« Je suis heureux de vivre depuis 1945 dans un pays qui peut se passer de héros. »
Le gouvernement d’Angela Merkel somme les pays du Sud de se réformer en profondeur, tout en rejetant la responsabilité des conséquences de cette politique de crise. Une attitude délétère pour l’Europe, à quelques semaines des élections allemandes, met en garde le philosophe Jürgen Habermas.
Sous un titre en forme de supplique : « Non à l’Europe allemande ! », Wolfgang Schäuble démentait récemment, une tribune une tribune publiée en Grande-Bretagne, en France, en Pologne et en Espagne, que l’Allemagne aspirait à un rôle de chef de file politique en Europe. Wolfgang Schäuble, qui est, avec la ministre du Travail [Ursula von der Leyen], le dernier membre du cabinet d’Angela Merkel à pouvoir être qualifié d’« Européen » sorti du moule ouest-allemand, parle avec conviction. Il est tout l’inverse d’un révisionniste qui souhaiterait désamarrer l’Allemagne de l’Europe et ce faisant, détruire ce qui est le fondement de la stabilité depuis la guerre. Il connaît le problème dont nous autres, Allemands, devons redouter la résurgence.
Après la fondation de l’Empire, en 1871, l’Allemagne avait acquis une position funeste, à demi-hégémonique en Europe. L’Allemagne était, selon les termes souvent repris de [l’historien allemand] Ludwig Dehio, « trop faible pour mettre le continent sous sa coupe, mais trop forte pour s’aligner ». Une situation qui a également ouvert la voie aux cataclysmes du XXe siècle. Grâce au succès de l’unité européenne, l’Allemagne divisée comme l’Allemagne réunifiée ne pouvaient plus retomber dans ce vieux dilemme, et il est manifestement dans l’intérêt de la République fédérale que rien ne change à cet égard. Mais la situation n’a-t-elle pas changé ?
Une feuille de route imposée
Wolfgang Schäuble réagit à une menace actuelle. C’est lui qui impose le cap inflexible d’Angela Merkel à Bruxelles et qui devine les fissures susceptibles d’aboutir à la dislocation du cœur de l’Europe. C’est lui qui, au sein du cénacle des ministres des Finances de la zone euro, se heurte à la résistance des « pays bénéficiaires » dès qu’il fait barrage aux appels à un changement de stratégie. Son opposition à une union bancaire qui permettrait de mutualiser les coûts liés à la liquidation des établissements bancaires en piteux état n’est que le dernier exemple en date. (1)
Wolfgang Schäuble ne dévie pas d’un iota des consignes de la chancelière, qui refuse que le contribuable allemand soit ponctionné d’une somme supérieure au montant exact des lignes de crédit que les marchés financiers exigent systématiquement pour le sauvetage de l’euro – et qu’ils ont toujours obtenues en raison d’une « politique de renflouement » ouvertement favorable aux investisseurs. (2)
Ce cap inflexible n’exclut pas, bien entendu, un geste de 100 millions sous la forme de crédits en faveur des PME, que le prospère oncle de Berlin verse aux cousins aux abois d’Athènes en puisant dans les caisses du pays. Le fait est que le gouvernement d’Angela Merkel impose sa feuille de route anticrise à la France et aux « pays du Sud », pendant que la politique de rachat de la Banque centrale européenne lui apporte un soutien inavoué.
Or, dans le même temps, l’Allemagne rejette la responsabilité de l’UE dans les répercussions désastreuses de cette stratégie – tout en l’assumant tacitement en endossant le rôle « parfaitement naturel » de chef de file. Il suffit de regarder les chiffres alarmants du chômage des jeunes dans le Sud de l’Europe, résultat de la cure d’austérité qui frappe systématiquement les citoyens les plus vulnérables de la société.
Alors qu’elle ne représente qu’un seul des 28 États membres, Angela Merkel peut faire valoir sans entraves les intérêts nationaux allemands ou tout au moins ceux qu’elle juge tels
Vu sous cet éclairage, le message d’un Berlin qui ne veut pas d’une « Europe allemande » peut être interprété de manière moins positive : la République fédérale botte en touche. Techniquement parlant, le Conseil européen prend ses décisions à l’unanimité. Alors qu’elle ne représente qu’un seul des 28 États membres, Angela Merkel peut faire valoir sans entraves les intérêts nationaux allemands ou tout au moins ceux qu’elle juge tels. Le gouvernement allemand tire avantage de la domination économique du pays, et même un avantage disproportionné, tant que ses partenaires penseront que l’Allemagne cultive à l’endroit de l’Union une fidélité dénuée de toute ambition politique.
Mais comment accorder le moindre crédit à ces gestes d’humilité face à une politique qui joue sans vergogne de la prépondérance économique et démographique du pays ? Quand, par exemple, un durcissement des règles en matière d’émissions qui frappe les berlines tape à l’œil des nouveaux riches – une mesure qui cadre parfaitement avec l’esprit de la transition énergétique – menace de faire du tort à l’industrie automobile allemande, le vote [à Bruxelles] est ajourné sine die, suite à l’intervention de la chancelière, jusqu’à ce que le lobby soit satisfait ou que les élections législatives soient passées. L’article de Wolfgang Schäuble est une réaction, me semble-t-il, à l’agacement provoqué par le double jeu de Berlin auprès des chefs de gouvernement des autres pays de la zone euro.
Au nom d’impératifs de marché face auxquels il n’existerait pas d’autre option, un gouvernement fédéral de plus en plus esseulé impose une cure d’austérité sévère à la France et aux pays en crise. A rebours de la réalité des faits, il juge que tous les États membres de la zone euro sont capables de décider eux-mêmes de leurs politiques budgétaire et économique. Lorsque nécessaire, ceux-ci sont supposés, avec l’aide des crédits du fonds de sauvetage mais sans l’appui de personne, « moderniser » leur administration et leur économie et relancer leur compétitivité.
Enfumage et paternalisme
Cette souveraineté fictive est bien commode pour la République fédérale, car elle dispense le partenaire le plus solide d’avoir à tenir compte des répercussions négatives que peuvent avoir ses politiques sur les partenaires les plus faibles. Une situation que Mario Draghi [le président de la BCE] avait dénoncée voilà un an déjà, expliquant « qu’il n’était ni légitime, ni viable, que certains pays mènent des politiques économiques susceptibles de nuire à l’économie des autres États membres de la zone euro ».
On ne le répétera jamais assez : les conditions peu optimales dans lesquelles la zone euro opère aujourd’hui sont imputables au défaut de conception d’une union politique inachevée. C’est pourquoi la solution n’est pas de déplacer le problème sur les épaules des pays frappés par la crise tout en leur octroyant des crédits. La prescription de cures d’austérité ne saurait suffire à corriger les déséquilibres économiques qui règnent au sein de la zone euro.
Seule une politique budgétaire, économique et sociale commune, ou à tout le moins concertée, permettrait de niveler ces disparités à moyen terme. Et si nous ne voulons pas sombrer corps et biens dans la technocratie, il convient de demander aux citoyens ce qu’ils pensent d’une Kerneuropa [noyau européen] démocratique. Wolfgang Schäuble ne l’ignore pas et ne dit pas autre chose dans les interviews qu’il a données [à l’hebdomadaire allemand] Spiegel, même si elles ne trouvent aucune traduction dans son action politique.
Fâcheuse posture
La politique européenne est dans une impasse, ce que [le sociologue allemand] Claus Offe a clairement démontré : si nous ne voulons pas abandonner la zone euro, une réforme institutionnelle – qui demandera du temps – s’impose, aussi impopulaire soit-elle. C’est pourquoi les responsables politiques qui briguent la reconduction au pouvoir diffèrent sans cesse la résolution du problème. Le gouvernement allemand, notamment, se retrouve en fâcheuse posture : voilà longtemps qu’il assume, de par son action, la responsabilité de toute l’Union.
C’est aussi le seul gouvernement capable de lancer une initiative porteuse pour aller de l’avant – et doit pour ce faire rallier la France à ses vues. On ne parle pas ici d’une broutille, mais d’un projet dans lequel les hommes d’État les plus éminents d’Europe ont investi des efforts considérables depuis plus d’un demi-siècle. D’un autre côté, il faut savoir ce que l’on entend par « impopulaire ».
Sous-estimer les électeurs ou exiger trop peu de leur part est toujours une erreur
Toute solution politique de bon sens devrait nécessiter l’aval des électeurs. Et quand, sinon avant des élections législatives ? Tout le reste n’est qu’enfumage et paternalisme. Sous-estimer les électeurs ou exiger trop peu de leur part est toujours une erreur. À mes yeux, un échec historique des élites politiques allemandes est de continuer à fermer les yeux, comme si de rien n’était, et de persister dans le court terme et les barguignages à huis clos sur des détails, ce qui est actuellement leur manière de procéder.
Au lieu de quoi, ils devraient s’adresser sans fard à des électeurs gagnés par une inquiétude croissante, qui n’ont jamais été confrontés à des questions européennes de fond. Ils devraient ensuite engager un débat inévitablement clivant sur les options envisageables, toutes ayant un prix. Ils devraient également lever l’omerta qui règne sur les conséquences néfastes de la redistribution, dont les « pays donneurs », dans leur intérêt à long terme, sont tenus de s’accommoder à court et à moyen terme, car il s’agit de la seule réponse constructive à la crise. Nous connaissons la réponse d’Angela Merkel – des gesticulations aux effets soporifiques. Son personnage public semble être dépourvu de noyau normatif.
Depuis l’apparition de la crise grecque en mai 2010 et la défaite [des chrétiens-démocrates] aux élections régionales de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, elle avance à pas comptés, chacun de ses gestes étant dicté par l’opportunisme du dirigeant qui veut rester au pouvoir. Depuis le début de la crise, l’habile chancelière louvoie avec sagacité, mais sans afficher de principes identifiables, et prive pour la deuxième fois les élections du Bundestag de tout sujet polémique, sans parler de la politique européenne, un thème soigneusement verrouillé.
Europe en perdition
Elle peut façonner la feuille de route à sa guise car l’opposition, si elle s’aventurait à faire pression sur la question chatouilleuse de l’Europe, risquerait de se voir opposer l’argument-massue de l’ « union de la dette ». Et ce par les gens qui ne pourraient que dire la même chose s’ils ouvraient la bouche.
L’Europe est en perdition et le pouvoir politique revient à ceux qui décident des sujets « autorisés » pour l’opinion. L’Allemagne ne festoie pas pendant la peste, elle baille aux corneilles. Faillite des élites ? Tout pays démocratique a les dirigeants politiques qu’il mérite. Et il y a quelque chose de curieux à attendre des élus un comportement autre qu’ordinaire.
Je suis heureux de vivre depuis 1945 dans un pays qui peut se passer de héros. Je ne suis pas non plus client de la croyance selon laquelle ce sont les individus qui font l’histoire, tout au moins pas de manière générale. Je fais simplement le constat qu’il existe des situations exceptionnelles dans lesquelles la perspicacité et l’imagination, le courage et le sens des responsabilités des dépositaires du pouvoir influent sur le cours des choses.
Jügen Habermas
Der Spiegel, Hambourg, 16 août 2013
http://www.presseurop.eu/fr/content/article/4054321-la-belle-endormie
Traduction : Jean-Baptiste Bor
Notes :
(1) Lors du 23e 23e Congrès international de philosophie qui se déroulait à Athènes du 4 au 10 août 2013, le philosophe allemand Jürgen Habermas a évoqué le présent et l’avenir de l’Europe. Au cours d’une conférence de presse en marge du Congrès, il a déclaré que « les gouvernements qui ont imposé des programmes d’austérité doivent assumer la responsabilité des conséquences dans les pays du Sud » rapporte To Vima.
(2) Habermas a par ailleurs noté que, pour éviter la montée des nationalismes, il faut « informer les citoyens européens et développer une solidarité commune » car « même lorsque l’on vote au Parlement européen, on vote dans chaque pays sur la base de l’intérêt national », a-t-il ajouté. Pour le philosophe allemand des réformes sont ainsi nécessaires et il ne faudra pas moins de cinq ans pour informer correctement l’électorat et les citoyens de nos pays :
« Nous avons l’obligation de nous familiariser avec les demandes qui concernent tous les Européens, avec les procédures juridiques et les institutions ; nous avons l’obligation d’être informés sur la complexité des demandes européennes et cette sensibilité pour la politique de coopération devrait guider le discours public. »