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Un totalitarisme inquiet

La démocratie française de 2013 est née d'une révolution qui a inscrit dans le marbre deux principes : libérer l'homme quoi qu'il en coûte, se méfier des Français. Aujourd'hui, le système français est une démocratie spéciale, où le peuple doit sans cesse faire ses preuves vis-à-vis d'un pouvoir soupçonneux.
Le système français repose sur un unique principe : faire advenir l'homme nouveau. C'est le fondement de la révolution, et c'est l'acte fondateur de l’État français totalitaire, car cet avènement n'a rien d'un processus naturel mais au contraire est une violence immédiate, concertée, organisée contre les citoyens, forcément suspects d'être attachés à l'ordre ancien et à leur ancienne nature.
Deux-cents ans plus tard, et plusieurs guerres civiles passées (sanglantes ou non), le pouvoir n'a pas désarmé : l'homme nouveau est toujours à accoucher et, comme les Français ont la nuque raide, le système français consiste à les tenir à bout de gaffe, à s'en défier, à les opprimer plus ou moins subtilement.
D'abord en retirant au peuple toute capacité d'intervention directe : nous sommes l'un des pays « démocrates » où la démocratie directe est le moins utilisée et même où le pouvoir a développé des arguments contre elle, présentée comme facteur d'instabilité et dangereuse pour la démocratie - la démocratie directe étant considérée comme le fourrier de tous les populismes et donc de tous les fascismes. Les récents avatars de la saisine du CESE par La Manif Pour Tous sont révélateurs. De même, un comparatif européen sur les usages en matière de scrutin proportionnel est édifiant : il existe partout sauf en France, et la promesse de l'y établir, faite par les partis d'opposition, disparaît à chaque prise de pourvoir.
Une machine à accoucher la nouvelle humanité
Le suffrage censitaire (qui éloignait les pauvres, dont on préférait mater durement les révoltes plutôt que d'entendre leurs revendications) n’a pas disparu, mais il a muté : l'honnêteté d'un simple citoyen est plus contraignante que celle d'une grosse société anonyme : Karl Lagerfeld renégocie ses impôts, là où le simple contribuable paye des amendes ; une grande entreprise peut facilement renégocier sa dette bancaire, là où un simple particulier se fait assassiner de frais divers, saisir, etc.
Car le peuple ne sait pas ce qui est bon, seul l'État le sait ; un État qui n'est pas censé gouverner pour le bien commun, mais qui n'est qu'une machine à accoucher la nouvelle humanité. Dans ces conditions, la démocratie non contrôlée n'est qu'un handicap, et la République prend un sens bien précis, strictement révolutionnaire : être républicain, c'est participer pleinement à cette rénovation forcée des Français. L'apparente aberration de concepts comme le « pacte républicain », le « mariage républicain », le « front républicain », etc., est en fait parfaitement cohérente : ce qui est visé, c'est la non-appartenance au système. Si le Front national n'entend pas dissoudre toutes les communautés, à commencer par la Nation, il n'est pas républicain dans l'âme... Être républicain, c'est vouloir être « plus français » : le vrai républicain est celui qui adhère totalement au système.
Citoyenneté à géométrie variable
Dans sa méfiance du peuple et sa volonté de le surveiller, le système français développe des corps intermédiaires « représentatifs » qui aboutissent en fait à conférer à toute la vie politique un exceptionnel caractère de rareté élective : une fois que ses représentants sont élus, le peuple n'a plus aucun contrôle sur leur action, et toute action menée par un représentant a plus de valeur que celle d'un simple citoyen, comme en témoignent les règles de représentation syndicale dans les entreprises. En fait, le système français se vit comme un ensemble de cercles concentriques, où le vrai peuple n'est constitué que de l’État et ses représentants directs.
À chaque cercle correspond un certain type de citoyenneté plus ou moins libérale : dans le cercle intérieur des parfaits, qui ont presque achevé leur mutation en humanité nouvelle - députés et hauts-fonctionnaires -, les gens ne sont pas assujettis à l'impôt sur le revenu, par exemple (exonération des députés) ; dans le cercle plus large des fidèles serviteurs de l’État, les règles fiscales sont assouplies : retraite calculée sur les six derniers mois de la carrière, ou possibilité de capitaliser à taux préférentiel dans un instrument comme la Prefon, interdit aux salariés du privé, moins intégrés à l’État et donc suspects. Etc.
L’État se reproduit ainsi en sélectionnant ses représentants et en leur attribuant immédiatement une prime en échange de la garantie qu'ils travailleront eux-mêmes à reproduire l’État, plus qu'ils n'essaieront de représenter ou de servir le peuple - forcément suspect.
Le système français ne protège pas le faible ou le petit
Cette prime n'est pas forcément financière : il est intéressant de voir que des droits simples sont diversement appliqués et appréciés selon le degré d'intégration du corps intermédiaire dans l’État. La liberté d'expression syndicale, par exemple, est plus forte que celle d'un simple citoyen, et permet donc un éventail d'action plus large : insultes, vols, destructions, violences physiques sont considérés comme normaux, pourvu qu'un syndicaliste en soit l'auteur. Sans revenir sur la loi d'amnistie récemment proposée par le Sénat et défendue par le garde des Sceaux, les tribunaux en jugent ainsi régulièrement, si tant est qu'ils soient saisis par les entrepreneurs, citoyens au rabais ayant intégré la contrainte, et abdiqué.
Le système français ne protège pas le faible ou le petit, il maintient en état de faiblesse et de petitesse celui qui n'est, à jamais, qu'un catéchumène de la religion d’État républicaine. La fiscalité est ainsi naturellement et nécessairement confiscatoire, car laisser se constituer un patrimoine, c'est donner les moyens de l'indépendance.
Hubert Champrun monde & vie 21 mai 2013

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