La société française est profondément divisée, en deux camps qui s’opposent sur les points les plus essentiels et partagent un état d’esprit de « guerre civile froide » : le camp des « populistes-réactionnaires » d’un côté ; celui des « progressistes-humanistes-républicains » de l’autre (On utilisera ici à dessein le vocabulaire des progressistes. Ceux-ci comme chacun sait incarnent le Bien, le Bon et le Beau : il est donc normal que leur grille de lecture et leur façon de présenter les choses soient mises à l’honneur).
Les populistes, donc, veulent un arrêt de l’immigration, souhaitent un durcissement sécuritaire et sont hostiles à la mondialisation. Les positions du camp progressiste sont inverses.
Il est intéressant de mettre en évidence ce phénomène étrange, et c’est à cela qu’on s’attachera ici. On voit chacun des deux camps accuser l’autre de représenter les idées dominantes, de constituer « la pensée unique », d’être « politiquement correct », d’incarner la « bien pensance ».
Curieusement ces accusations croisées, en principe antinomiques, sont pourtant toutes deux avérées. Les deux camps ont raison : chacun d’entre eux incarne effectivement la pensée dominante.
Si une pareille bizarrerie est possible, c’est, bien sûr, que la domination exercée par l’un et l’autre camp idéologique n’est pas de même nature et ne s’exerce pas dans les mêmes secteurs de la société. La situation est en effet la suivante. Les idées « réactionnaires et populistes » sont très probablement largement majoritaires dans l’opinion (même si cela ne se traduit pas par un débouché politique en raison de la duplicité de la droite : celle-ci abuse les électeurs en adoptant avant les élections un discours de fermeté proche de celui du FN, pour mieux appliquer une fois élue une politique presque identique à celle de la gauche). Les idées « progressistes et humanistes » sont, elles, en situation de monopole chez ceux qui détiennent le pouvoir, pouvoir politique, médiatique, intellectuel et économique.
La situation pourrait être considérée dès lors comme peu démocratique. La classe dirigeante la juge pourtant pleinement légitime. Elle la justifie avec une parfaite bonne conscience. Mieux, elle en retire une forme de jouissance.
- Le sophisme du contre-pouvoir
L’oligarchie n’accorde pas de place à l’opposition « populiste » dans la politique (grâce en particulier au mode de scrutin). Elle lui laisse peu d’espace dans les médias (les médias étant la propriété des oligarques, seuls peuvent être recrutés les journalistes qui partagent les idées et les objectifs du Système). Elle n’organise pas de référendum sur des sujets susceptibles de donner libre cours aux pulsions malsaines du « populisme » et de la « démagogie » (qu’il s’agisse de l’immigration ou du mariage homo).
Lorsqu’elle commet l’erreur d’organiser un référendum dont le résultat s’avère négatif, l’oligarchie le fait revoter (comme en Irlande en 2009) ou bien choisit de ne pas appliquer la décision populaire (c’est ainsi que le contenu du TCE rejeté en France par référendum en 2005 a été pourtant mis en œuvre par le biais du traité de Lisbonne).
Pour justifier la persistance de cette situation peu conforme à l’idée démocratique, l’oligarchie emploie un premier argument qui a les allures d’une provocation.
Elle s’adresse en effet aux représentants des idées populistes en leur tenant en substance le discours suivant. « Vous êtes déjà majoritaires dans l’opinion. Le plus grand nombre des électeurs partagent peu ou prou vos idées. Une partie même de ceux qui votent pour les partis de gouvernement se sentent des affinités avec plusieurs de vos analyses. Que voulez-vous de plus ? Il faut bien que votre place dans les médias et la politique soit limitée, sinon vous exerceriez un complet monopole sur la société, et se mettrait en place une forme de totalitarisme. En occupant les postes de direction de la société française, nous ne faisons jamais, nous progressistes, que jouer les contrepoids et exercer un contre pouvoir… ».
Ce raisonnement est un sophisme. Il a les apparences d’une certaine rationalité et peut abuser certains. Il est en réalité évidemment mensonger et malhonnête puisque la démocratie, dont se réclament les progressistes, consiste précisément à donner le pouvoir aux représentants des idées dominantes.
La situation ainsi constituée est particulièrement crispante pour les populistes. Non seulement leur position dans les institutions et les cadres de la société est anormalement minorée mais ils sont en outre accusés d’occuper trop de place dans les esprits.
- « La démocratie s’arrête là où commencent les menaces contre la république »
L’oligarchie sait bien qu’elle fait subir plusieurs entorses à la démocratie : elle assume tout à fait ce comportement. Pour elle en effet, la démocratie ne consiste pas seulement à faire s’appliquer la loi de la majorité : elle doit être accompagnée du respect de certaines valeurs. Ces valeurs sont celles de la république : liberté individuelle, égalité, laïcité, universalisme (l’universalisme étant la traduction républicaine du mot fraternité). C’est pourquoi dans l’esprit des républicains, il est légitime d’empêcher par tout moyen l’accession au pouvoir des populistes par la voie des urnes, puisqu’ils sont accusés de ne pas partager les valeurs républicaines.
Notons que, sur ce point, les progressistes-humanistes-républicains sont sans aucun doute dans le vrai : les populistes-réactionnaires sont généralement assez peu républicains. Non qu’ils soient hostiles aux idéaux de liberté individuelle, d’égalité ou de laïcité. Mais le contenu qu’ils donnent à ces concepts diffère sensiblement de ce qu’il en est dans les conceptions progressistes. En outre les populistes sont nettement opposés à l’universalisme, tandis que cette utopie constitue un élément essentiel des valeurs républicaines.
C’est donc en toute conscience que les progressistes-humanistes dénient aux populistes tout droit d’occuper une position de pouvoir quelconque, quelle que soit l’étendue de leur faveur dans l’opinion. On retrouve là l’esprit de la célèbre proclamation révolutionnaire : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
- Les oligarques jouissent d’être détestés
Les oligarques progressistes-humanistes savent que les idées qu’ils défendent sont minoritaires et que la majorité des Français souhaiteraient sur les points les plus essentiels – immigration, sécurité, mondialisation – un changement radical de politique. Ils n’envisagent pas pour autant le moins du monde de tenir compte du vœu du peuple et de renoncer à leur pouvoir. Mieux, ils tirent une certaine jouissance de se trouver ainsi en butte à l’opinion majoritaire.
La première source de jouissance découle de ce qui vient d’être d’évoqué. Les progressistes croient à la supériorité de leur système de valeurs : dès lors ils aiment à se trouver dans le rôle d’une avant-garde à son service. Cette position est par nature celle des révolutionnaires. Ceux de 89 ne représentaient qu’une petite fraction de la société du temps. Mais ils bénéficiaient des Lumières : leur revenait donc naturellement la mission de guider le peuple pour lui permettre d’échapper à l’obscurantisme. C’est avec le même sentiment de constituer une avant-garde que les communistes ont conduit la révolution russe.
Quant au peuple, l’oligarchie éclairée considère que sa condition socio-économique et son asservissement aux patrons qui le font vivre l’empêchent de raisonner par lui-même de façon autonome : il est dès lors légitime que l’avant-garde progressiste se donne pour mission de faire en quelque sorte son bonheur malgré lui.
Il est une autre source de jouissance pour les oligarques républicains, secrète, indicible, inavouable, bien réelle pourtant : les progressistes jouissent d’exciter la colère de ceux qu’ils méprisent.
Ils savent que leurs idées et leurs objectifs ne correspondent pas aux vœux de la majorité. Ils n’hésitent pas à reconnaître que leurs adversaires populistes sont majoritaires dans l’opinion. Ils font pourtant ressortir le fait que tout sera fait pour qu’un « cordon sanitaire républicain » soit dressé devant eux afin de leur interdire l’accès au pouvoir. Les progressistes ajoutent également diverses injures à leurs proclamations républicaines et dénoncent « les idées nauséabondes » de leurs adversaires, incarnations toujours renouvelées de « la bête immonde ». Ils agitent également les menaces judiciaires contre ceux qu’ils accusent d’être « des porteurs de haine ». Les oligarques attisent ainsi la colère de leurs adversaires. Et cette colère les fait jouir.
Les oligarques sont détestés par le peuple : ils jouissent de cette détestation. Car de leur côté ils nourrissent pour le peuple, ses idées, ses conceptions, ses aspirations, sa culture, ses loisirs, son comportement, un insondable mépris.
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On peut se demander d’ailleurs si l’immigrationnisme n’est pas finalement motivé pour une bonne part par le dédain pour le peuple et la volonté de s’en distinguer. On sait que les chefs et les inspirateurs de l’immigrationnisme ont souvent des liens étroits avec le monde des clubs, des cercles, des réseaux d’influence, lesquels ont pour principe et pour finalité la sélection d’une élite.
Quel meilleur moyen que l’immigrationnisme pour permettre à l’oligarchie bourgeoise, au pouvoir depuis deux cents ans, de se distinguer radicalement de la foule et de marquer sa distance d’avec ce peuple spontanément xénophobe et vulgaire pour lequel elle n’éprouve que mépris !