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Yvan Stefanovitch : « L’Etat a installé une sorte de mafia administrative du recyclage des déchets, en se défaussant de son organisation sur des entreprises privées » [Interview]

D’origine à la fois serbe par son père, russe et française par sa mère, Yvan Stefanovitch est né en France, où il exerce la profession de journaliste d’enquête indépendant. Fait-diversier de formation à l’issue d’études au Centre de Formation des Journalistes à Paris, il a travaillé successivement à Paris-Normandie, à l’Alsace, à l’Agence France-Presse, à VSD, à Paris-Match, au Canard Enchaîné et à France-Soir. « La mafia du recyclage » est son seizième ouvrage d’enquête publié depuis 1984. L’auteur s’est surtout spécialisé dans la dénonciation de privilèges et de gaspillages dans la haute fonction publiques et parmi les élus.

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Présentation du livre :

Depuis trente ans, les Français trient et paient, souvent sans le savoir, pour que leurs déchets ménagers soient recyclés. Surtout pour lutter contre les dangers du plastique qui pollue nos rues et routes avant de tapisser le fond des océans au rythme de 8 millions de tonnes par an. Pourtant, le recyclage n’est pas vraiment efficace dans notre pays, lanterne rouge en Europe, avec moins de 30 % du plastique recyclé.
Cette enquête sur les éco-organismes renvoie l’image d’une France perdante, qui souffre d’une maladie bien française : le dévoiement de la notion d’intérêt général. En son nom, des gouvernements ont confié aux plus grands pollueurs de l’Hexagone (fabricants, distributeurs ou importateurs) la responsabilité de lutter contre la pollution liée aux déchets en fin de vie et, pire, leur ont accordé le droit de gérer eux-mêmes les conséquences négatives de leur propre implication. C’était la porte ouverte à la multiplication de conflits d’intérêts et donc à un recyclage inefficace.
Une plongée édifiante au coeur d’un système ruineux, entre monopoles et gaspillages…

La mafia du recyclage : entretien avec Yvan Stefanovitch

Breizh-info : Quel est le point de départ de votre enquête sur la question de l’économie du recyclage en France ?

Yvan Stefanovitch : J’avais publié en 2005 « L’Empire de l’eau, Suez, Bouyges et Vivendi: Argent, politique et goût du secret », une enquête fouillée de plus de 500 pages qui établissait les connexions historiques entre ces grands groupes et les élus ou hauts fonctionnaires jusqu’aux plus hauts sommets de l’Etat. Deux de ces champions tricolores (Vivendi et Suez) avaient la haute main notamment sur la distribution de l’eau, les transports collectifs urbains, le ramassage et le traitement des ordures ménagères dans l’Hexagone. Depuis plus d’un siècle et demi pour certains. Imaginez ma stupéfaction quand des managers de Veolia (ex-Générale des eaux, puis Vivendi) m’apprennent un beau jour qu’ils sont en voie d’être éliminés du recyclage des ordures ménagères. D’ici 2026, ils vont passer tout à fait légalement du statut de pionniers en matière de recyclage et de donneurs d’ordre à celui de sous-traitants! C’est quoi le recyclage? Cela consiste à dépolluer un déchet et à réutiliser le plus possible sa matière pour créer un nouveau produit identique ou un autre bien, histoire d’économiser les ressources terrestres et de diminuer les gaz à effet de serre. Il m’a fallu deux ans d’enquête pour mettre au jour les dessous de cette folle et passionnante histoire qui conjugue mensonges d’Etat, conflits d’intérêts et monopoles. Au profit d’industriels astucieux, intelligents, on peut dire géniaux, qui sont chargés par l’Etat de traiter leurs propres produits et ceux de leurs concurrents, une fois que ces derniers sont devenus des déchets! Un peu comme si on nommait les 20 premiers milliardaires français à la tête du ministère des finances. Je les ai surnommés les Intouchables parce que depuis 30 ans, ils échappent à toute sanction administrative ou judiciaire malgré leurs mauvais résultats et une énorme bavure.

Breizh-info : Qui sont-ils vraiment ces Intouchables ? 

Yvan Stefanovitch : Les patrons des plus importants groupes de fabrication de produits de grande consommation de l’agroalimentaire jusqu’à l’électronique, en passant par l’ameublement, les textiles, les emballages, la parfumerie, l’électricité… Ces chefs d’entreprises sont parmi les grands pollueurs de la planète et de l’Hexagone, surtout avec les emballages de leurs produits! Au nom de la notion du pollueur-payeur, le législateur leur a confié une mission d’intérêt général essentielle: créer des éco-organismes pour financer et gérer au mieux le recyclage de leurs propres déchets et ceux de leurs concurrents au sein d’une même filière de production. Avec un objectif prioritaire: éviter ainsi d’incinérer ces déchets (ce qui dégage des gaz à effet de serre) ou de les enfouir (le plastique met plusieurs centaines d’années à se décomposer). Le plus fou: en dehors des importateurs de ces produits et des dirigeants de la grande distribution, ces patrons sont les seuls actionnaires autorisés de ces éco-organismes dans l’Hexagone. Cerise sur le gâteau: ces éco-organismes sont des sociétés privées qui n’ont pas le droit de faire des bénéfices. Plus schizophrène, tu meurs! Le conflit d’intérêt a été et reste revendiqué, haut et fort, comme mode d’organisation de ces éco-organismes. L’Etat a ainsi installé une sorte de mafia administrative du recyclage des déchets, en se défaussant de son organisation sur des entreprises privées!

Breizh-info : Comment est ce que l’on définit une mafia, et cette définition s’applique t-elle à cette économie du recyclage ?

Yvan Stefanovitch : Il n’est pas question ici d’assassinat, de menaces et d’intimidation, autant de pratiques liées au crime organisé. Mais d’un dévoiement total de la notion de l’intérêt général. En son nom, l’Etat a édifié ce mélange public-privé, plutôt incestueux, l’éco-organisme. Une collusion entre ce même Etat et la plupart de ces éco-organismes pour que ces derniers agissent en position de monopole ou de quasi-monopole. Tout semble permis à ces éco-organismes qui ne sont pas soumis à la loi du profit contrairement à ce qui se passe dans la majorité des pays sur le globe. Le meilleur exemple: au conseil d’administration du plus important de ces éco-organismes, Eco-emballages (devenu Citeo), siègent Coca-Cola, Danone, PepsiCo, Nestlé, Carrefour, Auchan, Heineken, l’Oréal, Système U, les fromageries Bel… Etant donné le contrat liant cet éco-organisme à l’Etat, ces groupes doivent maximiser les éco-participations demandées à tous leurs collègues fabricants d’emballages pour financer un recyclage le plus efficace possible. Mais il y a maldonne! Les mêmes groupes sont très logiquement obligés de faire payer le moins possible d’éco-participations à leurs propres groupes et à tous les autres, tout simplement pour maximiser leurs profits. Une sorte de renaissance de l’autogestion à la yougoslave, où la notion de concurrence a totalement disparu. Et l’intérêt général est passé à la trappe.

Breizh-info : Mais, enfin Citeo et la vingtaine d’autres éco-organismes ne financent-ils pas officiellement le recyclage grâce à près de 2 milliards d’éco-participations reversées, chaque année, aux collectivités locales en charge de la collecte et du tri des déchets à recycler?

Yvan Stefanovitch : Ce discours officiel dissimule un vrai mensonge d’Etat. Depuis 30 ans, ce sont les consommateurs qui, non seulement trient gratuitement leurs déchets, mais financent aussi intégralement le recyclage des produits qu’ils achètent dans l’Hexagone. Le plus souvent sans le savoir, seuls les biens électroniques et d’ameublement doivent porter une mention, sur chaque emballage, informant le consommateur qu’il paye une éco-participation incluse dans le prix de vente. En fait, les entreprises avancent l’argent des éco-participations avant de se le faire rembourser discrètement sur les factures d’achat de leurs clients. Ce discours mensonger déresponsabilise totalement les fabricants, grands distributeurs et importateurs. Ils savent qu’ils pourront se faire rembourser de leurs éco-participations quels que soient leurs efforts en matière d’éco-conception de leurs produits pour les rendre plus facilement recyclables, voire réparables et réutilisables. Alors pourquoi s’en soucier, si la notion pollueur-payeur repose sur du vent. Il vaut mieux payer le moins possible d’éco-participations pour ne pas peser sur les prix de vente…

Breizh-info : Comment en est-on arrivé là?

Yvan Stefanovitch : Une décision purement politique explique ce désastre. A l’origine, les grands pollueurs, notamment Danone (qui s’appelait alors BSN), Nestlé et Coca-Cola, ont créé un énorme problème à la fin des années 1970. Ils ont remplacé brutalement, sans avertir quiconque, le verre consigné des bouteilles d’eau, de sodas et de jus de fruit par des emballages en plastique à usage unique qui ont inondé trottoirs, routes, fleuves, plages et fonds des océans. En clair, toutes sortes d’emballages en plastique ont vite constitué plus de 40% du contenu des poubelles dans l’Hexagone. La situation est devenue ingérable pour les collectivités locales, tant en matière de tonnage de plastique que de coût financier du traitement de ces emballages. Comme les gouvernements socialistes menaçaient de financer ce traitement avec une taxe spéciale imposée aux entreprises, Antoine Riboud, Pdg de BSN, a obtenu de son partenaire de golf, le président Mitterrand, que les fabricants de bouteilles en plastique soient chargés de traiter financièrement le problème, dont ils étaient à l’origine. Sans la moindre autorité administrative indépendante chargée de contrôler la bonne exécution de ce recyclage des emballages. Une manière de faire digne d’un sketch à la Raymond Devos! Tout devenait possible au nom de l’intérêt général de lutter contre la pollution. Ainsi est né Eco-Emballage en 1992-1993. Les autres éco-organismes ont copié par la suite ses statuts et son fonctionnement.

Breizh-info : Comment a-t-on pu ainsi sacrifier l’intérêt général?

Yvan Stefanovitch : Le gouvernement du socialiste, Michel Rocard, tout comme celui du libéral, Edouard Balladur, ont organisé conjointement le vrai conflit d’intérêts. Celui de l’Etat qui accorde dans un cahier des charges le droit à des grands pollueurs de la planète de gérer, eux-mêmes, les conséquences négatives de leur propre pollution. En fait, peu intéressé par les problèmes du recyclage, l’Etat a préféré s’en débarrasser en les confiant à une caste d’entrepreneurs qui ne pensaient qu’à une chose: lui voler son pouvoir de décision. Un Etat, devenu bien vite complètement impuissant, aveugle, face aux éco-organismes. La preuve: l’Etat n’a jamais exercé son pouvoir de vie ou de mort sur eux. Ainsi, il ne leur a jamais refusé ou retiré l’agrément de six ans, qui donne aux pouvoirs publics le pouvoir de contrôler et les actionnaires de ces éco-organismes, leur schéma de gouvernance et la bonne réalisation des objectifs fixés par l’Etat. Pourquoi? De peur de se mettre dans une situation difficile, des collectivités locales se retrouvant sans moyens de financement du traitement des déchets, faute de la nomination d’un nouvel éco-organisme.

Breizh-info : Comment est ce que l’on sort de ce cercle vicieux?

Yvan Stefanovitch : C’est tout simple, très simple… La conception du pollueur-payeur, appelée aussi pompeusement REP (Responsabilité élargie des producteurs), a été mise sur pied par l’OCDE (Organisation internationale de coopération et de développement économiques) dans les années 1970. Or, contrairement à la loi française, cette théorie n’a jamais explicitement affirmé que les producteurs, importateurs et distributeurs devaient piloter eux-mêmes les éco-organismes. L’Etat peut donc parfaitement demander aux producteurs, distributeurs et importateurs de payer leurs éco-participations sur la base de critères objectifs établis par des tiers indépendants (sociétés privées indépendantes ou organismes publics spécialisés). Le principal conflit d’intérêts lié aux éco-organismes disparaîtrait du jour au lendemain. Il faut avoir le courage politique de le faire au nom d’un vrai intérêt général.

Propos recueillis par YV

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