On dit souvent que le Français est très majoritairement issu de souches paysannes. C'est sans doute pourquoi il a une passion particulière pour la cause agricole et des idées pour la défendre. C'est le but de ce billet, le piéton du roi étant, lui, greffé sur la souche viticole. Je lis souvent les analyses bretonnantes de Jean-Philippe Chauvin et partage toutes ses conclusions* mais, historien plus qu'économiste, il ne perce pas suffisamment la dictature des filières. Les paysans qui barrent les routes pour le lait ou le cochon sont victimes d'un modèle économique centré sur la liberté de l'offre, liberté régulée par la punition ciblée des subsides à éclipse qu'ils reçoivent. Sans faire un cours de Génie rural, on peut distinguer deux agricultures pour demain et on va voir que les filières porcines et laitières actuelles n'y sont pas.
L'agriculture sympa est la ferme en polyculture**
... sur laquelle subsiste une famille qui peut être nombreuse et qui sert le marché local en produits frais et contrôlables. Il y a de l'avenir sur cet axe, pour la simple raison que c'est le seul modèle anticapitaliste, et que l'argent vagabond n'y viendra pas. La demande de produits propres augmentera sans arrêt. Les prix aussi ; mais l'hypocondrie latente du mangeur lui fera accepter un surprix "qualité" qui le sauvera du cancer. Dans cette agriculture, on peut ranger toutes les niches techniques à commencer par la viticulture et les laiteries, mais aussi le maraîchage, la production fruitière artisanale et la salaison.
Ces activités ne rendent pas riches, mais permettent d'élever une famille très convenablement dans un cadre naturel. Le contact direct avec le consommateur indique les déviations à prendre pour bien continuer. C'est le vieux modèle français qui malgré tout ne peut plus nourrir les villes.
La seconde agriculture est celle des filières.
C'est un modèle adapté à la consommation de masse, d'autant plus pertinent pour accompagner la métropolisation de l'espace qui est en train de s'imposer. Ce que produit l'agriculture des filières et une matière première qui doit franchir un ou plusieurs stades de transformation pour atteindre le consommateur. Or les manifestations que nous voyons tous les jours nous indiquent qu'elle fonctionne en régime d'offre. J'allais dire bêtement. Les producteurs font tourner leurs exploitations et se présentent sur le marché pour écouler les matières premières. A partir de là tout leur échappe. C'est le plus mauvais modèle et pourtant le plus ancien, quasiment médiéval. Mais curieusement, c'est celui qui dès l'après-guerre fut poussé par le Génie rural, adossé au Crédit agricole qui suppléait au défaut de capital par des prêts gagés sur le travail. La seule pompe qui fonctionne au bénéfice de tous sur une filière agricole est la pompe aspirante. Le transformateur au contact du marché de consommation organise les productions intermédiaire et primaire, la filière n'ayant qu'un seul patron : le client final. Dans ce modèle, le transformateur passe des contrats d'approvisionnement (un peu comme dans le raffinage pétrolier). Certes, en période de surproduction il est plus avantageux pour lui de venir sur le marché spot, mais on peut le contraindre de diverses façons comme en compliquant les marchés spot ou en y raréfiant l'offre. Le Cadran de Pleven fut le boulevard d'accès des transformateurs à la mise en coupe réglée des producteurs porcins ! Si le transformateur n'a plus de place de marché global où agir hors-contrat, cela devient très difficile pour lui de gérer les approvisionnements qui lui sont indispensables à faire tourner l'usine. Renverser le modèle prendra du temps, mais l'impulsion est déjà donnée dans certains segments comme la volaille.
Cowgirl |
Si on veut être complet (j'ose), il existe une troisième agriculture, mais qui n'impacte pas vraiment la crise agricole, motif de ce billet : c'est l'agriculture commerciale internationale qui fournit le marché mondial en denrées de base. Celle-ci n'a besoin ni des soins de l'Etat, ni même de la surveillance de Bruxelles même si elle en accepte les subsides. Elle est réglée par un cadran spécial commun à tous, chaque spécialité a le sien, qu'il soit à Paris, Londres ou Chicago (voir la carte). Les productions tropicales sont mieux connues (café, cacao, soja) mais nous y sommes aussi pour les blés meuniers, l'orge, le maïs-grain, le houblon, le colza etc... que nous appelons les "grandes cultures". Cette agriculture est forcément capitalistique, elle est organisée en groupements puissants capables de faire plier des Etats ; elle livre par bateaux complets et contribue plus à nos exportations que la filière automobile ! Les ministres qui se succèdent à Paris n'en comprennent pas toujours les tenants et aboutissants. C'est un métier relativement fermé, un peu comme le bitume, l'urée ou les pistaches.
Terminons du côté obscur de la force.
Les acteurs de marché pointent souvent du doigt la "grande distribution" et ils ont bien raison. La grande distribution dont la centrale d'achat la plus emblématique du secteur est celle des Leclerc, manœuvre toujours à la limite de la rupture de ses ressources. Pour avoir le prix final le plus bas possible, il faut acheter le plus bas possible, mais pour conserver de la ressource - i.e les couillons qui se lèvent tôt - il suffit de payer le "juste prix" un poil plus haut que le prix auquel on se suicide. Et si les paysans sentent bien cette politique délibérée contre leurs intérêts, les ministres qui se pavanent sur les foires ne s'en occupent pas. C'est au choix : ou bien ils sont bêtes, ou bien ils sont complices. Ne donnons pas de mauvaises idées, mais parfois, faire passer la justice de Laguiole résout bien des conflits. Une agriculture de filière renversée en "pompe aspirante" devra passer en force sur la grande distribution en clouant ses chauves-souris sur la porte des granges.
En résumé (?!), l'indice de bonheur brut du paysan est dans la ferme de proximité ; mais il peut aussi se réaliser comme maillon premier d'une filière de produits transformés qu'il intégrera complètement. Le paysan du Crédit agricole est foutu. Quand on fera les comptes, on y réintégrera le prix de la sueur avant de tirer les soldes. Après, on pourra parler de tout ça à Bruxelles. Si la conséquence première est de diminuer d'inutiles subventions : on y fera de l'audimat.