Le 24 mars est traditionnellement l'occasion de commémorer le génocide arménien. Il se réfère à la décision du gouvernement jeune-turc en 1915, et particulièrement aux ordres donnés par Talaat Pacha[1], d'éradiquer, de déporter et d'entamer un processus visant clairement à l'extermination des populations arméniennes d'Anatolie.[2]
Personne ne peut ignorer qu'au moins 1,5 million, probablement 2 millions d'Arméniens furent tués en même temps qu'eux des centaines de milliers de chrétiens d'Anatolie, des diverses confessions, Grecs, Assyriens ou Syriaques. Ce processus qui avait commencé, 20 ans plus tôt, dès 1894-1896, sous le règne d'Abdülhamid II (1842-1918)[3]. Celui-ci avait reçu, du fait de ses crimes, le surnom de Sultan Rouge. Et c'est pour ce personnage qu'Erdogan professe une nostalgie sans réserves.[4]
Dès la première guerre mondiale le consul américain Morgenthau avait alerté le monde sur l'horreur des déportations ordonnées par Talaat. En cette année 2021, enfin traduit dans notre langue, le livre de l'historien turc Taner Akçam, contraint à l'exil, permet au public français de prendre connaissance des preuves irréfutables de leur programme d'extermination.[5]
Pendant très longtemps la plupart des gouvernements ont hésité à reconnaître ce génocide. Le mot n'est d'ailleurs apparu qu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour les raisons que l'on sait[6]. Le Parlement européen, en 1979, connut un terrible débat à ce sujet. Mais, depuis, et la France, et l'Allemagne, et la Russie ainsi que quelque 30 pays ont reconnu officiellement les faits.
Pourtant, les États-Unis ne l'avaient pas fait avant décembre 2019. À cette date, le Congrès adopta dans ce sens, bloqué jusqu'alors, une proposition de Bob Menendez. Sénateur du New Jersey celui-ci a été élu en janvier président de la Commission des Affaires étrangères. Et c'est donc seulement 106 ans après les événements que le président Biden a enfin reconnu le génocide arménien.
La relation de la Turquie avec les États-Unis va s'en ressentir gravement. Plus précisément d'ailleurs cette dernière prise de position confirme la dégradation des relations turco-américaines mesurable à l'exclusion d'Ankara en 2019 du programme F-35 et aussi, quoique moins connue des Français, à l'affaire en 2018 de la violation par la Halkbank des sanctions américaines contre l'Iran.
Il va donc de soi que cette rupture entraînera de nombreuses conséquences, très lourdes pour la Turquie mais aussi pour l'OTAN.
L'alliance se poursuivra sans doute, mais dans un environnement très différent.
La question qui se pose est donc pourquoi cette déclaration tardive est-elle intervenue maintenant ?
Les observateurs considèrent plusieurs raisons.
D'abord, le président Biden entretient des relations très étroites avec la communauté arménienne d'Amérique ainsi qu'avec la communauté grecque. Cette reconnaissance faisait partie des promesses de campagne. Ajoutons à cela que les relations des gouvernements turcs avec ceux d'Israël, jusque-là corrects, se sont singulièrement et constamment dégradées depuis la sortie furieuse d'Erdogan contre Shimon Pérès au forum de Davos en 2009.
D'autre part c'est l'ensemble de la classe politique américaine que le comportement de Tayyip Erdogan est parvenu à indisposer. Avec sa rhétorique anti-occidentale, ses attaques contre Israël, sa relation sinueuse avec le Kremlin, le président turc a réussi l'exploit de rassembler, contre lui à Washington, les deux partis. Ses relations personnelles avec Donald Trump ne reflétaient aucunement le point de vue de la majorité du Parti républicain.
Ainsi, ses accords d'achats des S-400, mais aussi ses actions sur d'autres fronts, comme en Syrie ou en Libye, et dans une moindre mesure, en mer Égée et en Méditerranée orientale, affaiblissent constamment même les soutiens dont son pays dispose, dans les milieux du Pentagone et dans d'autres centres de pouvoir à Washington traditionnellement attachés à l'alliance.
Plus encore, c'est le développement de ses liens avec le Pakistan et la Chine, beaucoup plus durables que son rapprochement conjoncturel et contre-nature avec la Russie, qui inquiètent plus légitimement encore les responsables géopolitiques américains.
Enfin l'idéologie du Président américain joue un rôle. Comme bon nombre de démocrates, et dans la tradition de Woodrow Wilson, Joe Biden entend fonder son action sur des principes et des valeurs. Il estime que pour qu'un pays soit un véritable ami et allié de l'Amérique - et pas seulement un interlocuteur ponctuel - il doit montrer son respect des libertés et des droits de l'homme, et suivre son comportement international.
Avec la Turquie d'Erdogan on est loin du compte.
JG Malliarakis
Apostilles
[1] Talaat Pacha (1874-1921), le ministre de l'Intérieur était un des membres du triumvirat dirigeait l'Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Il fut le principal instigateur et exécutant d'un programme visant à la turquisation totale de l'Anatolie, supposant un nettoyage ethnique brutal à l'encontre des chrétiens et particulièrement des Arméniens. Condamné à mort par contumace par la cour martiale de Constantinople en 1919 pour son rôle au cours du génocide, il mourut assassiné à Berlin par un militant de la vengeance arménienne. En 1943, l'Allemagne permit le transfert de ses cendres à Istanbul, où un mausolée lui est dédié ainsi qu'un important quartier. Un des principaux boulevards d'Ankara porte son nom, ainsi qu'à Smyrne, etc.
[2] Je me permets de renvoyer à ce sujet à mon petit livre "La Question turque et l'Europe"
[3] Né en 1842, ce 46e sultan de la dynastie ottomane, fut déposé en 1909 par la seconde révolution jeune turque. Il mourut à Constantinople en 1918.
[4] Au point de s'employer à intoxiquer le public au gré d'une image propagée par la série télévisée de grande diffusion Payitaht Abdulhamid montrant (nécessairement) un personnage grand, fort et courageux... tout le contraire de la réalité de ce monarque craintif et fourbe. Ce mensonge a connu un grand succès.
[5] Le livre de Taner Akçam a été publié aux éditions du CNRS sous le titre "Ordres de tuer. Arménie 1915"
[6] Dans son livre de souvenirs, l'ambassadeur français Coulondre, relève que, lors du dernier entretien que lui accorda Hitler, celui-ci considérait l'impunité comme acquise et posait la question : "qui se souvient des Arméniens ?".
https://www.insolent.fr/2021/04/de-la-reconnaissance-dun-genocide.html