On me demande souvent quelle est ma position face à ce que le monde académique américain appelle la « French Theory ». Elle peut paraître ambigüe. En tous les cas de figure, elle ne correspond pas à celle qu’ont adoptée des personnalités que les maniaques de l’étiquetage placent à mes côtés, à mon corps défendant. Récemment, un théoricien néo-droitiste ou plutôt néo-néo-droitiste, François Bousquet, a rédigé un opuscule pamphlétaire dirigé contre les effets idéologiques contemporains de l’idéologie que Michel Foucault a voulu promouvoir par ses multiples happenings et farces contestatrices des ordres établis, par ses ouvertures à toutes les marginalités, surtout les plus farfelues. A première vue, le camarade néo-droitiste Bousquet, qui a accroché son wagonnet au « canal historique » de cette mouvance, a bien raison de fustiger ce carnaval parisien, vieux désormais de trois ou quatre décennies (*). Le festivisme, critiqué magistralement par Philippe Muray avant son décès hélas prématuré, est un dispositif fondamentalement anti-politique qui oblitère le bon fonctionnement de toute Cité, handicape son déploiement optimal sur la scène mondiale : dans ce contexte absurde, on n’a jamais autant parlé de « citoyenneté », alors que le festivisme détruit la notion même de « civis » de romaine mémoire. La France, depuis Sarközy et plus encore depuis le début du quinquennat de Hollande, est désormais paralysée par diverses forces délétères dont les avatars plus ou moins bouffons de ce festivisme post-foucaldien se taillent une large part.
Le paysage intellectuel français est envahi par cette luxuriance inféconde, ce qui déborde, via les relais médiatiques, dans la vie quotidienne de chaque « citoyen », distrait de sa nature de zoon politikon au profit d’un histrionisme ravageur. L’interprétation anti-foucaldienne de Bousquet peut donc s’avérer légitime quand on pose le diagnostic d’une France gangrénée par diverses forces pernicieuses dont ce festivisme inauguré par les foucaldiens avant et après la mort de leur gourou.
Cependant, une autre approche est parfaitement possible. L’Occident, que j’ai toujours défini comme un ensemble idéologique et politique négatif et vecteur de déclin, est constitué d’un complexe touffu de dispositifs de contrôle installés par des pouvoirs malsains se réclamant notamment de Descartes et surtout de Locke. Aujourd’hui, ces dispositifs cartésiens/lockiens, occidentaux au sens négatif du terme (notamment pour les penseurs russes), sont critiqués par une figure actuelle de la gauche américaine comme Matthew B. Crawford. Cet auteur est à la base un philosophe universitaire qui a rejeté ces dispositifs idéologico-philosophiques abscons et déréalisants pour devenir l’entrepreneur d’un bel atelier de réparation de motos. Il explique son choix : c’est une lecture approfondie de Heidegger qui l’a amené au rejet définitif de cet appareil philosophico-politique occidental, expression sans doute de ce que le philosophe de la Forêt Noire nommait la « métaphysique occidentale ». Heidegger, pour Crawford, est le philosophe allemand qui a essayé d’infléchir la philosophie en direction de la concrétude, de la substance palpable, après avoir constaté que la philosophie occidentale débouchait dans un cul-de-sac, sans espoir d’en sortir.
Crawford, comme Foucault, est donc un heideggerien cherchant à retrouver la concrétude derrière le fatras idéologique occidental. Crawford et Foucault constatent, suite à une lecture attentive des écrits de leur maître souabe, que Locke, figure emblématique de la pensée anglo-saxonne et, par suite, de la pensée politique dominante dans toute l’américanosphère, rejetait la réalité dans tous ses aspects comme un médiocre ensemble de trivialités. Cette position de Locke, père fondateur d’un libéralisme aujourd’hui dominant sur la planète, conduit à considérer tout contact avec les réalités concrètes, tangibles et substantielles comme non philosophique voire anti-philosophique, donc comme une démarche dépourvue d’importance voire grosse de perversités à oublier ou à refouler.
Foucault, avant Crawford, avait souligné la nécessité de se débarrasser de cet appareil conceptuel oppresseur bien qu’en lévitation perpétuelle, cherchant délibérément à rompre tout contact avec le réel, à détacher hommes et peuples de tout resourcement dans la concrétude. Dans ses premiers écrits, que Bousquet ne cite pas, Foucault a montré que les dispositifs de pouvoir inaugurés par les Lumières du 18ème siècle ne constituent nullement un mouvement de libération, comme le veulent les propagandes occidentales, mais, au contraire, un mouvement subtil de mise au pas des hommes et des âmes destiné à dresser l’humanité, à l’aligner sur des schémas rigides et à l’homogénéiser. Dans cette optique, Foucault constatait que, pour la modernité des Lumières, l’hétérogénéité, constitutive du monde, soit les innombrables différences entre peuples, religions, cultures, « patterns » sociaux ou ethniques, devait irrémédiablement disparaître. Claude Lévi-Strauss, pour sa part, en tant que philosophe et ethnologue, avait plaidé pour le maintien de tous les schèmes ethno-sociaux afin de sauver l’hétérogénéité du genre humain parce que c’était justement cette hétérogénéité qui permettait à l’homme de pouvoir poser des choix, d’opter, le cas échéant, pour d’autres modèles si les siens, ceux de ses héritages, venaient à faillir, à s’affaiblir, à ne plus s’avérer capables de faire front dans les combats pour la vie. L’option de Lévi-Strauss était donc ethnopluraliste.
Foucault, lui, a choisi une autre voie pour échapper, croyait-il, à l’emprise des dispositifs inaugurés par les Lumières et visant l’homogénéisation totale et complète de l’humanité, toutes races, ethnies et cultures confondues. Pour Foucault, interprète audacieux de la philosophie de Nietzsche, l’homme, en tant qu’individu, devait « se sculpter soi-même », faire de sa personne une nouvelle sculpture au hasard de ses caprices et de ses désirs, en combinant autant d’éléments possibles, choisis arbitrairement pour changer son donné physique et sexuel, comme le suggèreront en force, et jusqu’à la folie, les théories du genre après lui. C’est cette interprétation-là du message nietzschéen que Bousquet, dans son nouveau pamphlet néo-droitiste, a fustigée copieusement. Mais, indépendamment de cette audace polissonne de Foucault et de tous les foucaldiens qui l’ont suivi, la pensée de Foucault est également nietzschéenne et heideggerienne quand elle entend susciter une méthode « généalogique et archéologique » pour en arriver à comprendre le processus d’émergence de notre cadre civilisationnel occidental, aujourd’hui rigidifié.
Je pense que Bousquet aurait dû tenir compte de plusieurs refus de Foucault pour ne pas demeurer au stade du pur prurit pamphlétaire : la critique foucaldienne de l’homogénéisation des Lumières et du rejet lockien du réel comme insuffisance indigne de l’intérêt du philosophe (cf. Crawford), la double méthode archéologique et généalogique (que la philosophe française Angèle Kremer-Marietti avait mise en exergue jadis dans un des premiers ouvrages consacrés à Foucault). En ne tenant pas compte de ces aspects positifs et féconds de la pensée de Foucault, Bousquet fait courir un risque à son landernau néo-droitiste parisien, celui de réintroduire en son maigre sein une rigidité conceptuelle dans les stratégies métapolitiques alternatives qu’il entend déployer. L’anti-foucaldisme de Bousquet a certes ses raisons mais il me paraît inopportun d’opposer de nouvelles rigidités à l’apparatus actuel constitué par les nuisances idéologiques dominantes. Foucault demeure, en dépit de ses multiples giries, un maître qui nous apprend à comprendre les aspects oppresseurs de la modernité issue des Lumières. La faillite des établissements politiques inspirés par le fatras lockien conduit aujourd’hui les tenants de ce bataclan démonétisé à faire appel à la répression contre tous ceux qui, pour paraphraser Crawford, feraient mine de vouloir retourner à un réel concret et substantiel. Ils tombent le masque que Foucault avait, après Nietzsche, essayé de leur arracher. La modernité est donc bel et bien un éventail de dispositifs oppresseurs : elle peut dissimuler cette nature foncière tant qu’elle tient un pouvoir qui fonctionne vaille que vaille. Cette nature revient au galop quand ce pouvoir commence à crouler.
Le festivisme des post-foucaldiens n’a finalement été qu’un fin peinturlurage pour donner du bois de rallonge aux établissements « lockiens ». A ce titre, Crawford est, dans le contexte contemporain, plus pertinent et plus compréhensible que Foucault quand il explique comment les pensées soi-disant libératrices des lockiens ont éloigné l’homme du réel, jugé imparfait et mal agencé. Ce réel, par sa lourde présence, handicape la raison, pensait Locke, et mène les hommes à l’absurde. Nous avant là, anticipativement, et sur un plan philosophique apparemment raisonnable et décent, le réflexe défensif et agressif de l’établissement actuel face à diverses réactions dites « populistes », ancrées dans le réel de la vie quotidienne. Ce réel et ce quotidien se rebiffent contre une pensée politique imposée et anti-réaliste, niant les ressorts du « réel réellement existant », du « réel sans double (imaginaire) » (Clément Rosset). La pensée politique dominante et les appareils juridiques sont lockiens, nous dira Crawford, dans la mesure où le réel, où toute concrétude, toute tangibilité, sont posés derechef comme imparfaits, insuffisants, absurdes. Les tenants de ces postures arrogantes sont dans le déni, le déni de tout. Et ce déni absolu finira par basculer dans le répressif ou par sombrer dans le ridicule ou dans les deux à la fois, le temps d’une apothéose bouffonne, grimaçante. En France, le trio Cazeneuve, Valls et Hollande, et le cortège des femelles qui tournoient autour d’eux en donne déjà un avant-goût sinon une illustration.
Foucault avait découvert que toutes les formes de droit instaurées depuis le 17ème siècle français (cf. son livre intitulé « Théories et institutions pénales ») étaient répressives. Elles avaient abandonné un droit, d’origine franque et germanique, qui était, lui, véritablement libertaire et populaire, pour le troquer contre un appareillage juridique et judiciaire violent en son essence, anti-réaliste, hostile au « réel réellement existant » qu’est par exemple la populité. Le comportement de certains juges français face aux réactions populaires, réalitaires et acceptantes, ou face à des écrits jugés incompatibles avec les postures rigides dérivées de l’antiréalisme foncier des fausses pensées des 17ème et 18ème siècles, est symptomatique de la nature intrinsèquement répressive de cet ensemble établi, de ce faux libertarisme et révolutionnisme désormais rigidifiés parce qu’institutionalisés.
Nous pourrions donc percevoir la « French Theory », et ses aspects dérivés de la pensée de Foucault (en ses différents aspects successifs), non comme un vaste instrumentarium visant à recréer arbitrairement l’homme et la société, tels qu’ils n’ont jamais été auparavant dans l’histoire et dans la phylogénèse, mais, au contraire, comme une panoplie d’outils pour nous débarrasser du fardeau que Heidegger désignait comme des « constructions métaphysiques » faillies qui oblitèrent désormais lourdement la vie réelle, le donné vital des peuples et des individualités humaines. Nous devons nous doter d’instruments conceptuels pour critiquer et rejeter les dispositifs oppresseurs et homogénéisants de la modernité occidentale (lockienne), qui ont conduit les sociétés de l’américanosphère dans l’absurdité et le déclin. De plus, un rejet cohérent et philosophiquement bien charpenté des appareils issus des Lumières implique de ne pas inventer un homme soi-disant nouveau et fabriqué (sculpté, dirait Foucault dans ce qu’il faut bien nommer ses délires…).
L’anthropologie de la révolte contre les dispositifs oppresseurs qui se donnent le masque de la liberté et de l’émancipation pose un homme différent de cet homme séraphinisé des lockiens secs et atrabilaires ou modelé selon les fantaisies hurluberluesques du Foucault délirant des années 70 et 80. La voie à suivre est celle d’une retour/recours à ce que des penseurs comme Julius Evola ou Frithjof Schuon appelaient la Tradition. Les voies pour modeler l’homme, pour le hisser hors de sa condition misérable, tissée de déréliction, sans toutefois le chasser du réel et des frictions permanentes qu’il impose (Clausewitz), ont déjà été tracées, probablement aux « périodes axiales » de l’histoire (Karl Jaspers). Ces voies traditionnelles visent à donner aux meilleurs des hommes une épine dorsale solide, à leur octroyer un centre (Schuon). Les ascèses spirituelles existent (et n’imposent pas nécessairement le dolorisme ou l’auto-flagellation). Les « exercices » suggérés par ces traditions doivent impérativement être redécouverts, comme d’ailleurs le philosophe allemand Peter Sloterdijk vient récemment de le préconiser. De fait, Sloterdijk exhorte ses contemporains à redécouvrir les « exercices » d’antan pour se discipliner l’esprit et pour se réorienter dans le monde, afin d’échapper aux impasses de la fausse anthropologie des Lumières et de leurs piètres avatars idéologiques des 19ème et 20ème siècles.
Les « Gender Studies » et les gesticulations post-foucaldiennes sont également des impasses, des échecs : elles ont annoncé notre « kali yuga », imaginé par l’antique Inde védique, époque de déliquescence avancée où hommes et femmes se conduisent comme les bandarlogs du « Livre de la Jungle » de Kipling. Un retour à ces traditions et ces exercices, sous le triple patronage d’Evola, Schuon et Sloterdijk, signifierait mettre une parenthèse définitive aux expériences bizarres et ridicules qui ont conduit l’Occident à son déclin actuel, qui ont amené les Occidentaux à déchoir profondément, à devenir des bandarlogs.
Robert Steuckers,
Bruxelles-Ville, juin 2016.
(*) Le problème de Bousquet, c’est qu’il fustige ce carnaval grand format au départ d’un cénacle tout aussi carnavalesque, mini-format, où des figures à la Jérôme Bosch s’agitent et se trémoussent.
http://robertsteuckers.blogspot.fr/2016/09/quelques-remarques-sur-la-french-theory.html