Maître de conférence à l’IPAG (Institut de Préparation à l’Administration Générale) de l’Université de Valenciennes, Stéphane François est docteur en sciences politiques et historien des idées. Spécialiste des droites radicales françaises, ses travaux se concentrent sur les pratiques et aspects culturels de ces milieux politiques. Malgré de fortes divergences sur l’écologie politique radicale et la critique des Lumières, nous l’avons interrogé sur la contre-culture, les subcultures et leur rapport aux mouvements d’extrême-droite. En effet, il n’est pas rare que ces subcultures, qui vont de la musique à l’esthétique en passant par la littérature, soient ambivalentes du fait d’un certain politisme : ainsi en est-il des skins qui peuvent être d’extrême-gauche ou d’extrême-droite ; ou de certaines scènes musicales dont l’apolitisme a pu les ouvrir à l’extrême-droite. Par ailleurs, il est intéressant d’analyser les stratégies de la frange la plus radicale de l’extrême-droite dans sa tentative d’hégémonie culturelle, comme dans ses stratégies d’influence sur la droite radicale de manière générale.
Le Comptoir : Pouvez-vous définir le concept de “subculture” que vous employez pour parler des cultures marginales ?
Stéphane François : Le terme “subculture” renvoie chez moi (mais aussi chez beaucoup d’autres) à l’idée de sous-culture, à comprendre dans le sens de culture minoritaire/marginale, produites par les marges, la périphérie de la société. Comme l’expression “sous-culture” est connotée péjorativement en France (le préfixe “sous” renvoyant à l’idée de moindre qualité), je préfère utiliser le terme anglo-saxon, qui n’a pas cette connotation négative. Je renvoie par exemple aux études de Frédéric Martel (Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias), de Ken Gelder (Subcultures) ou de Chris Jenks (Subculture. The fragmentation of the social).
Au-delà de ce chipotage sémantique, j’entends par “subculture” des modes d’existence minoritaires (et leurs valeurs) qui participent explicitement à un désir de subversion des valeurs établies. En ce sens, ce terme est synonyme d’underground. Ce dernier peut être défini de la façon suivante : il s’agit d’un mode de vie en marge des valeurs dominantes de la société, le mainstream, qui se manifeste par l’élaboration de ses propres règles à la fois de vie et intellectuelle/culturelle. Il se manifeste également par une radicalité politique (engagement ou désengagement radical) et/ou artistique associé à un très bon niveau culturel (autodidacte ou non) et à une volonté de subvertir. Il comprend enfin l’idée d’interdit, de non autorisé. Il s’agit d’un système déviant, au sens donné à cette expression par Howard Becker. Ce dernier définissait la déviance par l’écart, l’isolement, l’exclusion (dans le cas présent l’auto-exclusion), l’anormalité, l’inadaptation, l’asociabilité, l’anomie, la différence, l’étrangeté, la dissidence, la désobéissance, l’infraction, l’illégalisme, la stigmatisation, l’étiquetage, etc. Bref, nous sommes face à des contre-modèles de civilisations ou de culture ayant leur grille d’interprétation et d’entendement du monde.
Comment les subcultures, qu’on aurait plutôt tendance à associer à l’extrême-gauche ou à l’apolitisme, ont-elles pu devenir d’extrême-droite ? Comment le punk a-t-il pu devenir d’extrême-droite ?
L’une des erreurs communes est de croire que les subcultures sont forcément de gauche ou d’extrême gauche. C’est une méconnaissance des avant-gardes et des premières alternatives : certains futuristes ont participé à la naissance et à la théorisation du fascisme ; Evola a été à un moment attiré par le dadaïsme… Lovecraft ou Howard n’étaient pas vraiment des personnes de gauche. Et je ne parle même pas de Tolkien qui était un catholique très conservateur. Parmi les premiers alternatifs allemands, certains avaient une tendance d’extrême droite (je renvoie à Hermann Hesse et son livre L’enfance d’un magicien dans lequel il raconte une assemblée alternative dans l’Allemagne du début du XXe siècle). Les hippies des années 1970 avaient pour maitres à penser des penseurs réactionnaires (Guénon) ou ayant flirté avec le fascisme (Eliade, Evola). Je pourrais multiplier les exemples. Les subcultures ne sont pas devenues d’extrême droite. Elles sont ce que ses animateurs en font.
« Les hippies des années 1970 avaient pour maitres à penser des penseurs réactionnaires (Guénon) ou ayant flirté avec le fascisme (Eliade, Evola). »
Le punk, mouvement de révolte nihiliste au départ (je pense aux Damned ou aux Sex Pistols), a rencontré assez rapidement les préoccupations d’une jeunesse certes souvent populaire, mais également aussi nationaliste. Cette rencontre a donné naissance au mouvement “naziskin” (j’utilise cette expression pour ne pas les confondre avec les skinheads “roots” ou “old school”). À côté de ce mouvement, on a vu également apparaître des groupes à la fois antifascistes et anticommunistes (au sens antistaliniens). Le plus connu d’entre eux est Crisis, le groupe qui donnera naissance plus tard au mythique Death In June, dont les membres évolueront par la suite à l’extrême droite païenne et nationaliste-européenne (Doug Pearce sera fasciné par la Nuit des Long Couteaux, se référera régulièrement au nazisme et deviendra païen, tendance nordiciste ; Patrick Leagas s’engagera dans les commandos de marine britannique avant de revenir sur la scène musicale en tant que païen ; Tony Wakeford sera membre durant un temps du British National Front et deviendra également un militant néopaïen nordiciste, avant de s’éloigner de la politique). Death In June, avec d’autres groupes contre-culturels d’extrême droite comme NON (du performer et ésotériste Boyd Rice, qui également s’éloignera de la politique à la fin des années 1990), donneront naissance à la scène neofolk, très marquée à droite et jouant avec les interdits, comme le firent les punks. Au sein de cette scène marginale qu’est la scène punk, ces évolutions sont également marginales, mais pas surprenantes.
Ces subcultures d’extrême-droite sont-elles uniquement musicales ?
Non. Elles peuvent être également littéraires, artistiques, ésotérisantes, pornographiques, cinématographiques… En fait, elles ressemblent aux autres subcultures, mais avec un aspect identitaire, raciste ou fascisant en plus. Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser aux “abécédaires” publiés par des militants d’extrême droite, comme celui de Philippe Vardon (Eléments pour une contre-culture identitaire) dans les années 2000. Tous les aspects (look, films, livres, musiques, bédés, etc.) y sont abordés. Les bédés de Jack Marchal, reprenant les canons de la bédé underground, sont d’ailleurs devenues cultes dans ces milieux… Il suffit aussi de se pencher sur les activités de la CasaPound en Italie : c’est un lieu contre-culturel comme il y en a tant en Europe, avec ses concerts, ses performances, son street art, etc., mais d’extrême droite. La référence au poète Ezra Pound n’est pas anodine : il fut un artiste avant-gardiste ayant pris position pour le fascisme. Il fut célébré par les avant-gardistes pour ses Cantos et par les néofascistes pour son “martyr” : soutien de Mussolini lorsqu’il était installé en Italie, il fut interné pendant treize ans dans un hôpital psychiatrique par les Américains.
« Ce sont surtout les militants nationalistes-révolutionnaires, rejetons intellectuels du fascisme et de la “révolution conservatrice” allemande, qui seront après-guerre les précurseurs d’une subculture d’extrême droite. »
S’apparentant à des nationalismes, les analogies entre subcultures de pays différents sont frappantes : on voit par exemple émerger tant en Europe occidentale qu’en Russie (avec le national-bolchévisme qui s’enracine dans toute une “contre-culture” musicale rock) des courants musicaux directement affiliés à une mouvance d’extrême-droite. Est-ce une coïncidence ou est-ce qu’il y a des liens sur le plan international ?
Non, elles ne s’apparentent pas à des nationalismes : elles se nourrissent des cultures et contre-cultures, des unes et des autres. Ce sont des milieux ouverts qui s’enrichissent d’apports extérieurs, y compris provenant de l’extrême gauche. Ainsi, Guevara est régulièrement récupéré… La pionnière fut l’extrême droite italienne qui rapidement se mit à citer des auteurs comme Mishima ou Jünger, à s’intéresser à Tolkien (avec les camps “Hobbit” à la fin des années 1970), au rock progressif, etc.
Concernant le national-bolchevisme russe, il ne faut pas oublier qui est l’un de ses fondateurs. Édouard Limonov a vécu en Occident et a connu les contre-cultures. Il fréquentera différentes avant-gardes et bohèmes, en URSS, à New York, à Paris. Il y a un côté très “punk” chez lui, milieu qu’il fréquenta à New York. D’ailleurs, le Parti national-bolchevique a été cofondé avec le très réactionnaire Douguine et un punk russe, Egor Letov. Dès le départ, il y a un côté rock et provocateur dans ce parti, un aspect qui déplaira d’ailleurs à Douguine. En outre, il ne faut pas inverser la proposition : ce ne sont pas des musiciens contre-culturels qui ont évolué vers l’extrême droite, mais des militants d’extrême droite qui ont créé une scène musicale. Même si le premier cas de figure existe bel et bien. Ces milieux donneront naissance à ce que j’ai appelé la scène europaïenne (qui comprend un certain nombre de groupes américains) qui a beaucoup tourné ensemble et qui a participé à des projets communs comme des compilations en hommage à la Garde de fer roumaine, à Evola, etc. Enfin, il y a eu des tentatives dans les années 1980 et 1990 de création de milieux contre-culturels par des tendances de l’extrême droite européenne, en particulier nationalistes-révolutionnaires, qui ont connu plus ou moins le succès. Il y a donc eu dans certains cas une stratégie délibérée.
Peut-on rapprocher les subcultures que vous analysez dans vos écrits avec les subcultures internet qui ont été récemment investies par l’extrême-droite (avec notamment l’utilisation massive du Pepe the frog par Trump ou les marinistes) ?
Dans le cas des identitaires et de l’alt-right, oui on peut faire le rapprochement. Cela fait partie d’une stratégie. Dans le cas du marinisme, non pas vraiment. Ceci dit, concernant ce dernier, cela peut changer du fait de l’entrée d’identitaires au sein de la formation mariniste.
Avant les années 1970, il y a un précédent liant explicitement esthétique et politique à l’extrême-droite : notamment le futurisme avec le fascisme. Peut-on lier ce rapport entre fascisme et certains mouvements artistiques, au rapport entre cette extrême-droite moderne et les subcultures ?
Il n’y a pas eu que le fascisme qui entretint un rapport à l’art et à l’esthétique : les Nazis se passionnèrent également pour cette question, cherchant à créer un art racial, l’“art allemand”. Il y eut également des débats houleux sur la place des avant-gardes artistiques, je pense en particulier au débat sur l’expressionnisme promu comme “art allemand” par des proches de Goebbels et violemment critiqué par Rosenberg et Himmler. Cette polémique s’est concrétisée par la fameuse exposition sur l’“art dégénéré”…
Pour répondre à votre question, il y a un lien effectivement. Ce sont surtout les militants nationalistes-révolutionnaires, rejetons intellectuels du fascisme et de la “révolution conservatrice” allemande, qui seront après-guerre les précurseurs d’une subculture d’extrême droite. Des cadres de cette mouvance furent des pionniers des musiques brutistes. Ce fut le cas de Jean-Marc Vivenza dans les années 1980 qui sortit plusieurs cassettes de sons d’usine mixés et filtrés. Ces albums sont devenus cultes dans le milieu des musiques électroniques expérimentales et ont été pour la plupart remasterisés et réédités en cd, certains l’étant avec des livrets rééditant des textes futuristes du même auteur. Je pense notamment à Fondements brutistes, réédité avec la brochure éponyme datant de 1984. Depuis cette époque, Vivenza s’est éloigné du futurisme.
En outre, comme je l’ai dit plus haut, il y a eu des tentatives dans ces milieux de lier aspects contre-culturels et engagement politique : le milieu naziskin n’est pas connu pour sa théorisation, mais plutôt pour sa scène musicale violente et radicale : un concert de Skrewdriver est plus efficace qu’un long discours pour mobiliser les troupes. De ce point de vue, les nationalistes-révolutionnaires ont toujours été à la fois à l’avant-garde du militantisme et du contre-culturel.
« Un concert de Skrewdriver est plus efficace qu’un long discours pour mobiliser les troupes. »
La droitisation de certaines subcultures doit-elle inviter à faire une critique du phénomène de la subculture en tant que tel ? Portent-elles cette dérive en elles ou est-ce une simple instrumentalisation ?
Les subcultures sont trop diverses pour pouvoir être accusées de quoi que ce soit. Agir ainsi serait terriblement stalinien. Les subcultures sont par essence des milieux ouverts s’enrichissant d’apports extérieurs. En faire une critique n’a pas de sens. Ceci dit, au-delà de ces oppositions, il faut reconnaître que les différentes tendances partagent un grand nombre de points communs : musique, avant-gardes artistiques, auteurs, etc. Le clivage se fait surtout sur les notions d’identité et d’affirmation ethnique. Il est vrai aussi qu’il y a eu des tentatives d’entrisme, voire d’orientation… Ainsi, il y a eu, dans les années 1990, des stratégies délibérées visant des scènes musicales extrêmes, comme le black metal, l’indus ou le neofolk. Des fanzines, bien faits il faut le reconnaître, sont apparus, distillant des thèmes à la fois contre-culturels et militants et faisant la promotion de publications ou de maison d’éditions gravitant dans les ères de la Nouvelle droite, du traditionalisme-révolutionnaire ou du nationalisme-révolutionnaire. Ceci était lié aux intérêts de ces scènes pour l’ésotérisme, le néopaganisme, les thématiques indo-européennes, les personnages sulfureux (Evola, Codreanu, Mishima, Jünger, etc.) et l’écologie.
S’organise-t-on dans ces subcultures pour contrer cette dérive extrême-droitière ?
La question est mal posée : il y a des oppositions qui s’expriment et qui se manifestent, mais elles viennent d’acteurs subculturels de gauche ou d’extrême gauche. Ainsi, ces personnes s’opposent régulièrement à des festivals de musiques d’extrême droite, à des concerts de groupes d’extrême droite ou supposés comme tels du fait de l’imagerie utilisée. Ceci dit, j’ai déjà fait plusieurs festivals où les différents milieux cohabitaient paisiblement : on était là pour la musique, point. Dans d’autres subcultures, il y a une réelle porosité entre les milieux et un attrait pour des thèses d’extrême droite, ou, plus largement, pour des thèses réactionnaires/antimodernes. C’est particulièrement frappant chez les écologistes radicaux et chez certains décroissants, mais l’ennemi est commun : la société libérale issue des Lumières et son progressisme.