Les Ve Assises nationales de la Recherche stratégique se sont tenues le 21 novembre dernier à l’école militaire devant plus de 1 200 personnes, sur un thème d’actualité : “Mondialisation Politique et religions : Affrontements et perspectives”. Des drames, l’actualité n’en a pas été avare ces dernières semaines. Nous le pressentions depuis longtemps. Affrontements interconfessionnels, dérives sectaires, régressions obscurantistes, actions terroristes menées par des individus se revendiquant d’une cause sacrée…
Par Alain Bauer
Les États modernes sont aujourd’hui confrontés à des violences, et notamment des violences à connotation religieuse qui, au plan international, créent autant de fractures d’un monde en déséquilibre permanent.
On ne peut échapper, pour ouvrir des assises portant ce titre, à la traditionnelle citation de référence. Malraux (car qui d’autre…) aurait dit : “Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas”.
Cette filiation n’est pas exacte. L’emblématique ministre de la Culture du Général de Gaulle ne l’a ni dit, ni écrit, et en a même récusé publiquement la paternité en 1975 : “Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien. Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire”.
Mais rien n’y fait. Comme le rappelle Pierre Assouline, des gens très sûrs d’eux resservent régulièrement la phrase à tout propos. Impossible d’y échapper dès que le sujet est dans l’air. Avec des variantes – “mystique” ou “spirituel” – apparaissant en lieu de place de “religieux”.
Le débat sémantique n’est pourtant pas sans intérêt et la place du spirituel, même laïque, du mystique, du religieux, de la part intime qui cherche la transcendance, pèse durablement sur l’action politique.
Il arrive ainsi qu’on s’intéresse plus à Babylone qu’à Bagdad quand on décide d’une intervention en Irak. On redécouvre les empires disparus (Perse, Ottoman, Russie orthodoxe,…), on subit la vengeance de l’histoire et de la géographie quand on feint de ne pas comprendre les conflits contemporains.
En matière criminelle ou terroriste, mais pas seulement, ce qui semble nouveau est le plus souvent ce qu’on a oublié. Ceci vaut aussi pour la question stratégique.
L’adversaire, l’ennemi, ne va plus de soi. Le temps et l’espace se sont rétractés au rythme des réseaux sociaux.
Les frontières tirées au double décimètre, les angles droits de la colonisation, n’ont pas fait disparaître les identités, les tribus, les obédiences. Elles n’ont fait que les masquer provisoirement.
Et dans ce mitonnement des mondes qu’on croyait renvoyés dans les livres d’histoire d’avant-tablettes, nous voici brutalement, sauvagement parfois, exposés à nos fautes ou à nos actions.
Il s’agit désormais d’essayer de comprendre pourquoi et comment la mondialisation modifie profondément les interactions pluriséculaires entre le politique et le religieux, induisant des bouleversements stratégiques dans la plupart des pays du globe. Tel est l’enjeu de nos travaux d’aujourd’hui.
La mondialisation, c’est, bien sûr, d’abord une ouverture des frontières et une facilité de circulation sans commune mesure avec ce que les générations précédentes avaient connu. Pour le meilleur et pour le pire.
Car la “marchandisation” du monde progresse, envahissant toutes les sphères de l’existence, y compris celles, intimes, du corps et du sacré.
Les migrations déstructurent les repères sociaux de communautés entières.
Les progrès des droits de l’homme et de la démocratie de marché se heurtent à de fortes résistances liées à des conservatismes et des replis identitaires virulents.
Des individus de plus en plus nombreux se retrouvent livrés à leur propre liberté et se regroupent en de nouvelles “tribus” aux allégeances multiples, soumis à des injonctions contradictoires dans un monde aux incessantes mutations.
En quête de “solutions” tant individuelles que collectives, ils subissent la concurrence à laquelle se livrent le politique et le religieux pour les mobiliser et parfois les contrôler, a minima autour de symboles et de repères moraux, mais aussi, de façon plus ambitieuse, autour de conceptions, différenciées pour être acceptables, de l’identité collective comme de la transcendance.
De plus, les États occidentaux, affaiblis par les mutations du monde, tentent souvent de garder une part de leur autorité en disqualifiant le discours théologique dans le champ de la vie pratique et publique. Alors que, dans le même temps, les églises ne se privent pas de critiquer un relativisme des valeurs qu’elles considèrent inhérent à la modernité de nos sociétés ouvertes.
La mondialisation ouvre ainsi, sous nos yeux, une nouvelle période de coexistence, pas nécessairement pacifique, du politique et du religieux, en mettant en tension ces éléments essentiels du “vivre ensemble”.
Régis Debray, toujours plus fécond et plus précis, est allé plus loin dans l’analyse de ce qui fait aujourd’hui crise et chaos autour de la dilution des appartenances dans un grand tout qui ne peut, par l’échange des marchandises, répondre aux besoins humains d’identité et d’appartenance :
“Il n’était pas prévu par nos maîtres-penseurs que le supposé ‘village global’ du XXIe siècle pût voir tant de villageois s’entre-tuer, tant de quartiers en venir aux mains. La diffusion du savoir, des bibliothèques, du télégraphe et des machines à vapeur était supposée mettre fin à la tour de Babel. C’était le credo de base des Lumières, ce que nous avaient annoncé Voltaire et Victor Hugo, et dans la foulée les prophètes du management et du désenchantement du monde (Karl Marx ou Marx Weber, Jean Monnet ou JJSS).
Où est la surprise ?
Dans le fait qu’à la mondialisation techno-économique correspond une balkanisation politico-culturelle, porteuse d’insurrections identitaires où la sacralité a changé de signe.
Le défoulement, le déferlement des arriérés historiques, peuvent s’entendre comme les conséquences même de l’uniformisation technique de la planète. Le surinvestissement des singularités locales compensant le nivellement des outillages, la carte bleue fait ressortir la carte d’identité et l’appétence de racines.
Comme si le déficit d’appartenance appelait une surenchère compensatoire”.
Comme Robert Muray le rappelait dans son formidable XIXe siècle à travers les âges, nous avons toujours l’impression que la science remplace la superstition. Et que le progrès va de pair avec la restriction de l’espace religieux. En fait, il semble bien que les deux processus d’expansion soient concomitants. L’accélération de l’uniformisation globalisante génère mécaniquement un retour aux sources de la tradition et de la coutume (quitte parfois à en inventer qui n’existaient pas, pour compenser la perte des repères subie).
Ce double mouvement se révèle donc à la fois symétrique et contraire, créant une tension que le message rabâché du lendemain qui chante ne peut plus réduire.
Le symbolique est donc naturellement de retour. Et sa dimension ne permet pas la seule normalité anaphorique dans la réponse à la désillusion, au désespoir, au mépris ou à la colère qui monte partout, et pas seulement en Occident.
Le message gaullien ou churchillien n’était pas seulement construit dans la résistance ou la volonté. Il s’appuyait aussi sur une mise en forme, une mise en scène, qui en renforçait le contenu et en permettait la crédibilité. Distance, rareté de l’apparition publique, incarnation souveraine constituaient le cœur d’un rituel accepté par le plus grand nombre au nom de l’indispensable gestion politique de la transcendance d’État.
Le religieux, le spirituel, la foi ou la croyance ne nous rattrapent pas, en concurrence avec les autres symboles civils ou laïques. Ils meublent simplement le vide laissé par le désenchantement du politique.
En 1927, le grand physicien et fondateur de la mécanique quantique Werner Heisenberg définissait ce qu’il avait d’abord appelé le principe d’incertitude, selon lequel il est impossible de connaître avec précision à la fois la position et la vitesse d’une particule. On crut pendant longtemps que le problème relevait de la qualité du processus d’observation, avant de découvrir qu’il s’agissait plus fondamentalement d’une propriété essentielle de la matière Il le remplacera plus tard par le principe d’indétermination.
Il est temps, en matière stratégique, de revenir ainsi aux propriétés fondamentales de l’Histoire. Il n’y a ainsi pas – et ne peux y avoir – de choc de civilisations. Il ne peut y avoir qu’un choc des incultures. Et il est largement temps de rappeler une fois de plus que la laïcité n’a jamais constitué une excuse à l’ignorance. Des sciences comme des religions.
lenouveleconomiste.fr
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