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[TRIBUNE] Sur les « plateaux »

Plateau Télé
Voilà qui est devenu une expression quotidienne. Bien sûr pour décrire ceux que l’on ne nomme plus intellectuels mais « experts ». N’ayant pas grand-chose à dire, mais le disant bien fort. Les journalistes aussi, qui dans leur majorité illustrent la prophétique sentence que Nietzsche promulguait à la fin du XIXe siècle : « Encore un siècle de journalisme et les mots pueront ». Mais les plus omniprésents, ce sont les politiques occupant ce qu’il est convenu de nommer la « scène politique », qui se retrouvent de la manière que l’on sait sur ces fameux « plateaux ».

On ne rappellera jamais assez la judicieuse analyse de Platon, rappelant dans La République que la dégénérescence de la démocratie conduit immanquablement à ce qu’il nomme la « théâtrocratie ». C’est exactement ce qui est en train de se passer aujourd’hui ! Plus proche de nous, Guy Debord a parlé de « la société du spectacle ». Et Jean Baudrillard, à la manière subtile qui est la sienne, rendra attentif au « simulacre ». Enfin il ne faut pas oublier Pascal et son analyse de la décadence, cause et effet de ce qu’il nomme, judicieusement, le « divertissement ». Le choix des termes peut varier, la réalité est la même : on se joue du peuple.

Et ce, en énonçant, d’une manière lancinante, qu’il convient de respecter les « valeurs républicaines » et diverses incantations sur le nécessaire progrès, sans oublier qu’il faut sauver la fameuse démocratie. Ce qui pourrait prêter à sourire, quand on sait que ces démocrates sont très peu démophiles et même, très souvent, démophobes. Ce qui est particulièrement évident, quand le peuple se rappelle à leur bon souvenir, ils parlent de « populisme », de complotisme, voire de fascisme et autres « ismes » du même acabit.

Les mensonges de tous ces « théâtreux » ne sont pas sans rappeler 1984, de George Orwell, et les antiphrases dont il ponctuait son livre, quand le « ministère de la Guerre » s’intitule « ministère de l’Amour » ! Acmé de la théâtrocratie. Dégradation à son apogée de la politique. On n’est plus dans l’idéal démocratique, mais bien dans ce que les esprits aigus ont nommé « ochlocratie » - le pouvoir de la populace. En manipulant les foules, les politiciens totalement abstraits de la vie réelle s’opposent, tout simplement, à l’ordre des choses.

Mais cet ordre des choses est en train de retrouver force et vigueur. Les soulèvements de divers ordres, les révoltes, insurrections et autres « jacqueries » en témoignent. On se souvient de la judicieuse sentence de Péguy : « Tout commence en mystique et s’achève en politique ». Mais ne peut-on pas poursuivre ? La saturation de la politique politicienne maintenant évidente, voir resurgir la mystique. Un indéniable sursaut d’âmes. La « secessio plebis », cette sécession du peuple survenant quand le processus de représentation est détourné, voire bafoué, est à l’ordre du jour.

L’actualité récurrente n’est pas avare d’exemples en ce sens. Le peuple fait sécession en signe d’opposition à la « société officielle ». La puissance populaire s’exprime contre le pouvoir institué. Opposition vis-à-vis d’une oligarchie censée détenir la vérité. Opposition exprimant une sagesse instinctuelle contre les idéologies abstraites. Celles des partis, aux militants de moins en moins nombreux, et à l’assise populaire tout à fait défaillante. Les divers mouvements de révolte, les soulèvements, mais aussi l’abstention qui reste malgré tout importante lors des votes, même quand ceux-ci ont mis en scène d’une manière quasiment obscène un « danger fasciste » au mépris de toute analyse historique sérieuse. Tout cela est l’expression d’un « quant-à-soi populaire » s’exprimant dans des votes ne correspondant pas aux attentes d’une élite qui en est restée aux oppositions et aux idéaux progressistes auxquels plus personne ne croit plus.

Machiavel l’a rappelé avec constance : quand la « pensée du palais » est en désaccord avec la « pensée de la place publique », on peut s’attendre à des insurrections de plus en plus affichées, de plus en plus assurées d’elles-mêmes. Et ce, tout simplement parce que dans le cadre d’une théâtralisation généralisée, si la pièce n’est pas la bonne, le public ne manque pas de siffler ou de hurler son mécontentement. En l’occurrence, on lui avait promis un « Nouveau Front populaire » et il ne s’agissait que de tractations politiciennes, chacun voulant s’assurer le maximum d’élus, mais non pas pour exercer un pouvoir que tous savent de plus en plus impuissant à réguler le jeu social, mais avides qu’ils étaient de places et de postes. Sans oublier les subsides allant avec.

Ce qui est en train d’arriver contre cet amas de politiciens ne croyant plus en rien et s’en faisant même en quelque sorte gloire et honneur. N’ayant plus de convictions et s’en vantant. Seules leurs carrières et les salaires qui les accompagnent les préoccupent. Drôles de « valeurs républicaines ». Qui peut encore croire à la « défense de la démocratie » ? Ils en sont à se battre entre eux pour les « suppléments » de privilèges accordés à ceux qui occupent différents postes à l’Assemblée nationale et aucun petit bénéfice n’est à négliger, même quand il s’agit de contrevenir aux règles les plus élémentaires de fonctionnement démocratique de celle-ci !

Voilà ce qu’est la « faillite des élites ». Celle-ci advient lorsqu’elles ne savent plus transmettre ce qu’il convient de faire et restent dans une théâtralisation sans horizon dont la fonction essentielle est de répéter jusqu’à plus soif des mensonges avérés. Restons charitables, ceux-là ne sont souvent qu’une suite de « sincérités successives », se contentant de répéter des lieux communs d’un matérialisme étroit, faisant miroiter aux yeux d’un peuple manipulé par le jeu pervers des grandes surfaces, des organismes de crédit et autres gloutons, un avenir de béatitudes consommatoires. D’où les affirmations mille fois répétées sur l’importance du « pouvoir d’achat ». C’est ce discours qu’avait si bien analysé l’ami Baudrillard dans La Société de consommation. Alors que les préoccupations et les aspirations populaires sont fondamentalement celles d’un « idéal communautaire » en gestation : s’inscrire dans un nouveau mythe, un nouvel ordre symbolique, une dimension spirituelle. Voilà les préoccupations essentielles, parfois inconscientes, de ce que je nommerai « l’idéal communautaire » en gestation.

À l’homme du besoin est en train de succéder « l’homme du désir ». C’est à défaut de savoir cela que l’on assiste subrepticement à ce que Vilfredo Pareto nommait « la circulation des élites ». Les nouvelles élites devront non pas jouer une scène tout à fait désuète mais savoir dire et aider à vivre une autre manière d’être ensemble.

Ce qui est en jeu, au-delà de la politique spectacle qui, d’une manière cléricale ne fait que dire à la place du peuple ce qu’il convient de dire ou de faire, c’est (osons le terme) un « métapolitique » vécu au jour le jour. C’est cela, la mystique dont j’ai parlé plus haut. Tout ce qui est au-delà ou en deçà du matérialisme et de l’économicisme rappelle que l’idéal communautaire ne peut, en rien, être réduit à cela. C’est plutôt un sentiment collectif ; il est fréquent de le nommer empathie. Dans lequel la solidarité, la générosité, le partage jouent un rôle non négligeable.

Pour faire une distinction essentielle entre la et le politique. La politique, politicienne par essence, est tout à fait saturée. C’est le politique qui est en train de renaître. Régénération d’une tradition que le progressisme dominant avait cru dépasser. Ce dernier a fait son temps. Et en se servant de l’image de la spirale, c’est bien un « être-ensemble » traditionnel, d’essence localiste, qui est en train de renaître. C’est cela, cette « proxémie » qui est le réel. C’est cela qui, d’une manière plus ou moins évidente, est en train de huer le spectacle dominant.

Bien sûr, tout cela d’une manière quelque peu désordonnée, voire violente. Et sans être prophète, on peut postuler que ce que j’ai nommé « l’ère des soulèvements » ne fait que commencer. C’est chose courante à chaque changement d’époque. Mais avec constance, ce que ne manquent pas de souligner les esprits avertis : « ordo ab chao », c’est à partir et en fonction du désordre que peut naître un ordre nouveau. Les protagonistes des « plateaux » seraient bien inspirés de s’en souvenir.

Michel Maffesoli

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