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Alain de Benoist : Comment l'avenir de la liberté est compromis

Propos recueillis par l’abbe G. de Tanoüarn

Alain de Benoist, vous venez de publier « La chape de plomb » aux éditions de la Nouvelle Librairie. Comment est-il possible qu’Emmanuel Macron, ennemi autoproclamé des démocraties illibéraies, soit temps a l’origine d’un nouveau droit et de nouvelles pratiques toujours plus répressives ?

Il y a de la naïveté dans votre question, car elle présuppose qu'un gouvernement d’inspiration libérale ne peut pas se montrer répressif (et à l’inverse, que l’illibéralisme se caractérise par l'autoritarisme, sinon par la dictature), ce qui est tout à fait inexact. Les politologues ont même forgé une expression parlante, le « libéralisme autoritaire », qui caractérise des régimes libéraux sur le plan économique et autoritaires sur le plan des libertés individuelles (sauf à protéger quelques intérêts particuliers). 

À leur façon, Pinochet hier et Bolsonaro aujourd’hui en sont des représentants, même si le second fait aussi une certaine place au style populiste. La cause principale de la montée du libéralisme autoritaire est la « crise de gouvernabilité » à laquelle on assiste depuis déjà quelques décennies dans les pays occidentaux. Elle est allée de pair avec une transformation de l’attitude des libéraux vis-a-vis de l’État. Les libéraux ont longtemps vu dans l’État un pouvoir dont il fallait le plus possible restreindre les prérogatives. Aujourd’hui, ils pensent plutôt que l’État est désormais assez « dépolitisé » pour être mis au service du marché. C'est aussi dans cette perspective qu’il faut situer ce qu'on appelle les « guerres humanitaires », autre expression révélatrice.

Faut-il dire, comme Maurras naguère, que le libéralisme va contre les libertés ?

Maurras n’est pas le seul (ni le premier) à l’avoir affirmé. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’en raison de ses fondements anthropologiques, le libéralisme ne consent jamais à défendre que les libertés individuelles. Les libertés collectives l’indiffèrent parce qu’à ses yeux les peuples, les nations, les cultures n’ont pas d’existence en tant que tels : ils ne sont que des agrégats d’individus (c’est en ce sens que Margaret Thatcher pouvait affirmer que « la société n’existe pas »). C’est aussi la raison pour laquelle le libéralisme condamne toute forme de souveraineté politique excédant la souveraineté individuelle, alors que la souveraineté est la condition première de l’indépendance, et donc de la liberté des nations.

Vous savez aussi que la notion de liberté peut s’envisager de bien des façons différentes. Le très libéral Benjamin Constant opposait la liberté des Anciens et la liberté des Modernes, la première consistant dans la possibilité donnée à tous les citoyens de participer aux affaires publiques (ce qui faisait d’eux des hommes libres), la seconde légitimant au contraire le droit de s’en détourner pour se replier sur la sphère privée. L’individu libéral étant conçu comme un être dessaisi de ses affiliations et de ses appartenances, comme une abstraction de partout et de nulle part, sa liberté se confond avec le droit de faire ce qu’il veut sans subir de contrainte de personne, et finalement avec le droit d’avoir des droits.

Vous évoquez dans votre livre a la fois la bonne vieille reductio ad hitlerum, qui finit par s’user d’avoir trop servi, mais aussi de nouvelles censures. Quelles sont-elles ?

On pourrait dire en effet que la censure a muté. La première nouveauté, c’est que les pouvoirs publics l’ont privatisée en confiant à Facebook, Twitter, etc., c’est-à-dire à des sociétés privées, le soin de censurer les messages non conformes au regard de l’idéologie dominante, Emmanuel Macron se conduit en parfait libéral (qui veut toujours tout privatiser) mais fait aussi œuvre « novatrice » !

L’autre nouveauté, plus importante encore, est que la censure n’est plus principalement le fait des pouvoirs publics, mais des grands médias et des réseaux sociaux. Autrefois, les demandes de censure émanaient principalement de l’État, la presse se flattant de jouer un rôle de contre-pouvoir protecteur des libertés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui (même s’il y a toujours, bien sûr une censure gouvernementale). Non seulement les médias ont quasiment abandonne toute velléité de résistance dominante, mais ils en sont devenus les principaux vecteurs. On en revient même à la chasse aux confrères : des journalistes demandent qu’on fasse taire d'autres journalistes, des écrivains demandent qu’on censure d’autres écrivains. On a vu cela dans le cas de Richard Millet, et plus récemment d’Eric Zemmour. Tel est explicitement le programme de deux petits inquisiteurs parmi d’autres, Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis : « Refuser de constituer certains idéologues comme des interlocuteurs, certains thèmes comme discutables, certains thèmes comme pertinents » (sic). Dialoguer avec l’« ennemi », ce serait en effet lui reconnaitre un statut d’existence. Ce serait s’exposer soi-même à une souillure, à une contamination. On ne dialogue pas avec le Diable. Il faut donc diaboliser.

Vous êtes l’inventeur de l’expression « pensée unique ». En quoi cette expression exprime-t-elle davantage de choses que d’autres expressions désignant la même réalité comme « dictature du politiquement correct » ou « terrorisme intellectuel » ?

Les trois expressions sont souvent considérées comme interchangeables, mais il y a entre elles une grande différence. Quand on parle de « dictature du politiquement correct » ou de « terrorisme intellectuel », on veut dire qu'il existe une opinion qui veut s’imposer à toutes les autres. La « pensée unique » va plus loin elle se donne comme « unique » parce qu'elle croit être la seule possible et qu’elle s’imagine que les autres opinions ne sont tout pas pensables.

Historiquement parlant, c'est une pensée d’origine technocratique, ou plus largement « technicienne ». Elle repose sur l'idée que les grands problèmes politiques et sociaux sont en dernière analyse des problèmes techniques. Pour chaque problème, il n’existe qu’une seule solution optimale rationnelle. En d’autres termes, comme le disait aussi Margaret Thatcher dans une formule restée célèbre, « il n'y a pas d’alternative ». L’idée qu'en politique il n'y a pas d’alternative est évidemment une idée foncièrement impolitique, car le politique implique une pluralité des décisions qu’il est possible de prendre, en fonction des circonstances, des objectifs ou des valeurs dont on se réclame. Une politique « sans alternative » n’est tout simplement pas une politique. Finalement, la « pensée unique » reprend à sa façon la vieille idée saint-simonienne qu’il faut substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes. On la retrouve aujourd’hui dans l’idéal de la « gouvernance » supranationale, qui cherche à résorber le pouvoir politique dans la seule gestion et consacre le règne de l’expertocratie. Saint-Simon comparait la France à une « grande manufacture », ajoutant qu’elle devait être « dirigée de la même manière que les fabriques particulières ». Macron conçoit la France comme une « start up nation ». La visée est la même.

Vous faites un rapprochement éclairant entre la multiplication de l’information et la perte du sens et des différences. Diriez-vous que là où prospère l’information sur tous les sujets, les différences disparaissent et rien n’a plus de sens ?

On peut dire cela, bien sûr : trop d’information tue l'information. On serait alors devant un phénomène typique de contre-productivité, au sens qu’Ivan Illich donnait à ce terme : La voiture permet de se déplacer plus rapidement, mais s’il y a trop de voitures, on ne peut plus se déplacer du tout ! Mais rappelons-nous aussi ce que disait Soljenitsyne : à l’époque soviétique on ne pouvait rien dire, mais maintenant que je connais l’Occident, je vois qu on peut tout dire et que ça ne sert a rien.

À l’état brut, les faits ne signifient rien. Expliquer et comprendre, ce n'est pas la même chose : l’homme est un animal qui a besoin d’interpréter les faits s’il veut leur donner un sens. Autrement dit, il a besoin d’une grille de lecture pour lui servir de boussole. Dans le passé, cette grille de lecture était fournie par un environnement social-historique qui était riche en repères de toutes sortes. Ces repères ont aujourd’hui presque tous disparu. Confrontés à un déluge d’informations quotidien, nos contemporains ne parviennent plus à les ordonner à les hiérarchiser, à discerner le possible de l’impossible, le vrai du faux. Au lieu de nourrir notre imaginaire symbolique, l’information aggrave la perte de sens et contribue à la montée générale vers le chaos.

Pensez-vous que la politique anti-Covid 19, telle qu’elle est mise en œuvre par l’actuel Conseil de défense, a a voir avec la déperdition des libertés que l’on constate sous le règne de la pensée unique ?

C’est l’évidence même. La lutte contre la « menace terroriste » a conduit nombre de gouvernements à adopter des lois d’exception qui ont ensuite été intégrées dans le droit commun. Il en ira de même des dispositions décidées dans le cadre de la « crise sanitaire ». Elles pourront aussi bien servir demain à réprimer les pensées non conformes et les mouvements sociaux. Nous allons vers ce monde que, dès 1988, Guy Debord avait parfaitement décrit dans ses Considérations sur la société du spectacle : « Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence ».

Monde&Vie 8 décembre 2020 n°993

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