racistes ? On remarquera qu’une telle évaluation se rapproche dangereusement des épreuves de correction politique organisées dans les régimes totalitaires, ou, sur un mode moins excessif, et beaucoup plus humain, risque d’encourager, comme c’est souvent le cas, la double pensée, la dissimulation, une hypocrisie parfois de bonne foi, en tout cas la profération d’un discours attendu, qui ne sera sans doute pas l’expression d’une expérience authentiquement vécue.
Un tel exercice est en effet redoutable, et on ne fera pas l’injure à Vincent Peillon, agrégé de philosophie, de ne pas y avoir songé. Derrière la simplicité quasi évangélique avec laquelle cette réforme est proposée se profilent des questions redoutables. On a souligné, à juste raison, que c’était la nation qui avait donné naissance à Kant, père de la morale contemporaine, qui avait généré le nazisme. Dernièrement, une étude réalisée aux Pays-Bas et publiée dans l'European Sociological Review montre que les leçons d’anti-racisme données à l’école accroissent souvent les réflexes d’intolérance en dehors de la classe.
Aussi, il peut arriver que, si les élèves reproduisent volontiers, dans des circonstances artificielles de prise de parole, sollicités par des autorités à qui ils débitent leur catéchisme, une rhétorique bienpensante, une langue de bois convenue, leur comportement, leurs réflexes, quand ils sont naturels, spontanés, authentiques, relèvent franchement de ce que les curés moralistes nomment "intolérance", "racisme", "homophobie" etc. Peut-être le retour du "refoulé", d'autant plus virulent qu'il avait été censuré.
Reste l’épineux problème du fondement d’une telle « morale laïque », qui se voudrait une « morale commune à tous ». On nous apprend qu’elle serait une "orthodoxie à rebours", «  le contraire du dogmatisme », et qu’elle ferait « le pari de la liberté de conscience et de jugement de chacun : elle vise[rait] l'autonomie ».
"Chaque citoyen doit construire librement son jugement", a commenté le ministre. C'est aussi "le respect de toutes les convictions, de toutes les croyances". "Une société démocratique ne peut pas vivre uniquement" dans "la peur du gendarme", mais avec ce "qui vient de l'intérieur, ce que nous portons nous-mêmes, ça s'appelle la morale", a-t-il conclu.
Que la morale vienne de l’intérieur, on l’admettra, mais cela n’explique pas comment elle y est entrée, à moins de concevoir une morale innée, ce que Rousseau ne contesterait pas, mais qu’une infinité de penseurs, et la variabilité factuelle des morales, démentent. En outre, invoquer une libre construction du jugement – affirmation qui contredit l’assertion de l’innéité de la morale -, si une telle démarche correspond au dogme idéologique actuel du pédagogisme et de l’anthropologie postmoderne, impliquerait que l’on n’ait à suivre que la voie de la Raison pour appliquer le Bien, ce qui est sans doute fort abusif, surtout si l’on prétend se passer du « gendarme », pari encore plus aventureux.
L’accent mis sur la liberté, l’absence de contraintes, l’autonomie, paraît étrange pour celui qui a réfléchi quelque peu à ce qu’est la morale, qui se définit justement – et singulièrement chez Kant !- par des impératifs, des nécessités, des règles, des injonctions communes qu’il est difficile de remettre en cause, sous peine de passer pour un scélérat ou une forte tête. Même Sade, du reste, propose une morale, celle des maîtres, et Pascal, à la suite de saint Augustin, prétendait que les brigands en avait plus que d’autres.
La modernité, justement, à laquelle se réfèrent des gens comme Péillon, dont ce n’est pas un mystère qu’il appartient à la franc-maçonnerie, se caractérise singulièrement par la relativisation des morales. La découverte et la fréquentation des peuples extra-européens ont permis de saisir que la morale européenne était loin d’être l’unique, et, du reste, des penseurs anciens, d’Hérodote aux plus extrêmes des sceptiques, en avaient fait le fondement de leur vision. La laïcité imposée par les « hussards noirs de la République » relevait en grande partie de la sécularisation de la morale judéo-chrétienne, sans la référence explicite à la religion. Elle en reprenait des préceptes et des valeurs qui les inscrivaient nettement dans un système anthropologique occidental.
Insister sur le fait que la nouvelle laïcité ne relèverait pas de la « raison d’Etat » est joué sur les mots. Au contraire, elle en est le dernier mot, celui d’un Etat ne s’en voudrait pas un, qui invoque la libre et fragile individualité pour « construire » la personnalité morale, sans doute comme on choisit son sexe, et qui a pour vocation de déraciner, comme la société libérale dont elle est le garant, toute identité, toute appartenance à une tradition, à un système de valeur justifié par les siècles.
Cette « morale » se veut donc neutre, elle produit le vide existentiel, elle ne propose rien, elle ne se conjugue qu’à la forme négative, et sous l’injonction de la « tolérance » et du « respect », elle conduit, en principe, à admettre toutes les « différences ». Position intenable. Si l’on accepte la "diversité", il faut admettre des altérités radicales, et l’on n’aura pas de « morale pour tous ». La conversion de facto, sinon, de plus en plus, de jure, de l’Europe à une certaine forme de communautarisme, la multiplicité des références culturelles et confessionnelles, empêchent, à moins que l’on ne tombe dans un humanitarisme candide, que ne soit viable un « vivre ensemble » fondé sur une conception solide des droits et des devoirs de l’homme. Une seule solution la rendrait possible, ce serait l’indifférence universalisée, ce repli médiocre de l’homme sur des intérêts uniquement consuméristes, matérialistes, qui caractérise le « citoyen » postmoderne. Le véritable lieu de convivialité tolérante, c’est le supermarché.
Pour l’heure, si l’on prend au sérieux la morale et la diversité des êtres, pour peu qu’on veuille bien admettre qu’in fine, l’éthique et la conduite humaine concernent surtout les familles et les institutions librement acceptées, qui ne sont pas forcément les écoles de la République, on préférera que chacun fasse la loi chez soi. Le « vivre ensemble », c’est d’abord le vivre, et aucune société ne peut perdurer de manière équilibrée si elle ne se réfère pas à un système de valeur codifié par les siècles et l’assentiment, inscrit souvent dans le paysage, de nombreuses générations antérieures. Aussi bien, la France est-elle une région du monde d’héritage grec, latin et celte (ou germain), de tradition chrétienne, et dont l’Histoire a laissé des marques particulières, glorieuses ou honteuses, mais qui sont les siennes.

Claude Bourrinet http://www.voxnr.com

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